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Full text of "Les semaines littéraires: troisième série des causeries littéraires"

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SEMAINES 



LITTÉRAIRES 



ŒUVRES. COMPLÈTES 



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Causeries du samedi. . 

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Dernières Causeries du 8\medi 

Causeries littéraires 

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nQVÔl JE RESTE A LA CAMPAGNE 

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MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS 

RUE VIVIENNE, 2 BIS 

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LITTERAIRES 



TROISIÈME SÉRIE DES CAUSERIES LITTÉRAIRES 



PAR 



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ARMAND ^DE PONTMAUTIN 







PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS 

RUE VIVIENNE, ! BIS 



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Tous droits réserves 



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IXEUX PAGES DE CRITIQUE CONTEMPORAINE 



HIPPOLYTE RIGAULT— M. CUVILLIER-FLEURY ' 



En inscrivant en tête de ces pages deux noms, l'un 
si regretté, l'autre si estimé, nous voudrions agrandir un 
peu la question et toucher à quelques points souvent 
controversés dans la critique contemporaine. On nous a 
parfois accusé d'exagération rigoriste : nous acceptons le 
reproche, mais non pas dans toutes ses conséquences. 
On se tromperait étrangement, sinon sur nos croyances, 
au moins sur nos prétentions, si Ton nous attribuait la 
ridicule pensée de réduire le critique moderne au rôle 
d'exécuteur public, chargé de frapper» sans pitié toute 
œuvre suspecte de la plus légère atteinte aux plus sévères 
lois de l'orthodoxie religieuse, morale et littéraire. Parmi 
les inconvénients de ce rôle, il en est un que l'on a pu 
signaler dans ces derniers temps et que le sentiment de 
notre faiblesse doit nous rendre fort redoutable. Une fois 

* Hippolyte Rigault, OEuvres complètes. — M. Cuvillier-FIcury, 
Dernières Études historiques et littéraires. 



41U944 



1 



'î CAUSEKIES LITTÉHAIRES. 

qu'on a pris c'oltc alliliide do redresseur de lorts, qu'on 
a déclaré celte guerre d'extermination aux infidèles, aux 
modérés et aux tièdcs, on est tenu d'être soi-même im- 
peccable et de pratiquer ses maximes. Si, par malheur, 
on s'oublie un moment dans les jardins d'Armide, si l'on 
interrompt ses exercices de voltige ou d'escrime absolu- 
liste pour raconter des histoires dont une fille bien élevée 
doive interdire la lecture à sa mère, l'on donne contre 
soi un immense avantage aux malintentionnés, aux scep- 
tiques, à ces modérés surtout que l'on a dénoncés 
comme coupables de connivence avec les mauvaises 
doctrines. Justement, je trouve à la page 344 du qua- 
trième volume d'Hippolyte Rigault une preuve du parti 
que peut tirer un écrivain spirituel et sensé de celte 
situation bizarre, de ce contraste qui serait scandaleux 
s'il n'était, avant tout, grotesque. 

Sérieusement, nous croyons qu'à des époques troublées 
comme la nôtre, dans un monde vieilli où les idées et les 
caractères s'amoindrissent de compagnie, il faut des 
critiques d'avant-garde et de bonne volonté, décidés à 
Taire, de temps à autre, un exemple, à prendre une initia- 
tive hardie contre des œuvres dangereuses et de fa.usses 
gloires; de même que, dans une armée, il faut des sol- 
dats prêls à marcher en avant et à se faire tuer pour 
établir un point d'attaque ou enlever un poste important. 
Ma comparaison est ambitieuse, mais je la crois juste* 
En effet, le critique dont je parle doit savoir d'avance 
qu'il est sacrifié, et compléter, en s'y résignant sans 
amertume, la tâche à laquelle il s'est consacré. Quatre- 
vingts ans de révolutions ont si bien morcelé, dans les 
meilleurs esprits, les notions du mal et du bien, du faux 
et du vrai; tant d'opinions, d'intérêts, de sentiments, de 
souvenirsi ont été tour à tour froissés, vengés, déplacés, 



H. RIGAULT. - M. CUVILLIER-FLEURY. 3 

divisés, contredits, qu'il est presque impossible aujour- 
d'hui de ne pas offenser par un endroit ceux-là même 
que l'on satisfait par un autre, et qu'un critique tout d'une 
pièce, condamnant ou approuvant au nom de vérités indi- 
visibles, s'expose sans cesse à rencontrer, non pas, hélas! 
des adhésions parmi ses adversaires, mais des contradic- 
tions parmi ses amis. Ce n'est pas tout encore : de deux 
choses Tune ; ou il s'attaque à des renommées, à des 
œuvres trop vigoureusement constituées, trop bien 
gardées par la faveur populaire pour qu'il puisse les en- 
tamer ; et alors sa stérile tentative d'iconoclaste n'excite 
que la raillerie; — ou bien il frappe juste, mais trop tôl, 
sur des idoles dont le pied d'argile n'jest encore aperçu 
que par une minorité clairvoyante; et alors il lui arrive 
un accident singulier : au moment même de l'attaque, sa 
témérité lui attire une grêle de sarcasmes et d'invectives ; 
puis, quand l'heure est venue où la statue tremble déci- 
dément sur sa base, et où il y a concurrence de marteaux 
pour la renverser, on se garde bien d'en faire revenir 
l'honneur à celui qui porta le premier coup : non, il est 
oublié, il ne compte plus, il a eu le tort d'avoir raison 
trois ou quatre ans avant les habiles et les illustres; il a 
le plaisir de retrouver ses idées, ses aperçus, ses phrases, 
confisqués par quelque docte personnage, trop occupé 
d'histoire et de philosophie transcendante pour soupçon- 
ner même son existence. On le voit, cette critique offen- 
sive, ce rôle de tirailleur d'avant-poste au service de la 
vérité, a plus d'épines que de fleurs. Mais ceci n'est qu'un 
désagrément personnel ; ce qu'il y aurait de pire, à un 
point de vue plus général, c'est que, dans ce système 
exclusif, si Ton y bornait les attributions de la crititiquc, 
on arriverait à trop restreindre son influence et son do- 
maine, à décourager une foule d'intelligences dont la 



4 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

neutralité répugne aux partis extrêmes, à supprimer, en 
littérature, tous ces milieux dont on ne saurait se passer, 
puisqu'ils sont, quoi qu'on fasse, les traits d'union les 
plus ordinaires entre Fart et la société, entre les ouvrages 
de l'esprit et l'immense majorité des lecteurs; Annuler 
ces intermédiaires, ne vouloir reconnaître, dans les lettres, 
que deux grandes classes, les prédicateurs et les corrup- 
teurs, rompre violemment avec tout le reste, ce serait 
exactement comme si, dans les temps fabuleux de nos 
Chambres constitutionnelles, on avait voulu faire de la 
politique avec Textrême droite et l'extrême gauche, sans 
admettre ni centre gauche ni centre droit. 

Nous n'éprouvons donc aucun embarras en abordant 
des noms et des livres tels que ceux de Rigault iet de 
M. Cuvillier-Fleury, et en les recommandant sans autres 
réserves que celles qu'indique tout naturellement la dif- 
férence des situations et des guérites. D'ailleurs, quelle 
dissidence de détail ne s'effacerait dans le sentiment de 
tendre et douloureuse sympathie qu'éveille le souvenir 
de Rigault? Ce confrère dont nous étions fiers, si jeune 
encore et déjà si mûr, si fidèle à l'indépendance et 
à l'honneur des lettres , d'un atticisme si exquis qu'il 
avait fini par triompher de l'esprit de collège, nous était 
enlevé, il n'y a pas plus de deux ans, au moment où 
son talent avait paru, dans de nouveaux cadres, redoubler 
de verve, de souplesse et de grâcç. Il succombait dans 
tout l'éclat de sa belle et laborieuse jeunesse, dans tout 
le charme de ce bonheur domestique que le travail litté- 
raire nous rend à la fois plus nécessaire et plus doux; 
aimé de tous, même de ceux qu'avaient effleurés ses 
légères malices; honoré de tous, même de ceux qui 
eussent voulu le voir prendre un parti plus décidé entre 
la vér»* é et l'erreur. Sans abuser de ces formules où la 



H. RIGAULT. — M. CUVILLIER-FLEURY. 5 

conjecture ressemble presque à une offense contre la 
réalité, on peut dire, on peut croire que cet excellent 
esprit, sous une précieuse et charmante influence, se serait 
de plus en plus rapproché de nous, qu*il se fût de plus en 
plus débarrassé de cette pointe semi-voltairienne, de ce 
grain de sel universitaire qui ne manque pas de saveur, 
mais qui parfois contrarie les gosiers très-déhcats. Il est 
possible enfin que Rigault, en présence de certains évé- 
nements récents, eût cessé d'êlre retenu et éloigné de 
nous par cette idée, trés-fausse assurément, mais naguère 
fort répandue, que la religion catholique, étant trop aimée, 
trop protégée par le pouvoir, y contractait je ne sais quel 
air officiel et convenu, plus fâcheux que les persécutions, 
et fait pour détourner les esprit indépendants. Voilà bien 
des sujets de sympathie et de regrets, et ces regrets s*ac- 
croissent encore à mesure qu'on lit ces quatre beaux vo- 
lumes publiés par M. Hachette avec un zèle si intelligent, 
un si honorable dévouement à la bonne littérature et à la 
mémoire de Rigault. 

L'avouerons-nous? Une pensée moins noble et plus 
égoïste se mêle à la sérieuse estime que ces livres nous 
inspirent. Leur mérite et leur succès sont au nombre des 
meiReurs arguments que nous puissions opposer aux es- 
prits chagrins ou superbes, lesquels, s'appuyant sans 
doute sur les œuvres monumentales dont ils ont doté ou 
doteront un jour leur siècle et la postérité, traitent de 
haut en bas les écrivains assez présomptueux pour ras- 
sembler et remettre sous les yeux du public une série 
d'articles de journal : « Faites un livre ! » disent-ils dé- 
daigneusement à l'homme qui, depuis dix ans, vingt ans 
peut-être, consume son temps et ses forces ù lire les 
livres des autres, à en extraire le suc et la sève, à y cher- 
cher souvent ce que l'auteur n'a pas su y mettre, à ré- 



6 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

snmer le tout en quelques pages, et à y attirer Tattention 
de milliers de lecteurs qui, sans lui, connaîtraient à peine 
l'œuvre' et l'ouvrier. Si Ton nous accorde que la tâche 
privilégiée de l'esprit français pourrait se caractériser en 
trois mots : « Vulgariser, simplifier, abréger, )> si Ton 
convient que parmi les écrivains, même distingués, de 
second ordre, qui tiennent pourtant depujs trois siècles 
une place assez notable dans notre littérature, il en est 
peu, bien peu, dont on lîse Tœuvre tout entière ; que pour 
la plupart, on se borne à lire ou à rappeler un chapitre, 
des pages, de rares bonnes fortunes de pensée ou de style, 
on sera amené, j'en suis sûr, à faire les parts moins in- 
égales et à reconnaître qu'un recueil d'articles piquants, 
substantiels, ingénieux, tels que ceux d'Hippolyte Rigault 
ou de M. Cuvillier-Fleury, n'est pas absolument inférieur, 
sur l'échelle des productions de l'intelligence, à une co- 
médie blafarde, à un drame larmoyant, à un roman mé- 
diocre, voire même à un gros traité de morale ou d'éco- 
nomie politique. Voilà un critique, un journaliste pris au 
dépourvu par la mort : il n'a pas pu faire ce qui est notre 
devoir à tous, grands et petits : retoucher, remanier, ra- 
juster au point de vue du lendemain ces articles, destinés, 
semblait-il, à naître, à vivre, à réussir et à passer du 
matin au soir. Et cependant ils offrent une lecture très- 
intéressante et ils auront une valeur durable : ils seront 
lus encore lorsque les pièces de M. Doucet et les livres de 
M. Capefigue seront depuis longtemps oubliés. Que dis-je? 
Rigault lui-même va me fournir la plus complète de mes 
preuves : le premier volume de cette publication posthume 
se compose en entier de son Histoire de la querelle ^es 
anciens et des modernes; un livre^ celte fois, dans toute 
l'acception du mot, et un livre di*s plus estimables, au- 
quel nous avons rendu, dans le temps, l'hommage qu'il 



II. RIGAULT. — M. CUVILLIER-FLECUY. 7 

méritait. Eh bien! je parierais volontiers que ce n'est pas 
cette partie de son œuvre que les lecteurs iront chercher 
de préférence, qu'un attrait plus vif les ramènera vers 
ces délicates études sur Chapelle et Bachaumont, sur 
Bussy-Rabutin, sur le livre burlesque de M. Nicolardot, 
sur Charles de Bernard; vers ces charmantes esquisses, 
les Jouets d'enfans, Y Oiseau^ la Morale au théâtre y les 
Prix de vertu^ où Rigault essaya avec tant de succès une 
nouvelle manière, et acheva, avant de disparaître, de pré- 
ciser son aimable physionomie. Est-ce frivolité puérile de 
la part de ses lecteurs? Non ; c'est que ces petits cadres, 
où se jouait en mille traits heureux ce bon sens aiguisé 
d'esprit, répondaient mieux au goût du temps, à ces pro- 
cédés expéditifs que nous appliquons à toutes choses, 
qu'il s'agisse de lire ou de voyager, de nous amuser ou 
de nous instruire. 

Les positions bien établies, le genre bien accepté, que 
nous reste-t-il à faire pour que notre sympathique témoi- 
gnage ne ressemble pas à une louange banale? Â mar- 
quer les dilférences de points de départ, d'origines et de 
conclusions qui séparent cette critique de la nôtre; à 
rechercher quelles supériorités et aussi quels désavan- 
tages résulteraient, à talent égal, de ces différences; à 
découvrir enfin ce que la critique peut exiger, attendre, 
espérer ou craindre de la société, suivant qu'elle apporte 
dans ses jugements plus d'accommodements ou plus de 
rigueurs. Il est bien entendu, encore une fois, que la 
question de talent est ici mise hors de cause : sur ce 
terrain nous ne pourrions que nous incliner devant nos 
supérieurs et nos maîtres. 

Au commencement de ce siècle deux forces se trouvé- 
reiit en présence dans la littérature comme dans le inonde : 
la Révolution, disciplinée, njouinée, mais non pas vaincue, 



8 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et l'âme de toutes les grandes choses qu'elle s'était pro- 
posé de détruire et vers lesquelles on était ramené tout 
ensemble par l'impression, chaude encore et saignante, 
de ses terribles étreintes et par le penchant naturel à 
l'esprit humain, toujours prêt à regretter ce qu'il a perdu. 
La religion, la monarchie, la philosophie spiritualiste, 
toutes les beautés, toutes les poésies du passé eurent 
d'illustres défenseurs, d'éloquents interprètes, et l'on put 
un moment croire que cette réaction religieuse et monar- 
chique serait l'inspiration dominante de cette nouvelle 
phase littéraire qui s'inaugurait sur des ruines. Un peu 
plus tard, à ce premier prestige s'en joignit un autre que 
rendaient plus précieux vingt années de servitude. La li- 
berté apparut comme l'alliée naturelle de cette renais- 
sance royaliste, spiritualiste et chrétienne que l'Empire 
avait traitée en ennemie, qui rendait an pays son passé, 
ses souvenirs, son âme, et ouvrait aux imaginations, long- 
temps enchaînées dans les glaces de la tradition païenne, 
de poétiques horizons et des rivages enchantés. Oui, l'es- 
prit humain, au dix-neuviéme siècle, a eu un instant ce 
singulier bonheur, que les deux principes qui se le dispu- 
tent, celui qui le régie et celui qui le féconde, l'auto- 
rité et la liberté, ont pu, ont dû même cesser de se 
combattre, se compléter Tun par l'autre et faire de cette 
alliance l'élément d'une vie nouvelle, prompte à se ré- 
pandre dans les lettres, dans les arts, dans les institu- 
tions politiques. Comment ne pas déplorer les malen- 
tendus qui troublèrent et rompirent ce traité de paix? 
Comment se croire un rétrograde, un détracteur systé- 
matique, un chevaiier de VéieignoiVy parce qu'on rattache 
â cette date ses regrets et ses doctrines, parce qu*on ex- 
plique par cette rupture les progrès d'une décadence, 
avouée aujourd'hui par les moins pessimistes? IHs aliter 



H. RIGAULT. - M. CUVILLIER-FLEURY. 9 

visiim : de vieux fantômes effrayèrent les jeunes intelli- 
gences ; de vieux partis abusèrent les jeunes idées, et la 
Révolution prévalut. Or, en politique, la Révolutionnons 
a donné tous les biens dont nous jouissons ; mais, en lit- 
térature, il était clair que, partie, du paganisme, elle ne 
pouvait aboutir qu*au matérialisme et à l'anarchie. Une 
fois que le mouvement littéraire et poétique des belles 
années de la Restauration n'avait plus pour lumière, pour 
règle et pour force ces croyances monarchiques et chré- 
tiennes dont le souffle avait fait éclore tant de fleurs sur 
tant de débris, on pouvait prévoir et marquer d'avance 
les phases qu'il allait suivre. Il était évident que, cheva- 
leresque d'abord, puis adopté et un moment ennobli par 
l'aristocratie intellectuelle, il ne tarderait pas, sous le feu 
d'une révolution nouvelle, à devenir purement et simple- * 
ment révolutionnaire, ipuis démocratique, puis anarchi- 
que. Les pavés de Juillet n'écrasèrent pas seulement une 
royauté, ils tuèrent aussi une littérature ; ils furent cause 
que le libéralisme littéraire, ainsi qu'il s'intitula lui-môme, 
après avoir eu son 1814, eut son 1850, son 1848, sans 
compter la suite : car, dans un temps comme le nôtre, 
la veille n*as^urc jamais le lendemain. 

A présent, il est facile de déterminer les distances entre 
la critique que j'appellerais du jtLSte-milieUy si ce mot n'é- 
veillait de désobligeants souvenirs et d'injustes épigram- 
mes, et celle que nous voudrions défendre contre les 
reproches d'obscurantisme ou de fanatisme. Les liens les 
plus honorables, les opinions les plus sincères, les satis- 
factions les plus légitimes attachèrent des écrivains tels 
que M. Cuvillier-Fleury, et, plus tard, tels qu'Hippolyte 1 

Rigault , aux institutions et aux personnes qui rempla- 
cèrent, en 1830, la royauté restaurée en 1814; et, ne 
l'oublions jamais, chez ceux qui eurent, comme Rigault 

1. 



iO CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et M. Cuvillier-Fleury, Thonneur d'approcher des princes 
auxquels leurs adversités nous permettent de rendre jus- 
tice, celle persistance d'optimisme en faveur des homnies, 
des idées et des œuvres de 1830, n'a été qu'une qualité de 
plus. Nous voyons même, dans Fintéressanle notice de 
M. Saint-Marc-Girardin, que Rigault allait un peu plus 
loin ; que, sans être républicain, il appartenait à l'opposi- 
tion dynastiq;iie ; et l'on ne peut se défendre d'un mélan- 
colique sourire eu songeant qu'il y eut une époque où ce 
charmant esprit ne trouvait pas assez libéral un gouver- 
nement qui a constamment donné à ses ennemis et à ses 
amis assez de liberté pour le détruire. Quoi qu'il en soit, 
voilà les nuances clairement indiquées. Tout ce qui triom- 
pha ou parut triompher à cette date où nous fûmes les 
vaincus, le libéralisme élargi et appliqué, l'esprit univer- 
sitaire, les idées de 89,1a succession voltairienne tempérée 
par la philosophie spiritualiste ou éclectique, tels senties 
points de repère où se reposa, où se repose encore cette 
critique, trop confiante, trop intéressée dans la question 
pour admettre que ce qui flattait ses opinions pût jamais 
amener des choses déplaisantes pour son goût. Elle prit 
pour un établissement ce qui n'était qu'une halte, et pour 
un but atteint ce qui ne fut qu'une étape dans cette mar- 
che irrésistible dont nous subissons les entraînements. 
Même après des expériences, des mécomptes, des fautes 
communes qui ont eu au moins le mérite de nous con- 
duire à des concessions réciproques, c'est toujours là 
rinspiration préférée, je dirai presque le dada de ces écri- 
vains, si ingénieux, si supérieurs dès qu'il ne s'agit plus 
. que d'exprimer avec charme des pensées justes et fines à 
propos des accidents de la vie littéraire et des ouvrages 
de l'esprit. Leur goût est pur, leur conscience honnête, 
leur morale saine ; un fonds de sincérité et de droiture 



H. RIGAULT. — M. CUVILLIER-FLEURY. 11 

se reconnaît jusque dans les pages où se trahissent leurs 
préventions et leurs antipathies. Mais, tandis que, pour 
affermir nos jugements, pour donner à nos doctrines 
l'unité, l'autorité et la certitude que chercherait en vain 
notre faiblesse, nous remontons droit à la source de toute 
vérité, de toute liberté, de toute beauté, ils s'arrêtent à 
mi-côte : ils' n'acceptent le christianisme qu'avec une 
sorte de neutralité respectueuse, aussi empressée de gour- 
mander les excès de zèle que de repousser les attaques 
impies. Tandis que nous essayons de faire de notre criti- 
que une chaîne dont le premier anneau va se rejoindre à 
l'époque qui nous a paru la plus favorable au libre et fé- 
cond développement de l'esprit moderne, ils restent 
volontairement en deçà, prodiguant leurs préférences au 
régime suivant, qui eut droit à leur affection, qui a droit 
à leurs regrets. Ouvrez les volumes de Rigault et ceux de 
M. Cuvillier-Fleury : immédiatement l'envie vous prend 
d'y faire deux parts ; celle des morceaux où le critique, 
se trouvant sur un terrain neutre, n'a eu besoin que d'y 
déployer ses qualités d'honnête homme et d'écrivain ; et 
celle où, traitant des sujets plus délicats, plus disputés, 
il a eu à heurter (aussi poliment que possible) son voisin 
de gauche et surtout son voisin de droite. La comparai- 
son est facile : voyez Rigault, par exemple, lorsqu'il 
esquisse, à propos de Chapelle et de Bachaumont, le pa- 
rallèle des voyages d'autrefois avec les voyages d'aujour- 
d'hui, lorsqu'il parle poésie, roman, jouets d'enfant, vie 
élégante, villégiature, comédie, duel, prix de vertu, ou 
bien lorsque, plus sérieux et plus érudit, il écrit quelques 
pages de maître sur Homère, sur Ménandre, sur Uorace. 
sur Sbakspeare, sur Dante, sur Montaigne. Voyez M. Cuvil- 
lier-Fleury, lorsque, par un des procédés où il excelle, 
s'emparant d'une de ces données qui, à certains moments, 



12 CAUSERIES LITTÉRAIRES, 

se produisent au théâtre et dans les livres avec une siqiul- 
tanéité bizarre et comme une matière de collège dictée 
à vingt écoliers à la fois, il la traite à sa façon, Téclaircit, 
la résume, explique comment celui-ci a penché de tel 
côté, comment celui-là est tombé de tel autre, rend au 
sujet sa physionomie la plus juste et la plus piquante, et 
répand la lumière et la vie sur cette lâche de critique, si 
souvent accusée de stérilité et de froideur. Voyez-le encore, 
lorsqu'il entreprend une de ces exécutions courtoises, où 
le patient, criblé de politesses, comblé d'épigrammes, 
égratigrié de caresses, sent à la fois le velours le plus 
moelleux et la griffe la plus délicate lui chatouiller Tépi* 
derme, et arrive à la fin de son délicieux supplice sans 
bien savoir s*il doit maudire tant de malice ou remercier 
tant d*urbanité. Ce sont là des modèles, et Ton oublie vite, 
en les lisant, d'importunes dissidences, comme on oublie 
aux bains de mer ou dans les voyages d'agrément les soucis 
et les afTaires pour jouir plus complètement de la société 
de compagnons aimables. Hais viennent ces questions in- 
évitables, terribles, quisemêlent, malheureusement, denos 
jours, à presque toutes les productions de la pensée, de- 
puis la grave histoire jusqu'aux chansons et aux romans, 
chacun reprend sa place et son domicile politique : il 
semble que Ton rentre chez soi et qu'on laisse sa carte à 
ses compagnons de tout à l'heure, en se promettant de 
les revoir, mais avec moins de familiarité et d'abandon. 
Comme il est, en définitive,- plus commode de se quereller 
avec les morts qu'avec les vivants, c'est Hippolyte Rigâult 
qui me fournira mes exemples, et je me restreindrai sur 
deux points, qui donnent vue sur tout le reste : ses étu- 
des sur les ouvrages de H. Alfred Nettement, V His- 
toire de la littérature française sons la Restauration, et 
Y Histoire de la littérature française sous le gouvernement 



H. RIGAULT. — M. CUVILLIER-FLEURY. 13 

de hiillet, et ses articles sur les prédicateurs du Carême, 
sur la dévotion du temps, sur ces côtés extérieurs de la 
vie chrétienne que nous ne voulons pas, à Dieu ne plaise! 
interdire à la polémique mondaine, mais où un esprit fin 
et sage doit apporter d'autant plus de réserve et de res- 
pect, que Tarène est plus ouverte, Tenceinte moins bien 
gardée, et quelques-uns des agresseurs plus perfides et 
plus grossiers. 

Le reproche capital queRigault adresse à M. Nettement, 
c'est d'avoir écrit des œuvres de parti plutôt que des œu- 
vres littéraires. Il est vrai que M. Nettement, dans ses deux 
Histoires successives, tout en donnant de fréquentes preu- 
ves de son esprit naturellement sympathique et bien- 
veillant, a maintenu et fixé ces dates intellectuelles que 
nous avons essayé d'indiquer ; qu'il a démontré, avec son 
remarquable talent et son admirable sincérité, que la ré- 
génération des lettres et de l'art, dans la première partie 
de ce siècle, avait été étroitement unie au réveil de l'esprit 
chrétien et monarchique ; qu'en s'écartant de cette forte 
et salubre origine les génies les mieux doués étaient gra*- 
duellement devenus moins vigoureux et moins purs, et 
que l'histoire de ces décadences individuelles ou collec- 
tives s'expliquait par celle des événements qui avaient de 
nouveau précipité la société moderne dans les voies révo- 
lutionnaires et démocratiques. Nous nous déclarons at- 
teint et convaincu sur tous ces points ; mais nous ajoutons 
qu'il nous parait bien difficile à un historien de la littéra- 
ture contemporaine de ne pas appuyer l'ensemble de ses 
jugements sur un principe quelconque, de ne pas donner 
à son édifice une clef de voûte, de ne pas échelonner 
au-dessous d'une idée mère tous ces groupes, toutes ces 
œuvres, tous ces noms, qui, passant par trois ou quatre 
révolutions et y laissant, à^ chaque secousse, un peu de 



\ 



14 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

leur force, de leur grandeur et de leur sagesse, vont du 
Génie du Christianisme, des Soirées de Saint -Pétersbourgj 
de la Législation ^primitive, des livres de madame de 
Staël, aux drames réalistes du Vaudeville ou du Gymnase 
et aux volumes galants de Hichelet. Que M. Nettement, 
écrivain religieux et monarchique, ait été induit par ses 
convictions à mal choisir son point de départ.; que sa 
thèse ne soit pas juste ; t{uun partisan de la Révolution 
eût sujet de le contredire, ceci est affairp de discussion : 
mais soyez certain que tout homme sérieux et avisé, ayant 
à raconter la littérature française depuis cinquante ans, 
ne procéderait pas autrement. Quelle que fât sa foi reli- 
gieuse, philosophique et politique, il refuserait de s'aven- 
turer dans ce vaste champ sans fil conducteur ; il recon- 
naîtrait la nécessité de soutenir son récit par des doctrines 
et de subordonner ses doctrines à ce qu'il croirait la vé- 
rité : il prendrait, en un mot, parti dès les premières 
pages, sous peine de n'arriver qu'à la confusion et au 
chaos, ou de faire éprouver à ses lecteurs cette sensation 
de froid contact que nous cause l'indifTérence. Quoi* ! vous 
avez un critique parvenu à une perfection magistrale, in- 
génieux, subtil, attrayant, rusé, expert en curiosités ten- 
tatrices, plein d'agréables faux-fuyants et de complai- 
santes perspectives, et vous lui refusez votre estime, 
sous prétexte qu'indépendant à sa manière, il s'est fran- 
chement placé au premier rang des neutres : vous avez eu 
un critique profond, grave, universel, impassible, d'une 
incroyable probité littéraire, et vous Tavez laissé mourir 
dans la solitude et le silence, et vous l'enveloppez d'oubli, 
parce qu'en jugeant les œuvres de son temps, il s'est con- 
stamment isolé de ce temps lui-même, parce qu'il a re- 
fusé de tenir compte des événements, des tendances, des 
fautes, des misères sociales ou morales dont ces œuvi^es 



H. RIGAULT. — M. CUVILLIER-FLEURY. 15 

étaient les conséquences ou les complices, les commen- 
taires ou les démentis ; — et vous interdiriez à un homme 
convaincu, écrivant cette histoire littéraire qui est l'en- 
vers de notre histoire politique, de l'imprégner de ses 
couleurs, d'y communiquer cette vie intérieure qui s'at- 
tache à tous les mouvements de la pensée comme la vie 
matérielle s'attache à tous les traits de la physionomie, à 
toutes les habitudes du corps! Est-ce sa faute, est-ce celle 
du temps, est-ce celle du hasard, si nos auteurs célèbres, 
à mesure qu'ils ont déserté leurs inspirations primitives 
et cédé au courant révolutionnaire, ont Taibli, grimacé, 
se sont compliqués, violentés, assombris, amoindris? 
Chateaubriand, Victor Hugo, Lamennais, Lamartine, que 
de noms, que de souvenirs, que de preuves! Vous dont 
le goût est si exquis et si pur, oseriez-vous dire que vous 
préférez le Victor Hugo des Contemplatiorifi ou de la Lé- 
gende des Siècles h celui des Odes et Ballades^ le Lamar- 
tine des Girondins ou de la Chute d'un Ange à celui des 
Méditations ; que vous ne préférez pas le Chateaubriand 
des Martyrs à celui des Mémoires, le Lamennais de V Es- 
sai sur V Indifférence au Lamennais démagogique? Est-ce 
notre faute si nos illustres d'après 1850, les Balzac, les 
Musset, les George Sand, semblent déjà, toute morale à 
part, de moindre taille et de proportions moins justes que 
les talents du premier groupe, et si, en revanche, ils pa- 
raissent des géants, comparés aux petits génies qui pié- 
tinent, leurs réclames à la main, dans les bas-fonds du 
réalisme et de la bohème? Est-ce notre faute enfin, si des 
hommes tels que Paul-Louis Courier et Béranger, qui se 
posèrent dès l'abord en ennemis de la Restauration et lui 
firent tantde mal, ont donné prise contre eux aux écrivains 
monarchiques, soit, comme Courier, par leur vie privée 
et leur mort misérable, soit, comme Béranger, par cet 



46 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

énorme déchet poslhume qui menace d'engloutir tout cet 
héritage de gloire dans les frais d'enterrement? Que dis- 
je? ces critiques que nous éludions en ce moment sont- 
ils eux-mêmes impersonnels, indifférents, attentifs à 
éloigner de leurs appréciations littéraires toute ombre 
(le politique? Peuvent-ils écrire vingt pages sans que 
le bout de Toreille perce à travers ce tissu souple et 
ferme, solide et brillant? Celui des ouvrages de H. Cuvil- 
lier-Fleury qui a obtenu le succès le plus retentissant, les 
Portraits politiques et révolutionnairesy n*a-t-il pas, Dieu 
merci, les vives et chaleureuses allures d'un livre de parti ? 
H. Cuvillier-Fleury, admirateur de Béranger tant qu'il ne 
voit en lui qu'un classique élégant et correct, un poète 
populaire et patriote, et fronçant le sourcil dès que le 
malin chansonnier lui est dénoncé par des confidences 
d'après coup comme s'étant un peu moqué du personnel 
de la monarchie de Juillet, n'obéit-il pas à des opinions, à 
des affections qui l'honorent même auprès de ceux qui le 
combattent? Est-il bien sûr que la décadence poétique de 
M. de Lamartine lui semblerait aussi complète, si la lyre 
du moderne Amphion n'avait fini, de prodige en prodige, 
par soulever les pavés de Février? Je lis dans le troisième 
volume de Rigault une étude sur les œuvres complètes de 
Casimir Delavigne : si l'estimaMe auteur des V&pres Sici- 
liennes n'avait pas pratiqué, dans sa poésie et dans sa vie, 
ce juste^milieu inclinant au centre gauche où se complai- 
sait Rigault, ce juge d'un tact si Supérieur ne se serait-il 
pas demandé pourquoi les pièces de Casimir Delavigne, 
chaque fois qu'on essaye de les reprendre, font eau et eu: 
nui de toutes parts? Aurait-il si intrépidement loué ce ta- 
lentfaux, froid, guindé, fait de transactions, d'ajustements 
et d'à-propos, qui ne fut, quoi qu'on en ait dit, ni le Heyer- 
bcer ni le Delaroche de la versification française? Non; 



H. RIGAULT. - M. CUYILLIER-FLEURY. 17 

riinparUalité absolue, le détachement complet de nos opi- 
nions politiques, de nos convictions religieuses, n'est ni 
possible ni désirable dans la critique littéraire. Comment 
en serait-il autrement? Depuis 1789, les vicissitudes pu- 
bliques ont tenu une place considérable dans la destinée, 
dans les ambitions, dans le rôle, dans le bien-être ou le 
malheur de chacun : tout individu un peu intelligent a été 
appelé, ne fût-ce qu'une fois, à délibérer, à choisir, à di- 
riger dans tel ou tel sens uae question de personnes ou de 
parti : la tribune, les élections, les journaux surtout, ont 
introduit dans toutes les habitudes de notre existence la 
préoccupation des affaires du gouvernement et du pays ; 
effet qui survit à ses causes, et nous donne encore les sou- 
cis de la politique à défaut de ses libertés. ComiDent donc 
la littérature resterait- elle étrangère à cette impulsion gé- 
nérale de l'esprit moderne, elle qui y a tant contribué, 
elle qui, depuis plus de deux siècles, a eu presque toujours 
le secret de commander ce qu'elle semble servir et de 
précéder ce qu'elle a Tair de suivre? Quel genre, sérieux 
ou même frivole, peut échapper à cette réciprocité con- 
stante, à cette intime alliance, dangereuse souvent, mais 
vivifiante, entre la politique et les lettres? Histoire, mé* 
moires, philosophie, roman, théâtre, poésie lyrique, tout 
cela tient par quelque. côté ou aux grands intérêts qui 
préoccupent les esprits graves, ou aux questions vitales 
qui décident de la moralité humaine et du repos des em- 
pires, ou aux passions mobiles qui agitent les multitudes, 
ou aux événements qui vibrent dans les imaginations so- 
nores. Or, si les productions de la littérature ne peuvent 
se dérober à cette alliance, comment pourrait s'y dérober 
la critique qui les juge ? Conservons donc nos nuances : 
ne craignons pas d'offenser les sereines immunités de l'art 
en restant armés pour ces luttes pacifiques. Seulement^ 



18 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

quand nous avons l'honneur de rencontrer des adversaires 
lels'que RigaultetM. CuvillierFleury, dont nous rappro- 
chent bien des poiuts de contact et qui méritent toutes nos 
sympathies, saluons-les de Tépée et tâchons de nous 
unir le plus souvent possible contre Timmoralité, la dé- 
raison et le mauvais goût. 

Nous serons plus bref à propos des articles, légèrement 
empreints de persiflage, où Rigault a abordé ce qu'il ap. 
pelait les abus de la dévotion à la mode et les défauts de 
l'éloquence de la chaire au dix-neuvième siècle. Ces arti- 
cles*, où le bel esprit s'accuse un peu trop et garde un 
lointain accent de collège, il les eût regrettés, effacés 
peut-être, si la mort ne l'avait surpris. Rigault apparte- 
nait à un petit groupe d'esprits très-distingués, trop droits 
assurément et trop honnêtes pour haïr la religion ou 
même s'en détourner tout à fait, mais qui se figurent que 
1(3 christianisme d'aujourd'hui n'est plus celui d'autrefois, 
qu'il a dégénéré en une sorte de dévotion facile, d'ortho- 
doxie commode et mondaine qui fait son salut en grande 
toilette, court les sermons entre un bal et un concert, 
quête au profit des pauvres et des modistes, et se donne 
rendez-vous pour écouter des prédicateurs romantiques, 
parlant une langue mélangée de Hassillon et de Lamar- 
tine. Rigault, jugeant les orateurs sacrés de notre époque, 
n'est pas un impie, à beaucoup près, ni même un rail- 
leur, mais plutôt un classique, un attardé volontaire du 
dix-septième siècle, s'offensant de quelques dissonances, 
de certaines enluminures trop modernes, comme il s'of- 
fenserait, dans un drame, de le trouver trop différent des 
tragédies de Racine, ou dans un roman, d'y voir si peu de 
ressemblance avec ceux de madame de la Fayette. Nous 
ne sommes pas digne de plaider ces questions délicates : 
c'est à nos lecteurs à so demander si les familles catholi- 



H. RIGAULT. — M. CUYILLIER-FLEURY. 19' 

ques qu'ils connaissent, si notre clergé, si nos évéques, 
si ces milliers d*âmes vouées à Tapostolal , aux missions, 
à tous les devoirs, à tous les martyres de la charité, ont 
jamais offert rien de commun avec cette dévotion brodée 
au tambour qui minaudiB dans les salons, chuchote de 
pieux marivaudages et oublie, en de futiles pratiques, les 
mâles austérités de TEvangile. Quant au grief purement 
littéraire, au penchant de quelques-uns de nos prédica- 
teurs à altérer, par des enjolivements et des concessions 
au goût du jour, la belle et chrétienne simplicité du grand 
siècle, nous admettons qu'il soit juste et que la critique 
ait le droit de le discuter : qu'en faudrait-il conclure? que 
les prédicateurs sont des hommes, et, qui plus est, des 
hommes de leur temps ; que, vivant dans une atmosphère 
dont l'influence se fait sentir dans toutes les formes de la 
pensée, ils ont subi cette influence ; que, s'adressant à 
des auditoires insoucieux de la tradition, peu familiers 
avec les modèles, façonnés à des expressions nouvelles par 
les idées, les habitudes, la littérature du moment, ils ont 
craint d'être séparés d'eux par de trop grands espaces et 
d'y perdre leurs moyens d'action sur les âmes, s'ils main- 
tenaient l'éloquence de la chaire sur les sévétes hauteurs 
de Bossuet et de Bourdaloue. Cette éloquence est, de tous 
les genres auxquels s'applique le talent de la parole, celui 
qui a le plus besoin de rencontrer des coopérateurs parmi 
ses auditeurs; car, si elle oublie un moment que sa mis- 
sion n'est pas de plaire, mais de persuader, elle cesse 
d'ôlre, elle tombe au-dessous de l'éloquence profane. 
Gomment donc ne s'inquiéterait-elle pas des solutions de 
continuité qu'elle pourrait établir entre elle et ses audi- 
teurs, en évitant trop obstinément de parler leur langue ? 
Les hommes tels qu'Hippolyte Rigault se laissent aller, sur 
ce chapitre, à une contradiction bizarre. Ils trouvent très- 1 



20 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

bon que tout soit repélri, tout nivelé, tout déclassé ; que 
le temps ait effacé les hiérarchies, amoindri le dogme de 
Tautorité et du respect, forcé le prince, le noble, le prêtre, 
le bourgeois, le plébéien, à vivre de plain-pied et de la 
vie commune ; et ils s'étonnent, ils s'affligent que ce bou- 
leversement radical n'ait pu s'accomplir sans que toutes 
les manifestations de Tintelligence, à commencer par la 
pfus haute, en aient ressenti le contre-coup ! Ils voient 
les effets que nos conquêtes démocratiques ont produits 
dans tout l'ensemble, dans tous les détails de la littéra- 
ture, et ils sont surpris que .cette partie de la littérature, 
qui sert de trait d'union entre les vérités célestes et l'es- 
prit de chaque époque, ne soit pas restée exacteAient 
la même qu'au temps où le prédicateur, avant d'être 
une persuasion, était une puissance! Ils s^applaudis- 
sent de voir la chaire chrétienne descendue au niveau de 
la foule qui Tentoure, d'être libres de la discuter et de la 
contrôler comme un volume de poésie et de prose, et ils 
se scandalisent qu'elle ne parle pas aux lecteurs de Victor 
Hugo, de Michelet et de Théophile Gautier absolument le 
même langage qu'aux contemporains de Corneille, d'Âr- 
nauld et du grand Condé ! Ceci nous amène à indiquer le re- 
proche, selon nous, le plus sérieux, que méritent ces spi- 
rituelles incartades de Rigault contre la prédication et la 
dévotion modernes. On les justifie, il les justifiait lui-même 
en citant la Bruyère : « Le discours chrétien est devenu un 
spectacle, » disait déjà h Bruyère dans l'âge d'or de l'é- 
loquence sacrée ; et ailleurs : « Je viens d'entendre ce 
qu'il y a de plus nouveau au monde ; un prédicateur qui 
prêche l'Évangile. » — Si la Bruyère a pu, sans être traité 
d'impie ou de sacrilège, écrire ces lignes en plein règne 
de Louis XIV, sous le régime de l'autorité ,et du respect 
par excellence, comment des remarques analogues se- 



H. RIGAULT. - M. CUVILLIER-FLEDRY. 21 

raienl-elles coupables aujourd'hui? C'est justement celte 
différence des temps qui doit nous retenir. Les sobres épi- 
grammes de la Bruyère contre les grands , contre les 
enfants des dieux, contre la cour, contre les prédicateurs, 
n'étaient que le discret et timide essai d'une force encore 
inconnue en présence d'une force toute-puissante. Ce 
qu'effleurait ainsi la Bruyère était protégé, consacré, mis 
hors de contrôle par les lois, par les mœurs, par tous les 
pouvoirs, toutes los habitudes de la société. Maintenan 
ce qui s'essayait triomphe: ce qui dominait n'est plus 
gardé contre les insultes que par ces barrières invisibles 
qui ne sont pas du ressort des hommes. Un signe d'irré- 
vérence, une parole moqueuse, grossie d'échos en échos, 
peut aussitôt se répandre, s'envenimer, se traduire en 
blasphèmes sur des lèvrds brutales. Ces attaques, si cour- 
toises qu'elles soient, sont donc à la fois moins généreuses 
et plus dangereuses. N'insistons pas davantage. Aussi bien, 
si nos lecteurs pensent qu'il y ait en ce moment dans le 
clergé et l'épiscopal français décadence de talent, de ver- 
tus et de courage, nos plus beaux discours seraient in- 
utiles. 

Il est facile maintenant d'indiquer les supériorités et 
les désavantages de celte critique. Elle s'est spirituelle- 
ment qualifiée elle-même de défensive : si l'on adopte ce 
mot, si on lui donne toute son extension stratégique, on 
pourrait dire qu'en fait de croyances, de morale, de dé- 
cence et de goût, cette critique défend tout ce qui est ac- 
quis, incontesté, ratifié par la moyenne, c'est-à-dire par 
l'immense majorité des esprits et des consciences ; gar- 
dant courageusement la place, ne se permettant que de 
rares sorties, évitant de se porter sur des points plus dis- 
putés, plus découverts, où ses entreprises soulèveraient 
plus de résistance et de tumulte. Dans les conditions ordi- 



22 CAUSEIUES LITTÉRAIRES. 

iiaires, dans ces larges espaces qui lui appartiennent, on 
conçoit que son gouvernement soit tranquille et assuré ; 
que, demandant moins, elle obtienne davantage, et que 
rien ne dérange le plaisir de ses lecteurs, surtout quand 
Ilippolyte Rigault ou M. Cuvillier-Fleury tiennent la plume. 
Se bornant à ces zones tempérées, n'aspirant qu'à l'ad- 
hésion des modérés et des sages, elle peut, i sans qu'on 
l'accuse d'inconséquence, d'arrière-pensée ambitieuse ou 
personnelle, distribuer le miel dé ses éloges à des ouvra- 
ges et à des hommes de nuances bien différentes. Si elle a 
pour l'Académie française ce goût qui est en littérature 
ce que le goût' de la bonne compagnie est pour les gens 
du monde, elle peut, sans que nul songe à en médire, con- 
courir vaillamment aux succès légitimes des académiciens 
illustres, joncher de fleurs, à chaque séance, les marches 
du palais Mazarin, tout vanter chez les immortels, depuis 
le (aient de bien écrire jusqu'à celui de lire admirable- 
ment, comme certains collèges de province donnent des 
prix de croissance et de propreté aux élèves faibles en nar- 
ration française ou en discours latin. Elle est en droit de 
railler doucement et finement — et Rigault ne s'en fait 
pas faute, — ceux d'entre nous qui, guidés dans leurs ju- 
gements littéraires par des vérités plus inflexibles et des 
doctrin(?s plus absolues, se laissent cependant tenter sept 
fois par jour, comme le juste, par le démon académi- 
que et accrochent de temps en temps leur rigorisme 
aux patèrcsde llnstitut, sous le frivole prétexte qu'il n'est 
pas défendu aux conscrits do. fouiller tous les matins leur 
giberne pour tâcher d'y découvrir leur bâton de maréchal. 
Enfin^ — et ceci vaut mieux que nos innocentes plaisan- 
teries, — comme cette critiqua se fâche plus rarement, il 
en résulte que ses rares colères sont plus éloquentes et plus 
efficaces. Quand nous avons accepté ou subi ce titre bar- 



>.1 



II. IIIGAULT — iM. CUViLLlEIl-FLElJKY. 25 

bare que nos victimes se hâtent de nous infliger, le titre 
d'éreinteur, chacune de nos expéditions produit d'autant 
moins d'effet qu'aux yeux des gens intéressés ou prévenus 
elle semble tenir à un système, à un plan général d'agres- 
sions et de violences. Mais, quand un ouvrage scandaleux 
met en rumeur la Httérature, quand la société et la mo- 
rale, se sentant outragées, demandent aide et vengeance, 
et quand la critique défensive^ sentinelle prudente, mais 
fidèle, se fait l'énergique interprète de cette indignation, 
quand elle répond à un de ces cris de la conscience publi- 
que qui dominent les calculs de la vanité, les amorces de 
la luxure et les fanfares du charlatanisme, la sensation est 
profonde, et la tâche de l'écrivain victorieusement accom- 
plie. M. Cuvillier - Fleury a eu plusieurs fois, de ces 
bonnes fortunes d'honnête homme, de ces ut de poitrine 
de la critique défensive, et il s'est dit, j'en suis sûr, que, 
de tous les succès que mérite son talent, celui-là est le 
meilleur. 

Parlerons-nous des désavantages? Nous ne pourrions y 
insister sans craindre de tomber dans des redites. Évi- 
demment le côté faible de cette critique est de ne pas tou- 
jours accepter, comme diraient des pédants, toutes les 
prémisses de ses conclusions et toutes les conclusions de 
ses prémisses. Il y a dans le bien, dans le beau, dans le vrai 
qu elle honore et qu'elle défend, des filiations et des ori- 
gines dont elle croit pouvoir se passer : il y a dans le mal 
qu'elle attaque et dont elle s'alarme des gradations, des 
enchaînements logiques qui l'importunent et qu'elle né- 
glige. A tout moment, si ses lecteurs n'étaient pas, en 
général, beaucoup plus inconséquents qu'elle-même, ils 
auraient le droit de lui dire : Mais pourquoi, si cela CQt 
vrai, ceci est-il faux? Pourquoi, si cela est mal^ ceci est- 
il bien? Pourquoi, si cela est laid, ceci est-il beau? 



24 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

La décence esl-elle toute la vertu? Le goût est-il la con- 
science? Dans les lettres comme dans le monde, suffit-il 
de sauver les apparences pour être glorifié ? La notion 
du bien et du mal n*est-elle pas variable et fragile, si elle 
ne s'appuie sur d'impérissables vérités ? — Questions 
indiscrètes, je le sais, gênantes pour la critique, gênantes 
pour Tart, mais qui ont pourtant leur valeur ! 

Choisissons un seul exemple : cette détestable prépon- 
dérance que la littérature et le théâtre ont laissé prendre 
de nos jours à la courtisane. Les dernières prouesses du 
réalisme en ce genre ont indigné la critique défensive 
comme la nôtre : bien ! Montons un peut plus haut, à la 
Darne au Camélias, M. Cuvillier-Fleury a écrit, à son 
sujet, de charmantes pages pleines de justesse, de bonne 
morale et de bon sens : nous voilà d'accord. Montons 
plus haut, à' Fleur de Marie : le Journal des Débats fut 
jadis son piédestal; mais enfin il s'en est repenti, et que 
celui de nous qui n'a pas péché lui jette la première 
pierre ! Montons 'encore : nous voici à Ësméralda, à Ma- 
rion Delorme, à la Tisbé, à cette antithèse, si chère à 
l'art moderne, de la bassesse dans la grandeur, de l'hé- 
roïsme dans l'opprobre. Ici l'on discute : c'est paradoxal, 
mais c'est beau ; l'auteur est un grand poète ; de belles 
mains peuvent, sans se salir, feuilleter ses livres et ap- 
plaudir ses pièces ; bref, les avis se partagent. Encore un 
pas : voici Béranger plaçant sur la même ligne la fille 
d'Opéra et la sœur de charité. C'est affreux... mais c'est 
charmant ! Le chansonnier est si exquis, si correct, si 
national ! N'y touchez p^s! En tout, cinq échelons : nous 
allons jusqu'au dernier, la critique défensive s'arrête au 
troisième. Tout à l'heure je parlais philosophie : per- 
mettez-moi, à présent, de parler médecine. La critique 
défensive ne s'émeut que quand le malade est en danger ; 



1 



H. RIGAULT. - M. CUVILLIER-FLEURY. 25 

|a critique offensive commence à s'agiter dès qu'elle aper* 
çoit les premiers symptômes. 

Et la société? il est impossible de la passer sous silence en 
parlant de la critique : car, si Ton a pu dire que la littéra- 
ture est l'expression delà société, c'estencore plus vrai de 
la critique, qui ne devrait être que la société elle-même, con- 
fiant à quelques lettrés le soin d'interpréter ses blâmes ou 
ses sufTrages, de défendre ses intérêts, de sauvegarder son 
honneur, de la ^protéger contre ses propres faiblesses. En 
est-il toujours ainsi? Hélas! non. A qui la faute? A 
nous tous peut-être. M. Cuvillier-Fleury, en publiant, 
sur les œuvres d'Hippolyte Rigault, une de ces études tou- 
jours trop rares au gré delà bonne compagnie et de la bonne 
littérature, a de nouveau recherché, avec autant de saga- 
cité que de grâce, quels étaient les rapports véritables entre 
la société et la critique, laquelle des deux alliées manquait 
le plus souvent aux clauses du traité, où s'arrêtait l'au- 
torité de l'une, jusqu'où allaient les exigences, les caprices, 
les inconséquences de l'autre, et il a très-sagement conclu 
qu'un honnête homme,'écrivain éminent, critique supé- 
rieur, tel que Rigault, avait le droit d'accomplir sa tâche 
et de poursuivre son chemin sans' trop s'inquiéter ni des 
rélicences qu'on lui conseille ni des vivacités qu'on lui 
demande. Rien de plus vrai ; mais ce n'est là, selon nous, 
qu'un des côtés do celte question délicate. Oui, la société, 
celle de notre époque surtout, qui a complètement cessé 
d'être homogène, est capricieuse, changeante, inconsé- 
quente, comme chacun des individus et des intérêts dont 
elle se compose : elle interdit à celui-ci ce qu'elle permet 
ù celui-là : elle a des heures de rigorisme et des années 
de complaisance. Elle a des engouements irréfléchis et 
des dédains inexplicables. Elle cache sur la table à ou- 
vrage de ses femmes les plus distinguées le mauvais 



9 



26 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

roman dont elle nous engage à faire prompte et éclatante 
justice ; et, si cettejusticeesten effet trop éclatante, nous 
sommes à peu près sûrs que le livre en aura deux ou trois 
éditions de plus. Elle refuse de faire elle-même la police; 
et, si nous nous croyons autorisés à la faire à sa place, 
elle se plaint, tantôt que nous la faisons mal» tantôt que 
nous la faisons trop. Tout cela est exact, et nous savons 
mieux que personne tout ce qu'il y a d'illusoire à se croire 
soutenu par la société quand on attaque ^es ennemis, ou 
à lui demander un peu de consistance et de logique quand 
on essaye de signaler ses périls, de flétrir ses corrup- 
teurs, de classer ses sujets de rancune. Hais ne pourrait- 
on pas répliquer que la société n'est pas seule coupable, 
qu'il y aurait dans ses rapports avec la critique plus de 
solidité et d'ensemble, si celle-ci avait constamment plus 
d'unité et de tenue, si, négligeant un peu plus le soin de 
ses propres succès, elle affirmait mieux son autorité, si 
elle l'appuyait de doctrines plus fortes, plus nettes, plus 
capables de discipliner la foule des esprits superficiels et 
secondaires ? — Si la question de morale, de religion, de 
goût, de vérité, d'erreur, ne se juge et ne se résout que 
du plus au moins, qui fixera ce moins et ce plus? A qui 
persuadera-t-on qu'une forme plus élégante, des précau- 
tions plus habiles, des rideaux mieux tirés, suffisent pour 
faire amnistier ici ce que l'on condamne là-bas? Qui 
voudra croire que, dans le partage entre la foi et le doute, 
le bien et le mal, l'éloge et la flétrissure, la justice puisse 
se faire par accommodement et se distribuer par doses? 
Si la critique, entre les mains d'honnêtes gens servis par 
un esprit d'élite, peut faire, sans se tromper, cette distri- 
bution et ce partage, comment n'y aurait-il pas un peu 
de confusion et de méprise dans la masse des lecteurs, 
dans le gros du public, dans la société enfin, qui n*est pas 



H. RIGAULT. - M. CUVILLIER-FLEURY. 27 

tenue* d*aYoir autant d'esprit et de conscience qu'Hippo- 
lyte Rigault ou M. Cuviîlier-Fleury? — « Vous êtes des 
philosophes vis-à-vis les jésuites, et des jésuites vis-à-vis 
les philosophes, d disait à Rigault un des fougueux apôtres 
de la réaction voltairienne, chauffée aux poêles de l'École 
normale. U avait tort sans doute, et Rigault subissait là 
le sort des modérés ; mais cette violente apostrophe éva- 
luait à sa manière la somme d'incertitudes que la critique 
défensive peut laisser aux esprits vulgaires. D'ailleurs les 
passions mauvaises, patrones naturelles de la 'mauvaise 
littérature, la curiosité, le goût du fruit défendu, les ré- 
voltes de l'intelligence, les grossiers appétits de la matière, 
sont toujours là, prêts à passer par toutes les mailles, à 
tirer parti de toutes les réticences, et d'autant plus âpres 
au jeu qu'on leur laisse plus de cartes dans les mains. 
On le voit, la même discussion reparaît sous tous les 
aspects : la question des rapports de la société avec la 
critique reste en suspens : il existe bien un moyen delà ré- 
soudre, mais ce moyen est trop douloureux, trop déses- 
péré pour que nous le désirions jamais. Quand sonne 
l'heure des catastrophes, quand la société a peur, elle se 
jetterait volontiers dans les bras de la critique offensive, 
ne trouvant plus alors ni ses points de départ trop absolus, 
ni ses déductions trop rigoureuses, ni ses conclusions 
trop sévères. Elle lui livre en pâture, elle traîne à son 
tribunal les œuvres, les hommes, les noms auxquels elle 
attribue une part de ses malheurs et de ses angoisses, et, 
si dure que soit la sentence, elle est toujours tentée de la 
déclarer trop douce. Depuis quinze ans, nous avons pu 
établir pour notre édification personnelle une singulière 
échelle de proportion entre les phases, alarmantes ou 
rassurantes, de notre histoire politique et les opinions 
rudes ou faciles d'une foule d'honnêtes gens. Nos lecteurs 



28 CAUSERIES LITTÉRAIBES. 

seraient bi^i ètoiinès si nous leur nommions c^^tains 
personnages qui exattenf. aujourd'hui la Révolution ita- 
lienae, raillent agréablement les dévoU, font bon mardié 
des droits de TEglise, et qui, en 1848, rédamaient à 
graads chs Tinquisition, les cours prév6tales et les lettres 
de cachet. 

Il est donc p^ms, — et Taveu est trop triste pour que 
nous y dierchions une revanche. — de dire que les rap- 
ports de la soci^é avec la critique, Tinfluence delà oitique 
sur la société, le plus ou moins de rigueur ou d'iodul- 
ge»ce dont dles se donnent mutuellement l'initiative et 
Texeoiple, que tout oda dépend, non pas, hélas ! de Tunité, 
de rinflexibilité des doctrines que la critique applique 
à ses jugements, non pas des phénomènes de logique 
qu'elle rencontre chez ses lecteurs,, mais des vicissitudes 
puUiques qui ^b^ayent ou tranquillisent, de Tépouvante 
qui dessille les yeux en faisant trembla les cœurs, ou de 
la sécurité, souvent troaq)euse, qui rend aux ccBurs leur 
cdme et aux yeux leur aveuglement. 

Que cette pensée bous apprenne à rester modestes, 
alors mâne que nous serions tentés de nous croire phis 
ccMO^éteiiient dans le vrai que Rigault et H. Cuvillier- 
Fleary. Fermeté et condliation, ces deux mots qui, grâce 
au dd, ne s'excluent pas, doivent élre plus que jamais 
notre devise, à nous qui regardons, à toit ou à raison, la 
littérature comme intimement liée à Tensemble de nos 
destinées. Si nous se nous trompons, les événemaals qui 
s'accomplissent sous nos yeux, et dont les échos arrivent 
jusqu'à notre paisible domaine, portent avec eux ce double 
«iseignanent : d'une part, se créer dans sa consd^ioe 
une force capable de résister, s'il le fiiVui;, à toutes les 
puissances pour acciHDplir tous des devoirs ; de Tautre, 
tendre la main à ceux qui, dans des sentiers différents. 



IL RIGAULT. - M. CUVILLIER-FLEURY. 29 

aiment et honorent la vérité, riionnêtetê, la liberté et la 
justice. Là-dessus nos expériences nous parlent si haut, que 
nous serions impardonnables si nous restions incorri- 
gibles. On passe des années sans se parler et sans se 
voir ; on énumère avec une fiévreuse complaisance les 
griefs, les points en litige, les sujets de querelle, les rai- 
sons que Ton a pour ne se rapprocher jamais. On se croit 
séparé par des abimcs, et, comme l'encre a son ivresse 
tout autant que le vin, le sang et la poudre, on trouve* 
parfois opportun de s'injurier un peu pour entretenir les 
antipathies. Puis, tout à coup, un changement s'opère ; 
une ruine se fait ; un gouvernement s'élève ou tombe ; un 
événement imprévu remue violemment les âmes, range 
du même côté les vaincus de diverses dates, efface les 
classifications partielles et divise en deux grandes classes 
la raison du plus fort et le sentiment du plus faible. On 
regarde autour de soi, on s'interroge, on se recueille, et 
il se trouve que nos ennemis de la veille sont devenus nos 
amis; quelques dissidences subsistent encore : on les 
maintient, mais sans amertume, et Testime que l'on 
éprouve pour ses adversaires donne aux débats du procès 
les allures d'une conversation amicale. Si, en outre, ces 
adversaires sont d'excellents écrivains, on se souvient, en 
les discutant, du plaisir qu'on a eu à les lire. Enfm, si l'un 
d'eux, mort avant l'âge, nous lègue à travers sa tombe les 
témoignages d'un sérieux et charmant esprit, les derniers 
dissentiments s'effacent dans une larme, et rien' ne trouble 
la rehgieuse tristesse qui s'attache à cette mémoire : car 
l'image de la mort, en passant sur les luttes de la vie, 
leur imprime quelque chose de sa sérénité et de sa paix.. 
Voilà, bien sincèrement, ce que j'ai ressenti en refer- 
mant ces deux livres qui tiendront un haut rang dans la 
critique contemporaine. En littérature comme ailleurs, 



9 



50 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ces redoublements de fidélité, ces effets de conciliation, en 
présence d'hommes tels que Rigault et M. Cuvillier-Fleury, 
sont au nombre des joies les plus vives de la conscience, 
des plus douces consolations de la défaite. 



II 



MADAME SWETCHINE* 



Il n'est pas, pour une femme supérieure, d'épreuve plus 
délicate, mais aussi plus décisive que celle-ci : Pendant 
longues aimées, elle a fait de son salon le centre d'une so- 
ciété choisie, brillamment et sérieusement spirituelle, où 
tout le monde pouvait se parler à demi-voix et s'entendre à 
demi-mot; ces esprits d'élite allaient au-devant du sien et 
le complétaient à force de le comprendre : elle s'inspirait 
d'eux en les inspirant. On savait, dans ce cercle intime, 
qu'à ces heures de recueillement et de solitude, cette femme 
avait l'habitude d'écrire pour elle-même, pour ses amis 
peut-être, des extraits de ses méditations, de ses causeries, 
de ses lectures; que, chaque soir, elledétachait de son âme 
quelques pensées fines et profondes, comme une beauté 
mondaine détache, en rentrant du bal, les colliers et les 
perles de sa parure. On a d'abord deviné, puis on a connu 

^ Madame SwetcJwte, sa vie et ses œuvres^ publiées par M. le comte 
de Falloux. 



1 



32 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ce mystérieux trésor : on s'en est ému autour d'elle; quel- 
ques confidences discrètes ont redoublé l'admiration des 
rares privilégiés. Hais rien encore ne s'en est ébruité au 
dehors : on eût craint de profaner en divulguant. Cepen- 
dant les années s'envolent ; un jour on apprend que cette 
âme, depuis longtemps mûre pour sa patrie céleste, a 
cessé d'habiter parmi les hommes. On se demande alors 
si on laissera dans l'ombre ces écrits si bien faits, non- 
seulement pour recevoir la lumière, mais pour la répandre; 
s'il ne sied pas d'élargir l'auditoire de cette belle intelli- 
gence, de faire profiter le public de ce qui n'a été jusque-là 
que le charme et l'enseignement des amis. La réponse 
est unanime : un intérêt bien plus élevé que celui d'une 
gloire terrestre ou d'une jouissance littéraire conseille la 
publication de ces œuvres inconnues qui peuvent être un 
bienfait, une clarté et un baume. Quelle revanche d'ail- 
leurs pour cette noble cause du spiritualisme, sans cesse 
outragée, de nos jours, dans la littérature et dans l'art ! 
On publie donc. Voilà le moment critique. Ce qui avait 
paru merveilleux sous cette première forme et dans cet 
aimable clair-obscur supportera-t-il le grand soleil et 
l'air extérieur? Le nom, la personne, l'ouvrage, seront-ils 
de force à braver ce redoutable passage des caresses de 
l'amitié aux exigences du public, de l'anse paisible à la 
pleine mer, de la douce température d'un salon aux in- 
tempéries d'un cabinet de lecture? Encore une fois, 
l'épreuve est dangereuse, souvent mortelle : dire que 
madame Swetchine en a triomphé, ce serait déjà lui 
rendre un éclatant hommage ; ce serait trop peu pourtant ; 
car bien des pages de ces deux volumes assignent désor- 
mais à madame Swetchine une place au premier rang de 
nos moralistes, parmi les plus purs classiqties du spiri- 
tualisme chrétien. 



MADAME SWETCHINE. 55 

I 

En prenant Tiniliative de cette publication si intéres- 
sante, H. de Falloux a accompli un pieux devoir légué à 
ses soins par la femme illustre dont il s'est fait l'éditeur 
testamentaire. 11 existait d'elle à lui une de ces maternités 
spirituelles et adoplives où se consolent et se complaisent 
les cœurs auxquels Dieu a refusé les véritables joies ma* 
ternelles. Aussi, lorsqu'on apprit la mort de madame 
Swetchine, tous ceux qui l'avaient connue désignèreiit 
H. de Falloux comme son introducteur auprès de tous 
ceux qui méritaient de la connaître. En dehors même des 
œuvres de cet esprit sérieux et charmant (c'est de ma- 
dame Swetchine que je parle ; on pourrait aisément s'y 
tromper), il me suffirait d'invoquer, comme preuve de 
toute sa valeur intellectuelle^ la liste de ses amitiés. Je 
me contente ici de deux noms : elle commença par le 
comte de Maistre, et elle a fini par M. de Falloux; on ne 
pouvait mieux commencer ni mieux finir. 

Nous serions sûrs de déplaire au biographe de ma- 
dame Swetchine, s'il nous arrivait de trop le louer ou 
si nous avions l'air de trop l'apercevoir dans ce livre 
où il s'efface Je plus possible derrière la personne dont il 
nous raconte la vie et dont il nous présente les ouvrages. 
Cependant, comme la notoriété de madame Swetchine 
s'était jusqu'à présent maintenue dans une sphère res- 
treinte, comme elle n'avait pas une de ces physionomies 
populaires qui accréditent tout d'abord et propagent les 
souvenirs de madame de Staël ou de madame Récamier, 
il convenait de nous initier dès les premières pages aux 
rapports qui s'établirent entre les sentiments de cette âme 
et les événements de son temps ; de nous faire bien con- 
naître le milieu où madame Swetchine était née, où elle 
avait vécu, d'où elle était partie pour arriver parmi nous, 
s'y développer dans toute sa force et tonte sa grâce, trou- 



U CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ver le secret de devenir française sans trahir jamais son 
ancienne pairie, et refléter les divers épisodes de notre 
histoire contemporaine, comme une eau limpide reflète 
les orages sans y rien perdre de sa transparente pureté. 
C'est celte lâche dont M. de Falloux s'est acquitté en 
maître. A peine a-t-on fait avec lui quelques pas dans 
cette histoire de Russie, orageuse, troublée, sanglante, 
sans cesse partagée entre un abus de dispotisme et un 
complot de palais, à la fois sensuelle et raflînée comme la 
civîUsation orientale, on sent que cette intelligence, éprise 
d'idéal chrétien, de grandeur, de beauté et de liberté 
morale, ne pouvait s acchmater dans une pareille atmo- 
sphère, qu'elle y aurait trop souffert, que notre France, 
malgré ses fautes et ses folies, était bien plus favorabre au 
complet épanouissement de cette plante rare, plus amou- 
reuse de soleil, d'air pur et de rosée, que des sucs gros- 
siers de la terre. 

Sophie SoymonofT, celle qui devait être un jour ma- 
dame Swetchine, naquit à Moscou le 22 novembre 1782. 
Ce fut au n;iilieu des révolutions de cour, des voluptueux 
caprices de Catherine, du régne inégal et rapide de Paul, 
de la tragique catastrophe qui termina son règne et sa 
vie, ce fut à travers ce bizarre assemblage de hcence et 
d'arbitraire, de crimes punis par d'autres crimes, de con- 
flits terribles où des passions barbares, servies par un 
pouvoir sans mesure, dépassaient constamment ou vio- 
lentaient la nature humaine, que s'écoulèrent l'enfance et 
Tadolescence de Sophie SoymonofT. On voit d'ici tout ce 
que ces spectacles, esquissés à grands traits par H. de 
Falloux, devaient suggérer de réflexions graves et tristes à 
cet esprit précoce, méditatif et pénétrant. Déjà la lecture 
était deveime sa passion favorite et sa consolation pré- 
férée. Rien de plus curieux que cette première bouchée 



MADAME SWETCHINE. 55 

de littérature, dégustée par une femme de dix-neuf ans, 
mariée depuis deux ans à peine. Madame Swetchine, à 
cette date, n est pas encore catholique : elle ne connaît 
guère le christianisme que par ouï-dire; elle butine un 
peu au hasard dans les livres, s'égarant de bonne foi, 
acceptant Rousseau, craignant Voltaire, ne proscrivant ni 
la Harpe, ni madame de Genlis, prenant au sérieux le 
Bêlisaire de Marmontel et les Nuits d'Young, mais ayant 
déjà tous les instincts de l'abeille, d'une abeille qui, avec 
des fleurs communes ou insalubres, saura faire un miel 
délicieux. Les extraits de ces premières lectures ne for- 
ment pas moins de trente-cinq volumes, et ce début nous 
prépare aux prodiges de compilation intelligente auxquels 
se livrera madame Swetchine dans la circonstance la plus 
importante de sa vie, celle de sa conversion au catholi- 
cisme. Bientôt le comte de Maislre apparaît dans celte 
existence, qu'attirent toutes les affinités de génie ef de 
vertu. Ambassadeur sans argent d'un roi sans trône, il 
vient passer en Russie ces années fécondes qui donneront 
aux lettres françaises les Soirées de Saint-Pétersbourg. 
C'est M. de Maistre qui nous apprend le premier à admirer 
et à aimer madame Swetchine; et il v a vraiment une 
sorte de prédestination divine clans le rapprochement de 
ces deux âmes, venues des deux extrémités de l Europe 
et réunies dans un même amour de la vérité. Si elles sont 
poussées Tune vers l'autre par des altractions invincibles, 
si elles se reconnaissent comme deux exilés parlant la 
même langue sur une terre étrangère, bien des contrastes 
'es séparent. Ce qui domine chez M. de Maistre, c'est une 
simplicité grandiose, que M. de Lamartine a follement 
confondue avec je ne sais quel type de génie fruste et 
sauvage. La foi du charbonnier, et par là-dessus d'admi- 
rables facultés fortifiées et animées par une admirable 



36 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

entente de la vie morale; quelque chose de sain, produi- 
sant sur rame cet effet de sécurité que produisent sur 
l'oreille les voix trop parfaitement justes pour pouvoir 
jamais chanter faux, voila ce qu'il préfère et ce qu'il pra- 
tique. Or, madame Swetchine n'est pas simple; c'est la 
seule qualité qui lui manque. U y a dans cette nature, 
avant que l'esprit français se la soit. assimilée, un mé- 
lange de génie slave et de subtilité grecque, un arôme 
incomparable, formé de plantes odorantes dont les unes 
se sont baignées dans les bnnnes du Nord, dont les autres 
se sont parfumées sous, le soleil d'Orient. Aussi, lors- 
qu'arrive l'heure décisive et que madame Swetchine 
accumule, en d'immenses lectures les matériaux de sa 
conversion, M. de Maistre blâme cette méthode. Il la met 
au défi, croyant plaisanter, de hre la masse d'in-quarto 
qui doivent la renseigner sur le pour et le contre; et ce 
qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que la gageure est 
tenue et gagnée. Madame Swetchine se convertit après 
avoir lu, annoté et copié de quoi remplir la vie de dix 
bénédictins. Une fois catholique, madame Swetchine est 
déjà plus qu'à demi française ; elle n'a plus qu'à faire le 
voyage pour se retrouver à sa vraie place, entourée de 
ses véritables compatriotes. 

On était en 1816, à l'aube de cette Restauration dont 
on ne pouvait dire encore si elle serait un jour serein ou 
un jour d'orage, mais qui répondait aux généreux élans 
de toutes les nobles âmes. Madame Swetchine revoyait à 
Paris l'élite — hélas ! décimée par la mort — de cette 
colonie française que l'émigration avait jetée, vingt ans 
auparavant, sur les bords de la Neva, et qui avait payé 
Ihospilalité russe par de brillantes leçons, d'utiles ser- 
vices et de beaux exemples. La princesse de Tarenle 
na^istaitplus; mais le duc de Uichelieu et l'abbé NicoUe 



MADAME SWETCHINE. 57 

étaient là, et madame Swetchine saluait en eux* tout 
ensemble les souvenirs de son pays natal et les espé- 
rances de sa nouvelle patrie. Madame de Montcalm appe- 
lait autour d'elle les célébrités politiques. La duchesse 
de Duras et ses filles tendaient la main à cette étran- 
gère, dont elles pressentaient le génie avant d'en avoir 
sondé la profondeur. Madame de Staël vivait encore ; 
madame Rëcamier, toujours belle, était encore jeune. Une 
poésie nouvelle allait éclore ; la Muse de Chateaubriand 
planait sur ce monde d'un jour, suspendu entre deux 
abîmes. Madame Swetchine ne pouvait choisir de meilleur 
moment pour se faire naturaliser Française. Si les femmes 
du premier Empire ont pu être justement citées comme 
types de beauté plastique et sculpturale, celles de la Res- 
lauration eurent d'autres avantages, plus en harmonie 
avec le temps, les sentiments, les distinctions, les images 
qu'elles représentaient en les rajeunissant. Jamais on ne 
vit plus de femmes spirituelles, plus attentives à toutes 
les manifestations de l'intelligence : l'esprit détrônait la 
force et la forme. Madame Swetchine, qui fut une âme 
plutôt qu'un corps, n'eut qu'à rester elle-même pour 
entrer dans ce mouvement d'idées et y prendre une des 
premières places. Après un voyage en Italie, dont elle 
rapporta de vives impressions artistiques et religieuses, 
elle fit à Paris son établissement définitif, et eut à son 
tour un salon, qui, sauf de rares intervalles, ne se ferma 
plus qu'à sa mort. M. de Falloux nous en fait les hon- 
neurs, et il y excelle. Pendant trente-deux ans, elle fut 
une de ces souveraines dont le règne est plus ou moins 
ofilciel, que Paris accepte sans toujours savoir jusqu'où 
s'étend leur royaume, mais qui garderont leur aimable 
influence tant que nous ne serons pas tout à fait devenus 
un peuple d'agioteurs ou de rapins, de yankees ou de 

3 . 



58 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

bohèmes. En décrivant la physionomie de ce salon, ces 
habitudes de bienveillance sans banalité et de tolérance 
sans scepticisme, ce parfum de bonne et intelligente 
compagnie, ces clartés discrètes de la lampe sous Tal- 
bâtre et deTâme dans la causerie, cette autorité d'autant 
plus obéic qu'elle ne s'imposait jamais, cette souplesse 
féminine adoucissant les aspérités et conciliant les dissi- 
dences, ce je ne sais quoi où les natures délicates respi- 
raient à Taise, qui excitait l'esprit et dilatait le cœur, 
M. de Falloux nous fait bien comprendre le charme que 
' madame Swetchine exerçait autour d'elle, et il nous rap- 
pelle, en l'exprimant ainsi, combien il %tait digne de le 
ressentir. Nous la voyons en intimité ou en correspon- 
dance avec les hommes et les femmes illustres de ce 
temps, qui tous apprécient la justesse de ses vues et la 
sagesse de ses conseils. Ses lettres, cette grande supé- 
riorité des femmes supérieures, nous montrent déjà sous 
un jour familier, mais avec toutes ses perfections natu- 
relles ou acquises, cet esprit qui se révélera plus tard 
dans ses beaux traités de philosophie chrétienne et dans 
ses remarquables Pensées. Bientôt Ton voit de nouveau 
s'assombrir le ciel de la France : la trêve est rompue 
entre la révolution et cette monarchie tutélaire dont ou 
n'a mesuré les bienfaits qu'après l'avoir perdue. Les jours 
d'angoisse et d'épreuve recommencent pour les per- 
sonnes qui, comme madame Swetchine, espérant mieux 
de leur siècle et de leur pays, avaient fondé leurs espé- 
rances sur une réconciliation possible entre des préven- 
tions et des souvenirs. Quelques mois suffisent à changer 
l'aspect de la société parisienne : l'élément démocratique 
]i\ menace ; l'élément bourgeois la domine. De nouveaux 
noms, de nouvelles forces se manifestent dans cette crise, 
qui en présage d'autres. Aux orages de la liberté poli- 



MADAME SWËTCHINË. 5» 

tique se mêlent les eflbrls de la liberté religieuse. Deux 
jeunes gens d'une piété fervente, d une entraînante élo- 
quence, H. de Montalenibert et TaMc^ Lacordaire, inau- 
gurent avec éclat, sous les inquiétants auspices de M. de 
Lamennais, cette brillante carrière à laquelle ne man- 
quera aucune gloire, pas même celle de s'être trompés 
noblement. Avec eux, pour eux, pour les empêcher de 
tomber du côté où ils penchent, madame Swetchine mo- 
difie son rôle ; elle se fait vieille femme ; elle n'est plus 
reine ; elle est mère. Rien de plus intéressant que cette 
phase de sa vie, de plus touchant que ses lettres, où 
éclatent à la fois la tendresse la plus dévouée et la clair- 
voyance la plus attentive. Elle prévoit que ses deux jeunes 
amis seront un jour l'honneur et la force de leur sainte 
cause; mais elle prévoit aussi que l'homme qu'ils ont 
choisi pour leur chef est à la veille de s'égarer hors de la 
vraie route et de marcher aux précipices avec l'orgueil 
pour guide et le schisme pour issue. Toigours soigneux 
de s'effacer dans son livre, M. de Falloux ne nous dit pas, 
mais nous devinons que, vers cette même époque, un 
autre jeune homme se joignit à ces deux-là dans les affec- 
tions de madame Swetchine, et qu'elle ne tarda pas à 
ressentir pour lui un goût particulier, une préférence. 
S'il y a, comme on ne peut en douter, des familles d'es- 
prits, et si ces parentés idéales se reconnaissent, comipe 
les parentés réelles, à certains traits de ressemblance, ce 
jeune homme à la physionomie fière et douce, aux façons 
aristocratiques, ayant su se préserver de toute mararia 
révolutionnaire, se fiant peu au traitement homœopa- 
thique de la religion par la révolution, préludant à toutes 
les sérieuses habiletés de l'homme d'État par toutes les 
sérieuses élégances de l'homme du monde, devait être 
plus sympathique que tout autre à madame Swetchine, et 



40 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

la suite a prouva que nul n'était entré plus avant dans ce 
cœur qui s6 multipliait en se partageant. 

La révolution de Juillet avait affligé et effrayé madame 
Swetchine: la révolution de 1848 l'agita sans Tétonner. 
Elle y apporte, comme toujours, son jugement si net, si 
pénétrant, parfois si prophétique : elle rend pleine justice 
à ceux qui essayent de faire un peu* de bien en empêchant 
beaucoup de mal : à M. de Lamartine après le 34 février; 
au général Cavaignac après les journées de juin. Elle 
parle admirablement de la candidature du digne général 
à la présidence de la république, et elle ajoute les lignes 
suivantes ; je ne puis résister au plaisir de les transcrire : 
(T Quanta son compétiteur... c'est un corps transparent 
à travers lequel chacun voit ce qu'il veut, le prenant lui- 
même pour quelque chose qui se traverse. Le mouvement 
qui le fait préférer est peut-être assez immoral : on le 
traite comme l'œil louche traite l'objet qu'il fixe, voyant 
à un tout autre point que celui où il semble regarder. ,0ù 
ce système conduira-t-il? Les grandes déceptions n'atten- 
dent-elles pas ces combinaisons qui semblent percer 
l'avenir si avant? C'est toute la lumière et toute la sagesse 
de ce monde ; il sera curieux de voir les. effets qu'elles 
porteront... » 

Madame Swetchine, dans cette dernière période de sa 
vie, fit encore de nouveaux pas vers la perfection chré- 
tienne. Sa charité, admirable toujours, devint plus ingé- 
nieuse et plus active. Tous ceux et toutes celles qui, dans 
ces jours troublés, consolèrent les douleurs de l'Église, 
Donoso Certes et le père de Ravignan, M. de Melun et la 
sœur Rosalie, le prince Albert de Broglie et Frédéric Oza- 
nam, passèrent tour à tour dans son existence, et gardô- 
rent de leur contact avec elle une précieuse empreinte. 
Fidèle à la plus glorieuse amitié de sa* jeunesse, elle eut 



MADAME SWETCHINE. Ai 

rbonneur de réfuter le passage des Confidences où H. de 
Lamartine traçait de H. de Maistre ce portrait de fan- 
taisie dont je parlais tout à Theure, et qui pouvait faire 
préjuger de ses aptitudes de critique. Mais déjà la santé 
de plus en plus chancelante de madame Swetcbine inspi- 
rait à ses amis de cruelles inquiétudes. Il faut lire, à la 
fin du premier volume de cet ouvrage, le récit de cette 
longue agonie et de cette pieuse mort, adressé, sous forme 
de lettre, à H. de Hontalembert par H. de Falloux. Nous 
croirions manquer de respect à ces pages en y signalant 
le talent de Técrivain. Une émotion profonde, communi- 
cative, une onction pénétrante, la douleur de Tami, les 
consolations du chrétien, voilà ce qui nous va au cœur 
dans cette narration quasi-filiale, et ce qui mouillera les 
yeux les plus indifférents : « Quelques instants après, sans 
aucun signe de souffrance, elle était au sein de Dieu, » 
nous dit H. de Falloux en finissant. — « Sa première 
prière jaillit de sa première épreuve, et ne pouvant plus 
dire : Mon père ! elle s'écria : a Mon Dieu ! » nous avait-il 
dit bien éloquemment, dans son premier chapitre, à pro- 
pos de la mort de M. Soymonof et de la douleur poignante 
qui fit tomber sa fille à genoux. Madame Swetcbine tout 
entière est comprise entre ces deux lignes et ces deux 
dates. 

Jusqu'ici, je ne me suis presque occupé que de la 
femme; et cependant c'est Técrivain que M. de Falloux 
tient surtout à nous faire connaître. Mais était-il possible de . 
les séparer? La personne, la vie,râme, le livre, ne sont-ils 
pas intimement unis, ne semblent-ils pas mutuellement so- 
lidaires du bien qu*ils ont fait, du bien qu'ils feront encore? 
En un temps où la matière gouverne tant d'intelligences, où 
elle a sa littérature, son art, son théâtre, sa cour, sa poéti- 
que, il m'a paru qu'une des figures, une des œuvres le 



42 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

plus profondément imprégnées de spiritualisme, les plus 
dégagées de la lourde atmosphère de nos passions et de 
nos vices, méritait mieux qu'une mention rapide. Puisque 
le seul désavantage de madame Swetchine, à côté de re- 
nommées plus attrayantes, est d'être moins connue, 
d'avoir enfern^é dans un cercle plus étroit son action et 
son influence, c'est le devoir de la critique d'y suppléer 
de son mieux et de vulgariser^ pour ainsi dire, ce qui, à 
force de ne pas être la vulgarité, risquerait de tomber 
dans l'excès contraire. 



II 



Je crois pouvoir afïlrmer que madame Swetchine, de 
son vivant, n'a pas eu d'ennemis. Est-ce à dire que ses 
écrits n'en aient pas, qu'ils ne rencontrent pas du moins, 
dans certaines nuances, des antipathies clandestines, 
habiles à se produire ou plutôt à se dissimuler sous ces 
formes diplomatiques mises à la mode par un critique 
célèbre? Il est bien entendu que je ne parle pas seule- 
ment ici de ceux à qui déplairaient, en madame Swet- 
chine, le sentiment religieux, les opinions royalistes, la 
physionomie aristocratique ; triple sujet de disgrâce au- 
près des écrivains révolutionnaires. Il y a, il peut y avoir 
des hostilités moins déclarées, mais non moins réelles, 
.des détracteurs plus respectueux, plus polis, plus spiri- 
tuels, et d'autant plus dangereux. Madame Swetchine était 
trop bienveillante et trop charitable pour médire de per- 
sonne ; mais ses œuvres médisent de beaucoup de choses 
qui font en ce moment dans le monde une assez brillante 
figure : de la versatiUté des opinions, des abus de la 
force, de l'adoration du succès, du sacrifice des doctrines 



MADAME SWETCHINE. 45 

aux intérêts, des capitulations de conscience. Ceux qui 
ne se sentent pas absolument impeccables sur ces cha- 
pitres délicats peuvent avoir peur de ce livre, comme les 
âmes faibles ont peur de ces vertus austères qui leur font 
reflet de reproches muets ou d*épigrammes en action. Il 
existe aussi des esprits dislinguéu, mais étourdis, qui, 
effrayés d'une semblable lecture ou absorbés par d'autres 
soucis, parcourent négligemment ces pages sérieuses, et 
trouvent commode de juger sommairement le mérite do 
Tœuvre d'après leurs distractions volontaires ou fortuites. 
Leur urbanité dédaigneuse se gardera bien d*attaquer 
ouvertement ce qu'ils veulent amoindrir; elle prendra, au 
contraire, les allures de la louange. Les illusions de Ta- 
mitié, que dis-je? de la piété filiale, sont si respectables 
et si sacrées! il est si facile de comprendre que des 
hommes éminents, ayant vécu dans Tintimità d'une femme 
supérieure et goûté les délices de cet échange où ils re- 
cevaient beaucoup et donnaient davantage, attachent aux 
productions de sa plume un prix inestimable, indépen- 
dant de la valeur réelle de ces écrits, mais relevé dans 
leur esprit par le charme des souvenirs, par leur propre 
complicité dans les évolutions de cette intelligence ! Ce 
talent est à eux, puisqu'ils ont été les premiers à en jouir 
et longtemps les seuls à le connaître, et ils y apportent 
la partialité légitime de la propriété, ou au moins de la 
découverte. Hais le grand jour est moins favorable à ces 
beautés de salon et de crépuscule : le gros des lecteurs 
est plus difficile, et sera peut-être d'avis que les ouvrages 
de madame Swetchine ne sont pas tout à fait à la hauteur 
de cet enthousiasme amical et posthume; qu en passant 
de l'état de confidences à l'état de pubhcations; ils ont 
perdu quelque chose de leurs grâces délicates et de leurs 
mystérieux parfums. En somme, l'œuvre est inférieure 



AA CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

à rame» à la vie, à la physionomie morale de madame 
Swetchine. N'importe ! ses amis ont bien fait de publier. 
Légataires pieux et fidèles, ils ne pouvaient rien retran- 
cher de cet héritage : seulement le public, cet autre héri- 
tier, jaloux de ses droits au bénéfice d'inventaire, rognera 
telle partie, puis telle autre, et qui sait? pourra bien finir 
par tout supprimer. On le voit, la thèse est spécieuse et 
courtoise; elle réduit la question à ses- termes les plus 
simples. Madame Swetchine a été une femme admirable; 
sa vie fut exemplaire, son âme profondément chrétienne ; 
son esprit a offert un rare mélange d'élévation et de dé- 
licatesse : son biographe s'est acquitté de sa pieuse tâche 
avec cette ferveur et ce talent qui feraient gagner même 
les causes douteuses. — Maintenant, madame Swetchine 
a-t-elle été, oui ou non, un écrivain ? 

Je réponds hardiment oui, et j'aurais, pour le prouver, 
un moyen bien séduisant et bien facile ; il ne s'agirait que 
de citer. Presque tous ceux qui ont écrit sur madame de 
Sévigné se sont attiré celte remarque, que, pour que leur 
ouvrage fût tout à fait délicieux, ils n'auraient eu qu*à 
retrancher leur prose et à y substituer celle de l'adorable 
épistolière. Je pourrais faire de même, et tout le monde 
applaudirait. Je cueillerais presque au hasard parmi les 
AireUeSy parmi les Pensées ; je transcrirais quelques pa- 
ges des traités sur la Résignation et sur la Vieillesse; 
puis tout serait dit ; j'aurais convaincu les plus incrédules, 
charmé les plus difficiles, et jamais, hélas ! mes lecteurs 
ne se seraient trouvés à pareille fête. Mais je ne puis ré- 
sister au plaisir d'essayer une étudç un peu plus égoïste 
sur ces écrits dont le parfum original et pénétrant s'est 
attaché à ma pensée comme une fleur dont l'odeur suave 
vous poursuit et s'attache à vos habits et à vos mains long- 
temps après les avoir touchés. Je ne veux pas pourtant 



MADAME 8WETGHINE. 45 

ressemblera c^s avocats qui cachent les pièces du procès, 
et demandent qu'on les croie sur parole : je vous supplie, 
au contraire, de ne point me croire, de recourir au texte, 
de ne vous tenir pour persuadés qu'après avoir lu et relu : 
vous yous en trouverez bien ; car, si jamais lecture fui 
douce et balsamique, c'est assurément celle-là. Pouf moi, 
ma seule prétention serait d'écrire quelques lignes en 
marge de ce livre, et d'indiquer les trois traits principaux 
qui m'y ont particulièrement frappé: l'union intime de 
l'âme avec l'écrit; l'onction religieuse; et enfin cetta 
nuance ingénieuse, un peu subtile, un peu complexe, où 
se reconnaît le mélange de deux civilisations, et qui 
ajoute encore à l'originalité de l'ensemble. 

Ceux qui, tout en rendant hommage à l'âme de madame 
Swetchine, contestent la valeur de ses ouvrages, ne se sont 
pas aperçus qu'ils commettaient un non-sens ; qu'ils cé« 
daient à ce penchant déplorable des httératures en déca- 
dence, d'après lequel l'art de Técrivain se sépare peu à peu 
de sa pensée, pour vivre, à part, d'une vie parasite et fac- 
tice, où il ne s'agit plus que d'amuser et d'éblouir par le ' 
faux éclat des broderies et des ciselures. Si j'avais à for- 
muler brièvement une doctrine littéraire, je dirais que la 
beauté d'une œuvre est plus pure et plus complète sui- 
vant qu'elle s'unit plus étroitement avec l'âme qui Tin- 
spire ; qu'elle se ternit à mesure qu'elle s'en éloigne, et 
que la perfection même n'est que la présence absolue de 
cette âme se manifestant à nous dans la transparence de 
cet écrit. C'est là que réside toute la supériorité de la lit- 
térature du dix-septième siècle sur la nôtre, ou, si vous 
aimez mieux, du. spiritualisme littéraire sur le matéria- 
lisme. Si donc Ton convient que l'âme de madame Swetchine 
a été d'une élévation rare, d'une délicatesse exquise, qu'une 
foi sincère et réfléchie l'a sans cesse éclairée des lumières 

3. 



46 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

d'en haut, que tout, dans les habitudes de sa vie, était en 
harmonie avec ces clartés intérieures et ces fécondes in- 
flaences, soyez bien certains que, du moment que sa voca- 
tion ou ses aptitudes Tout poussée à écrire, elle n a rien 
pu écrire de vulgaire ni de médiocre : car, si elle eût été 
dépourvue de la faculté de s'exprimer, elle eût aussi, dés 
l'abord, été saisie de la disproportion entre son idéal et son 
œuvre, et ^Ue se fût arrêtée à la dixième ligne. Puisque, sans 
nécessité de profession, sans préoccupation d*écrivain, 
sans arriére-pensée de vanité, elle a persévéré, ne croyant 
écrire que pour elle-même ou pour quelques amis dignes 
d'elle, c'est qu'un infaillible instinct lui révélait l'accord 
de son expression avec son idée et la suprême harmonie 
de toutes deux avec cette vérité et cette beauté célestes 
dont elle ne cessait pas de s'inspirer. Moins elle se sera 
inquiétée de son métier, du côté matériel de son travail, 
du style et de la forme, plus il est probable que la forme 
et le style lui auront été donnés par surcroit. Ici j'achève 
de prouver en citant : j'ouvre le livre, au chapitre de la 
Héàignatioriy et je lis cette page : 

« Entre Thomme-Dieu et ses imitateurs, il n'y a, hors 
la grâce, pour combler Tabime, que la douleur et sa puis- 
sante plénitude. C'est par la souffrance que Dieu a été le 
plus homme ; c'est par la souffrance que l'homme s'ap- 
proche le plus de Dieu. 

« Demandez aux afTections de la terre si la crainte 
de souffrir arrêta jamais dans l'amour une âme géné- 
reuse, et si l'infailhble signe d'un cœur touché n'est pas 
de compter pour rien le sacrifice et l'obstacle ?. .. 

« Malgré notre avidité de bonheur, malgré notre répu- 
gnance pour des épreuves trop nécessaires, la satiété est 
au bout de toutes nos jouissances ; il n'est pas un senti- 



MADAME SWETCHINE. 47 

nient élevé, profond et pur, qui n*ait pour volupté une 
sainte tristesse. 

« Cet attrait secret vers Findicible inquiétude se mêle 
aux affections de toute âme d*élite. Les éléments de joie 
et de mélancolie existent dans un même cœur et souvent 
bien prés l'un de l'autre ; ils s'y confondent, et, s'ils pré- 
sentent une contradiction, cette contradiction ne signale 
que mieux l'heureuse inconséquence qui ressort de notre 
double nature. 

u Au milieu de toutes les recherches de l'ambition et du 
plaisir, au sein de toutes les appréciations factices et vai- 
nes, ce sont encore ceux qui courent la carrière des pros- 
pérités que dévore le plus sûrement, sous les yeux du 
public frivole qui les envie, le dégoût prématuré. 

« Au contraire, interrogez les âmes pieuses ; elles vous 
diront la richesse, la vie et la paix que roule ce fleuve de 
Dieu, coulant toujours à pleins bords. Ah! pourquoi l'a- 
mour n est-il pas plus aimé? Il n'y aurait plus en ce monde 
ni aridité ni désert. .. » 

Je le demande aux sceptiques : est-ce là un écrivain ? 
est-ce de la prose d'amateur? et peut-il être question ici 
des illusions de l'amitié? Je n'ai pas eu l'honneur de con- 
naître madame Swetchine : un critique vieilli a peu d'il- 
lusions ; et pourtant j ose dire crûment : cette page est 
d'une grande beauté, et il y en a plus de cent, dans le 
volume, qui valent celle-là. 

L'onction chrétienne, chez madame Swetchine, a une 
physionomie particulière. Madame Swelchine est pieuse 
avec amour, ce que les hommes sont rarement ; mais sa 
piété offre un caractère très-accentué et très-pratique, et 
c*est là ce qui a pu effi ayer ou dépayser quelques lecteurs 
mondains. Notre idéal se forme généralement d'un assem- 

j 



48 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

* 

Mage de souvenirs classiques ou païens, avec cette reli- 
giosité un peu artificielle qui a inspiré Fart au commen* 
cernent de notre siècle, jusqu'à ce que le romantisme, de 
sa main hardie, et le réalisme, de sa main brutale, vins- 
sent éteindre les cierges de la profane chapelle. Or ma-< 
dame Swetchine noiis ramène à un langage profondément 
et précisément chrétien, que nous ne supportons plus 
guère aujourd'hui que lorsqu'il nous vient directement 
de rÉglise jet de la chaire. Je prendrai pour exeipple un 
sujet où il est difficile de persuader les autres et de se 
persuader soi-même, et où l'on voudrait bien pouvoir ne 
pas juger en connaissance de cause; la vieillesse. Nous 
avons tous ou presque tous lu le De SenecttUe de Cicéron. 
Ce lettré par excellence, imprégné des doctrines platoni* 
ciennes, a discouru sur les avantages delà vieillesse en 
honmie d'esprit et en sage, et il s'est consolé de vieillir à 
force d'être éloquent, comme il se consolait, dit*on, delà 
mort de sa fille TuUia en songeant à toutes les belles phra* 
ses qu'allait lui inspirer sa douleur. Hais enfin la ques- 
tion subsiste, et ce n'est pas le paganisme, même platoni- 
cien, qui peut la résoudre. De deux choses l'une : ou la 
vieillesse est le soir d'un jour sans lendemain, et alors je 
vous défie d'en embellir les frimas et les ombres; ou elle 
est l'aube d'un jour nouveau, et alors le christianisme seul 
a le secret de ces clartés qu'il allume à l'horizon au mo- 
ment où la nuit descend et enveloppe les derniers pas du 
voyageur. Franchissons des siècles : voici Chateaubriand, 
cette grande imagination que la vieillesse devait si dou- 
loureusement assombrir, qui nous dit dans le Génie du 
Christianisme: a L'enfance n'est si heureuse que parce 
qu'elle ne sait rien, la vieillesse si malheureuse que parce 
qu'elle sait tout : heureusement pour elle, quand les mys- 
t^rep de )a yie Qn^sent, ceui^ de la inort commencent. » — 



MADAME SWETGHINE. 49 

Littérairement, c'est très-beau ; mais est-ce là toute la so- 
lution chrétienne? Non; dans Tespèce de vague poétique 
où il se plaçait, cherchant à réconcilier avec le chris- 
tianisme les imaginations plutôt que les âmes, Chateau- 
briand négligeait à son insu le vrai caractère de la reli- 
gion, celui qui consiste à être la contradiction divine 
de l'humaine nature, de la nature corrompue, à immoler 
dans rhomme tout ce qui est l'homme, pour y régénérer 
tout ce qui est Dieu. Or, dans l'ordre de la nature (Gicé- 
ron lui-même y perd son latin), la vieillesse est un mal, 
une infirmité, une souffrance. Elle est sombre, elle est 
morose, elle a la tristesse d'un sursis dans une prison 
sans espoir, éclairée par un jour sans soleil. Eh bien , par 
cela même qu'il est impossible de lui trouver une conso- 
lation naturelle, elle devient à la fois l'objet et la preuve 
d'une consolation divine. Par cela même qu'elle est la fin 
de toute espérance terrestre, elle est le commencement 
des espérances supérieures et immortelles qui vivent de 
ses misères, sourient dé ses tristesses, s'enrichissent de 
ses pertes et rayonnent de ses ombres. Tel est le point de 
vue où madame Swetchine à étudié la vieillesse : cette 
élude si vraie, si persuasive, suffirait à la placer au 
rang des moralistes qui consolent, et qu'on me permet- 
tra de préférer aux. moralistes qui désespèrent. Et ne 
croyez pas que cette rectitude chrétienne lui fasse perdre 
le sentiment de la beauté et de la grâce ! Les fleurs bénies 
sont encore des fleurs. Je n'en voudrais pour preuve que 
le passage suivant, où éclate cette poésie du Nord dont 
madame Swetchine, dans sa nouvelle patrie, avait gardé 
l'inefifaçable empreinte : « Qu'y a-t-il d'entièrement dés- 
hérité dans la nature ? Où donc a-t-on vu Dieu abandonner 
complètement l'œuvre de ses mains? L'hiver n'a-t-il pas 
ses beautés? Ses sévérités ne font*elles pas ressortir ses 



I 



50 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

douceurs? Sous nos climats rigoureux, le ciel n'est-il pas 
profond et bleu? Le soleil ne couvre-t-il pas de dianiants 
tous les givres, ne fait-il pas scintiller la neige brillante ? 
Dans le rude hiver, n*y a-t-il pas, pour contraste avec la 
tempête mugissante ou le froid glacial du dehors, le re- 
tour au foyer, prés de ce feu resté couvert et chaud à 
travers ses cendres, et qui représente si bien la chaleur 
contenue et tempérée du cœur du vieillard ; douce et 
tiède chaleur, toujours la même au sein de .toutes les 
destructions et de toutes les intempéries des variables sai- 
sons humaines!...» 

Nous voici bien près des Pensées^ des Airelles; car 
Tairelle est une humble amie de ces neiges, qui, comme 
la vieillesse chrétienne, réchauffent de leur manteau blanc 
et doux les végétations glacées par Thiver. Je me souviens 
d'avoir vu, dans les bois de sapins, sur les montagnes de 
la Haute-Loire, cette petite baie qu'on pourrait appeler 
une violette-fruity et qui dessine ses grappes légères sur 
des tapis de mousse. Elle mûrit eh France au mois d'août, 
en Russie au mois d'octobre, et là, pour qu'elle perde 
son ftpreté primitive, on lui fait passer Ihiver sous la 
neige : elle est la joie et parfois la richesse de ces popu- 
lations pauvres, pour qui elle remplace la cerise et le rai- 
sin. Il était impossible de trouver un titre plus charmant 
et plus modeste pour ces Pensées, qui, « elles aussi, ont 
mûri sous le& neiges et se sont colorées, comme cette 
petite baie rouge, au feu du soleil intérieur. » — Mais je 
dois ajouter que j'ai goûté du vin d'airelles, et ici cesse 
la comparaison. Ce vin n'était pas précisément du nectar, 
et les Pensées de madame Swetchine ressemblent à une 
liqueur délicieuse dont la saveur s'est accrue avec les an- 
nées, à une précieuse essence qui devient plus suave en- 
core en se donnant goutte à goutte, et dont la valeur re- 



MADAME SWETCHINE. 51 

double à mesure que le flacon qui la renferme se fait plus 
petit et plus portatif. 

C'est dans cette partie du volume que je trouve surtout 
ce tour ingénieux, cette manière un peu subtile, qui m'a 
paru un des traits distinctifs de madame Swetchine. Est- 
ce un défaut? est-ce une qualité? Ni lun ni l'autre; c'est 
plutôt une date; c'est le signalement d'un passe-port étran- 
ger visé en France. J'ai déjà nommé madame de Sévigné : 
(Rassurez-vous ; je n'ai pas la plus légère envie d'essayer 
le parallèle ; il ne pourrait d'ailleurs procéder que par les 
contrastes.) On se souvient peut-être de ce passage des 
Lettres de madame de Sévigné, où, excitée et piquée au 
jeu par le voisinage et l'exemple du duc de la Rochefou- 
cauld, elle cherche, elle aussi, à aiguiser son esprit en 
maximes, en pensées : elle en envoie à sa fille quelques- 
unes dont elle ne semble pas trop mécontente ; et il se 
trouve que ces maximes, ce^ pensées, cherchées, travail- 
lées par le plus ravissant génie qui ait jamais égayé de son 
sourire maternel une admirable littérature, sont, en défi- 
nitive, assez ordinaires, assez médiocres. Madame de Sé- 
vigné ne s'aperçoit pas que ce qu'il y a de merveilleux 
chez elle, c'est justement ce naturel de tous les jours qui 
vient de disparaître un moment dans ce travail, dans celte 
recherche de penseur et d'écrivain. Madame de Sévigné, 
en deux mots, est aussi naturelle que vraie, et la vérité, 
chez elle, n'a besoin que de s'exprimer dans tout l'aima- 
ble abandon de son esprit et de son cœur : madame Swet- 
chine est plus vraie que naturelle, et elle n'en réussit que 
mieux dans ce genre où un peu de subtiUlé ne déplaît pas, 
où un léger gr^in de coquetterie paradoxale sied bien à 
la vérité, où je demande à l'auteur, non-seulement de me 
persuader, mais de me faire réfléchir ; où enfin je ne sais 
si je n'aimerais pas mieux Sènèque que Cicéron. Ici 



52 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

il faudrait tout citer ; il faudrait vider jusqu*au fond ce 
panier d'airelles, supérieures à nos fraises les plus exqui- 
ses, pour vous forcer à me croire en me goûtant. La 
Bruyère attendri, la Rochefoucauld réconcilié, Joubert 
féminisé, H. de Latena, dans ses pages les plus ingénieu- 
ses et les plus délicates, seraient comparables, msds non 
préférables à madame Swetchine : 

« Les êtres qui paraissent froids et qui ne sont que ti- 
mides adorent dès qu'ils osent aimer. 

' a Qu est-ce que se résigner? C'est mettre Dieu entre la 
douleur et soi. 

« Il y a des questions si indiscrètes, qu'elles ne méri- 
tent ni la vérité ni le mensonge. 

a Le plus coupable des excès de la liberté est de se nuire 
à elle-même. 

« A regard des princes, je dirai comme les protestants 
pour un plus haut maître : le service sans le culte. 

« Qui a cessé de jouir de la supériorité de son ami a 
cessé de l'aimer. 

a Les cœurs aimants sont comme les pauvres : ils vivent 
de ce qu'on leur donne. 

« Il est des choses qu'on ne peut s'empêcher de savoir, 
mais qu'il n'est jamais permis de s'avouer. 

« Les chaînes qui nous serrent déplus près sont celles 
qui nous pèsent le moins. 



MADAME SWETCHINE. 55 

(( Allons toujours au delà des devoirs tracés, et restons 
toujours en deçà des plaisirs permis. 

* 

« On s'attend à tout, et on n'est jamais prépare à 
rien. 

(( C'est prodigieux tout ce que ne peuvent pas ceux 
qui peuvent tout ! 

m Au fond, il n'y a dans la vie que ce qu'on y met, 

(( La langue niême nous dit Tinfériorité des collectifs 
en comparaison du singulier. A le prendre très-haut, 
comparez ce qui se passe en nous en prononçant les dieux 
et Dieu ! l'homme et les hommes ! En descendant tou- 
jours, assurer de son amitié c'est promettre l'affection ; 
offrir ses amitiés n'est qu'une politesse. On peut parler 
de ses amis sans avoir ni donner Tidée qu'on possède un 
ami. Le respect est chose grave pour celui qui le ressent ; 
il est le comble de l'honneur pour celui qui l'inspire : 
mes respects ne sont qu'une formule. Un. intérêt dans la 
vie est tout ce qu'on y cherche : des intérêts sont à peu 
près rien. II y a plaisir aux occasions qui réclament 
un compliment : mes compliments courent les rues. 
Tout le monde a des ennemis ; un ennemi, c'est aijitre 
chose.... n 

• 

Je suis forcé de m'arréter là; et maintenant il me 
semble que je n'ai pas choisi le meilleur. Mille autres 
pensées me charment et m'attirent, et il faut pourtant 
résister à cet entraînement ; il faut fermer le livre : mes 
lecteurs le rouvriront et ne le quitteront plus jusqu'à la 
dernière page ; ils compléteront ce que j'ai dit si mal et 



54 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

si peu ; puis il se demanderont si les amis de madame Swet- 
chine ont, en publiant ses œuvres, cédé à une illusion ou 
accompli un devoir. Je suis sûr d'avance de leur réponse, 
et je ne veux pas, pour madame Swetchine et pour M. de 
Falloux, d*autre louange ni d'autre hommage. 



IIÎ 



M. VICTOR COUSIN* 



Encore madame de Longueville ! diront quelques lec- 
teurs indifférents ou blasés. — Et pourquoi pas? Lon- 
gueville for ever, si la persistance d'un grand écrivain 
sur la trace de cette illustre mémoire nous vaut des œu- 
vres sérieuses et charmantes, faites pour servir de cor- 
rectif et de contre-poids aux scandaleuses équipées de la 
basse littérature ! Mais cette fois nous n'avons pas même 
besoin de maintenir à M. Cousin le droit de reparler de 
celte femme, qui lui a inspiré déjà tant de belles pages; et 
cela par une bonne raison; c*est que malgré sa beauté et 
ses mérites, Anne-Geneviève de Bourbon n*est pas, à vrai 
dire, l*héroïne de ce volume : il y en a une autre, ou du 
moins nous en avons trouvé une autre, plus grande, plus 
aimable que madame de Longueville elle-même : cette hé- 
roïne, c'est la Royauté, ou, si Ton veuf, c*est la France; 
car pour H. Cousin comme pour nous ces deux images 

* Madame dé longueiille pendant la Fronde, 1651-1653. 



y 



56 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

n'en font qu'une. Arrivé à ce point de son récit, entré, 
peut-être à contre-cœur, dans la phase orageuse et cou- 
pable de cette noble vie, H. Cousin n*a pas hésité, et ce 
courageux parti-pris lui a doublement porté bonheur : 
Sous sa plume éloquente, cette biographie d'une fenmie 
est devenue un excellent livre d'histoire, et le souvenir 
des fautes de celle qu'il eût tant voulu trouver irrépro- 
chable lui a servi à rappeler, avec une autorité toujours 
Croissante, les maximes les plus vraies, les plus fécondes, 
de la politique française. 

En effet, qu'on ne s'y trompe pas : dans cette période 
courte et troublée, les objets de la prédilection constante 
et des hommages de H. Cousin, ce ne sont ni le grand 
Condé, ni sa sœur, ni ces figures brillanted>'qui font des 
divers épisodes de la Fronde autant de chapitres de ro- 
man; c'est la reine Anne d'Autriche, c'est Hazarin, c'est 
ce jeune Roi dont il fait pressentir, par une gradation ha- 
bile, le génie et la grandeur. Le charme et l'originalité de 
cet ouvrage résident justement dans cet antagonisme, ce 
contraste des sentiments personnels de l'auteur pour ces 
glorieux coupables, et de sa haute raison, de son patrio- 
tisme éclairé, qui cherchent, ailleurs, dans le camp opposé» 
l'intérêt réçl et le salut de la France. Or, si l'on nous ac- 
corde que rien ne donne à la passion plus dévie, d'énergie 
et de vraie beauté que la lutte intérieure, l'idée de combat 
et de sacrifice, on nous permettra d'ajouter que les œu- 
vres où cette passion s'exprime ne sont jamais plus at- 
trayantes que lorsqu'on y découvre cette lutte d'un esprit 
sincère se débattant entre son penchant et la vérité. Chose 
remarquable! si M. Cousin eût, dès l'abord, annoncé l'in- 
tention d'écrire, à propos de la Fronde, un livre tout à 
fait royaliste^ tout à l'honneur de Hazarin et de la Reine, 
il eût moins complètement convaincu son lecteur de l'ex- 



M. VICTOR COUSIN. 57 

oellence de leur cause; et, d'autre part, s*il se fût obstiné, 
malgré rëvidence , à amnistier partout et toujours ma- 
dame de Longueville, il n'eût pas, en définitive, obtenu 
pour cette gloire qui lui est si chère tout reffet que pro- 
duit son ouvrage, où ces fautes si douloureusement 
avouées n'apparaissent que comme une éclipse passagère, 
propre à faire mieux ressortir encore les célestes clartés 
du soir et les splendeurs radieuses du matin. 

Il ne faut cependant pas croire que H. Cousin aban- 
donne dans cette période critique madame de Longue- 
ville à ses calomniateurs, à ses ennemis. Il veut bien dé- 
clarer que le triomphe décisif de la Fronde, de Gondé et 
de sa maison iîit compromis par Timpolitique rupture du 
projet de mariage entre le prince de Conti et mademoi- 
selle de Chevreuse , et que madame de Longueville n'a 
pas été étrangère à cette rupture ; il veut bien constater 
que, sacrifiant à l'orgueil de famille , séduite par la gran- 
deur de son rôle, enivrée de la gloire de son frère, en- 
traînée par son amour pour un homme peu digne d'elle, 
l'illustre princesse se lança de nouveau et précipita tous 
les siens dans les hasards de cette Fronde abâtardie et en- 
venimée qui mit la France à deux doigts de sa perte , et 
plaça un moment sur le même plateau de la balance Tépée 
du grand Condé et le couperet du boucher Duretète. Enfin, 
aveu plus cruel encore! il consent bien à reconnaître que, 
pour ramener ou punir un amant attiédi, pour combattre 
les dangereuses influences de la belle duchesse de Châ- 
tillon, madame de Longueville eut un instant de faiblesse 
pour le duc de Nemours, donnant ainsi un texte aux res- 
sentiments et aux mauvais propos de La Rochefoucauld, 
grossièrement traduits plus tard par Bussy-Rabutin. Hais 
là s'arrêtent, et à très-juste titre, les concessions de 
M. Cousin. Quant aux calomnies de celui qui aurait dû 



58 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

épargner le plus madame de Longueville, quant ayx men- 
songes qui la représentent, non plus comme une héroïne 
se trompant de route, mais comme une coquette chan- 
geant de caprice , non plus comme une Handane , mais 
comme une Céliméne, M. Cousin en fait bonne et vail- 
lante justice. Cette réfutation passionnée de Tamant con- 
temporain par Tamant d'outre-siécles, le singulier spec- 
tacle de cette passion rétrospective, plus délicate, plus 
respectueuse, plus constante, plus attentive au bien, plus 
incrédule au mal que celle qu'auraient dû retenir la pré- 
sence de l'objet aimé et le souvenir même de ses bontés, 
tout cela, relevé par un style incomparable où les perfec- 
tions du grand siècle se colorent et se réchauffent au feu 
d'un sentiment vrai, forme un ensemble dont rien n'égale 
le grave et irrésistible attrait. 

Pour nous , dont l'admiration pour M. Cousin et ce 
brillant épisode de sa vie littéraire a déjà eu mainte occa- 
sion de se produire, et qui sommes un peu intimidé par 
toutes ces belles duchesses, nous aimons mieux extraire 
de ce livre quelques enseignements historiques qu'il est 
toujours bon de rappeler, et qui, présentés par l'éminent 
écrivain, ont à la fois une valeur plus sérieuse,. une phy- 
sionomie plus persuasive et une actualité plus piquante : 
c'est poui*quoi nous choisirons, comme point culminant 
du récit, le chapitre intitulé : Tfiomphe de Ma%arinf et 
portant cette date mémorable : 5 février 1 655. 

Les esprits communs sont si enclins à généraliser, et 
nos révolutions innombrables sont, sous certains rap* 
ports, de si mauvaises institutrices, qu'il n'est pas rare 
de voir confondre, en politique ou en histoire , les élé'^ 
mentsles plus divers, les événements les plus contraires. 
Sous prétexte que la Fronde menaçait la royauté , soulc<^ 
vait les pavés, chansoiuiait un premier ministre et appe* 



M. VICTOR COUSIN. 59 

lait à son aide Témeute et Tagitation populaires, beau- 
coup de gens la reconnaîtraient volontiers pour rhéritière 
du grand mouvement religieux du seizième siècle et pour 
Taîeule du grand mouvement politique de 1789. Rien 
n*est plus faux. Les chefs de la Fronde, ceux qui entre- 
prirent ou prolongèrent cette guerre impie, plus quant 
civilia bella, n*ètaient pas, tant s*en faut, des émancipa- 
teurs, des promoteurs ou des martyrs d'une liberté, d*une 
égalité antidatées, mais des grands seigneurs dépossédés 
de leurs attributions féodales, des ambitieux sentant di- 
minuer leur rôle dans la monarchie, régénérée par Henri IV 
et Richelieu, et, avant d'échanger Tarmure du feudalaire 
contre Vhabit brodé du courtisan, marquant par une con- 
vulsion violente l'agonie de leur puissance. La Fronde, 
c'est le moyen âge, c'est la féodalité, c'est tout ce que 
l'esprit moderne a eu mission de renverser et de haïr, 
essayant une dernière partie, une dernière revanche con- 
tre ce régime nouveau qui grandit à travers les orages et 
qui se compose de l'alliance tutélaire entre la royauté et 
ses vrais appuis, la bourgeoisie et le peuple; entre la na- 
tion et son alliée la plus sûre, la monarchie. Voilà ce que 
comprit Mazariii, grâce à la merveilleuse finesse de son 
sens politique, et ce qu'il eut le mérite de mettre en pra- 
tique sans un seul de ces moyens terribles qui avaient en- 
sanglanté le règne de Richelieu; avec un habile mélange 
de patience et d'astuce, substituant, pour chacun de ses 
principaux adversaires, l'intérêt bien entendu à l'ambition 
mal inspirée, et de plus en plus certain de réussir sans 
violence, à mesure que s'éteignaient les mâles ardeurs des 
premières luttes, que les caractères perdaient de leur vi- 
gueur et de le^ir rudesse, que les douceurs de la vie de- 
venaient plus nécessaires , et que fureurs, orgueil, haines, 
passions généreuses ou perverses, succombaient dans 



1 






60 CAUSERIES LITTÉRAIRESi 

une égale lassitude. Là où Richelieu, patriote et despote 
(le mot est de H. Guizot), avait été forcé de se montrer 
sanguinaire, Mazarin peut se contenter d'être adroit : les 
doigts agiles de Tun achevèrent de dénouer ce que la rude 
main de Tautre avait commencé à briser. On le voit, la 
liberté, le progrès, les réformes, Tégalitécivile, Tabolition 
des corvées et des privilèges, n'avaient rien à démêler 
avec ces révoltes de grands seigneurs et de grandes da- 
mes, acharnés à faire reculer le temps, à ébranler le 
trône, à affamer le peuple, à déchirer le royaume, à s'al- 
lier aux ennemis de la France, plutôt que de consentir à 
cesser d'être un pouvoir pour n'être plus qu'une no- 
blesse. S'il est vrai, comme le croit M. Cousin, que 89 
ait rêvé et réalisé ces conquêtes, quoi de plus opposé à 
ses mspirations et à son œuvre que cette guerre entreprise 
pour maintenir ou aggraver tout ce qu'il a détruit ? S'il 
est vrai, comme nous le croyons plus fermement encore, 
que ces conquêtes précieuses, confiées à l'initiative de la 
monarchie, eussent été plus promptes, plus complètes et 
moins chèrement achetées, quoi de plus contraire à leur 
développement ou à leur principe que ces rébellions 
seigneuriales, toujours prêtes à mettre la royauté en 
question ou en tutelle, et à rompre les liens sécu- 
laires qui unissaient le roi au peuple et le peuple au 
roi ? La gloire, la force de Mazarin, ce fut , à cette date 
décisive, d'avoir compris Tétat de la question, d'avoir 
deviné que tôt ou tard l'intérêt général, la raison pu- 
blique; le génie même de sa patrie adoptive, l'aide- 
raient à triompher de ces brillants mirages où s^ agitait 
l'ombre du passé , mêlant le cliquetis de ses èpées aux 
refrains de ses chansons. Aussi, lorsqu'après avoir été 
persécuté, proscrit, forcé de s'enfuir , après avoir vu le 
Parlement voter son exil étemel, la confiscation de ses 



iM. VICTOR COUSIN. 61 

biens, la vente de ses tableaux, Theureux cardinal rentra 
au Louvre, le 3* février 1655, son triomphe — H. Cousin 
en fait la très-juste remarque — fut le triomphe de la 
France elle-même, qui, dans ses flancs déchirés par la 
guerre civile, avait déjà senti tressaillir le siècle de 
Louis XIV. Appuyé 'd*une main sur la reine, que son bon 
sens, son instinct royal, son amour maternel préservè- 
rent contre ses rancunes de femme, ses préjugés d'é- 
trangère, contre les engagements de sa reconnaissance et 
de ses amitiés, il put tendre Tautre main, avec le fin sou- 
rire des pardons faciles, aux Vendôme, aux Bouillon, aux 
La Rochefoucauld, aux Chevreuse , à tous ces illustres 
mécontents de la veille, que la royauté restaurée allait 
indemniser , dicipliner , assouplir et amoindrir. Ce fut 
.merveille de voir tous ces fiers seigneurs, toutes ces 
hautes et puissantes dames faire leur paix et s'incliner à 
demi sous celte main gantée de velours, remplie de dons 
assez solides pour d .;dommager l'orgueil par la vanité et 
l'héroïsme par le calcul. Il y eut là une de ces scènes.de 
dénoûment qui se répètent constamment à la fin des ré- 
volutions ou des guerres civiles , qu'elles soient d'origine 
seigneuriale ou bourgeoise, aristocratique ou populaire ; 
une distribution d'amnisties, de places, de faveurs entre 
tous les chefs réconciliés, pendant que les dupes comp- 
tent leurs blessures en face de leur caisse vide et de leur 
maison brûlée, pendant que le peuple affamé demande du 
pain, et que les villages incendiés fument encore. C'est le 
cas d'appliquer, avec variantes , le quidquid délirant re- 
ges... Seulement, ces rot5 dont le délire retombe sur les 
petits en misères de toutes sortes, ce ne sont pas tou- 
jours les rois proprement dits, ceux qui portent sceptre 
et couronne : ce sont tantôt les orgueilleux de haute 
race, tantôt les ambitieux de bas étage ; tantôt ceux qui 

A 



"j 



62 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ne veulent rien abdiquer de ce que leur dél^obe la fuite 
des siècles, tantôt ceux qui veulent saisir trop vite ce que 
leur apporte la marche des années : ce sont aussi les rois 
de la pensée, ceux qui, investis du droit divin du génie, 
ayant mission de guider et d*éclairer les peuples, les 
aveuglent et les égarent, étalent à leurs yeux d'impossi- 
bles chimères, et leur font trouver, au bout de ces men- 
teuses promesses , le contraire de ce qu'ils leur ont 
promis. 

La Fronde, à proprement parler, finit à cette date que 
M. Cousin a fixée en quelques pages magistrales : la 
Fronde à Bordeaux ne fut que Tenjeu désespéré d'une 
partie perdue, quelque chose de pareil à ce frémissement 
des vagues, se soulevant au loin tandis que s'apaise le 
foyer même de la tempête. Le Midi apporta à ce regain 
ses passions ardentes : tout s' exaspéra. et s'abaissa : 
la cause de ces patriciens de la révolte perdit ses der^ 
niers prestiges en d'indignes alliances, soit avec l'é- 
tranger, soit avec les chefs de la populace. La faction de 
rOrmée, la Montagne de cette Gironde, tint pendant 
quelque temps entfe ses mains grossières le fil de tes 
complots, de cette guerre qu'avaient inaugurée Théroi- 
que génie du grand Condé et les grâces enchanteresses 
de sa sœur. Commencée sur les degrés du trône, la 
Fronde allait expirer sur l'étal d'un boucher. LongueviUe 
et Duretête l ces deux noms écrits par une dérision du 
sort sur la page finale de cette histoire, nous semblent 
en marquer les deux points extrêmes. M. Cousin a bien 
fait de nous conduire jusqu'au bout de ce contraste, 
de cette leçon qu'il retrace avec cette vivacité éloquente 
dont il a le secret. On y voit comment les plus grands 
cœurs, les âmes les plus fiëres, peuvent perdre leur di- 
gnité par un sentiment outré de leur grandeur; com- 



M. VICTOR COUSIN. 65 

ment, après avoir été le rempart et Tornement de la 
royauté, on peut devenir Tesclave et le jouet de la mul- 
titude. 

S'ensuit-il que les fautes du grand Condé, de la du- 
chesse de Longueville, de leurs nobles compagnons, de 
leurs belles complices, soient irrémissibles, que l'histo- 
rien n'ait plus qu'à les condamner et à les flétrir ? Assu- 
rément non : si tel devait être le dernier mot de cette his- 
toire, soyez sûrs que. M. Cousin se serait bien gardé de 
l'écrire. Ce qui en fait au contraire le piquant et le char- 
me, c'est, nous le répétons, qu'au milieu de leurs égare- 
ments et de leurs faiblesses, ces grands coupables n'en 
restent pas moins intéressants, que le héros est toujours 
intrépide, magnanime, grand homme de guerre, l'hé- 
roïne toujours séduisante, majestueuse, poétique : l'ima- 
gination (elle n'en fait jamais d'autres !) plaide pour ce 
que la raison blâme. Dans l'histoire comme dans le ro- 
man, dans la représentation, idéale ou vraie, de la vie 
humaine, comme dans la vie elle-même, la perfection a 
bien moins d'attrait que ces assemblagesdelumière et d'om- 
bre, de grandeurs et de chutes, où l'honmie se retrouve 
tout entier, dans le mal qu'il fait et dans le bien qu'il 
rêve, et reconnaît avec un mélange d'humilité et d'orgueil 
le double ascendant de ses deux natures et de ses deux 
origines. D'ailleurs, s'il fallait condamner , au point de 
vue politique , les fautes du grand Condé et de madame 
de Longueville, quel serait celui de leurs contemporains 
illustres à qui l'on ne devrliit pas jeter la pierre? Tous ou 
presque tous y passèrent, et le Nobiliaire du dix-sept siè- 
cle pourrait servir de table de matières à l'histoire delà 
Fronde. Quant aux faiblesses plus personnelles et plus 
délicates de la duchesse de Longueville, elles sont regretta- 
bles sans doute; mais H. Cousin les a si vivement res- 



64 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

senties, que l'on a presque envie d'absoudre l*héroîne 
pour consoler Thistorien. 

Et puis quels retours ! quelles revanches! quelle épo- 
que que celle où les coupables s'appellent Condé, Tu- 
rehne, Longueville, Chevreuse, Retz, La Rochefoucauld, 
et présentent à la postérité , comme rançon de leurs 
fautes, des batailles gagées, des villes prises, nos fron- 
tièreSs reculées, des livres immortels, d'inimitables mo- 
dèles de pensée et de style, des trésors de beauté, d'es- 
prit, d'élégance volontairement ensevelis dans une longue 
et austère retraite ! Voilà ce que l'on ne doit pas oublier, 
et ce que H. Couàin nous rappelle avec un éclat qui défie 
. désormais l'oubli. Grouper sur un premier plan où 
rayonne l'aurore du grand siècle une société admirable 
que notre société démocratique aurait tôt ou tard cessé 
de comprendre; ressusciter par un prodige de talent tous 
ces hauts faits et toutes ces grâces, éclairer du côté du 
ciel, à la double lueur de la foi et du repentir, les gran- 
deurs et les fautes de ce groupe splendide, faire circuler 
à travers son œuvre un souffle de ce temps regretté et 
disparu, enfin élever au héros et à l'héroïne de la Fronde 
un monument qui porte sur son fronton le chiffre et le 
drapeau de la royauté, voilà la tâche que H. Cousin a 
entreprise et qui touche glorieusement à son terme. Qu'il 
y ait apporté cette ardeur, cette passion qui rapproche 
les temps comme les distances, et qui transforme le véri- 
table artiste en contemporain de son sujet, qui en doute? 
qui oserait en sourire ou s'en plaindre ? Rien de beau ne 
se fait sans passion ; le tout est de bien choisir , et les 
livres de M. Cousin nous prouvent qu'il a bien choisi. 



IV 



M. GUIZOT* 



Le dirai-je? ce n'est pas sans une appréhension secrète 
que j'ai ouvert ce troisième volume. Etant donnée la mé- 
thode que M. Guizot a adoptée pour ses Mémoires et qui 
consiste à ne se raconter que dans ses rapports avec les 
événements de son temps, on pouvait craindre que l'intérêt 
de son livre ne s'affaiblit à mesure que les événements 
s'amoindrissent. Assurément, dans la période que ce vo- 
lume embrasse et qui va de 1832 à 1837, des incidents 
bien notables se produisirent; l'insurrection lyonnaise, 
l'arrestation de Madame, duchesse de Berry, les tenta- 
tives anarchiques, les procès politiques, l'attentat de 
Fieschi, les vicissitudes ministérielles et parlementaires 
qui toutes avaient leur portée et leur sens : cependant, à 
distance, séparés que nous sommes de cette époque par 
un entassement de catastrophes, ces diVers épisodes ne 
nous offrent plus, semble-t-il, ce caractère général et 

* Mémoires pour servir è l'histoire 4e mon tempst tome UI. 

4. 



\ 



66 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

absolu qui maintient les souvenirs personnels à la hauteur 
de rtiistoire. Ce sont, pour ainsi dire, les stations inter- 
médiaires de cet immense chemin de fer qui nous en- 
traine à travers les révolutions, et où les voyageurs pressés 
et blasés ne veulent plus s'arrêter qu*auic grandes gares. 
C*est le malheur des temps comme les nôtres, saturés 
d'imprévu, surmenés par les événements et les surprises, 
que le passé d*hier y perde ces effets de proximité qui 
unissent entre elles les phases successives de la même his- 
toire, et donnent les impressions de la veille pour com- 
mentaires aux émotions du lendemain. On dirait, tant nous 
avons vécu, vieilli, douté, désespéré, oublié, que nous ne 
sommes plus nos propres contemporains, et que les récits 
d'un personnage, — même le plus éloquent et le plus 
illustre, — mêlé à un ordre d'idées et de faits disparu 
dans la fosse commune, ne pourrait intéresser que nos 
grands-péres. 

Mes craintes étaient vaines, et, si j'y persistais, le 
succès dd ce troisième volume me donnerait un dé- 
menti. On pourrait même ajouter que les deux premiers 
' volumes ont fait, au profit des suivants, l'éducation du 
public ; de ce public qui, aimant à assaisonner d'un grain 
de curiosité malicieuse ou indiscrète ses plaisirs litté- 
raires, induit en erreur par de célèbres et déplorables 
exemples, avait peut-être demandé d'abord aux Mémoires 
de M. Guizot autre chose que ce qu'il y trouvait, et qui, 
ramené aujourd'hui à une appréciation plus juste et plus 
saine, comprend la supérionté de ce mâle et noble lan- 
gage, de cette sobre et délicate réserve, sur ces expansives 
confidences où la vie publique n'est qu'un prétexte aux 
étalages de la vie privée. Des sympathies unanimes ac- 
cueillent ce retour d'un esprit éminent vers une époque 
qui aurait pu lui laisser bien des germes de rancunes im- 



M. GUIZOT. 67 

placables et de récriminations amères, et d'où il n*a rap- 
porté que l'exposition magistrale de ses actes, l'explica- 
tion lumineuse de ses vues, l!étude sereine de ses 
souvenirs, et tout au plus quelques courtes échappées, 
moins caustiques encore que hautaines, contre ses adver- 
saires les plus acharnés. Quand on songe au parti qu'une 
intelligence moins élevée ou plus vindicative aurait pu 
tirer de là ridicule impuissance dont firent preuve, après 
sa chute, ses ennemis devenus ses vainqueurs, on honore, 
on admire cette modération imperlurbable, qui, une fois 
Tarène fermée, ne songe plus qu'à se rendre compte des 
épisodes de la lutte. En même temps, comme nous ne 
devons jamais négliger de prendre en passant une leçon 
de littérature, comme la politique, Dieu merci! ne doit 
être qu'accessoire et accidentelle dans ces causeries, re- 
marquons deux choses : M. GuizoU fût-il le plus rancu- 
neux des l^ommes comme il paraît en être le plus longa- 
nime, cette extrême sobriété de représailles l'eût mille 
fois mieux.servi qu'un débordement d'hijures ou de sar- 
casmes. Une seule pierre, bien dirigée et lancée de très- 
haut, peut tuer son homme, qu'une grêle de projectiles 
lancés au hasard et de trop près meurtrirait à peine. Lors- 
que H. Guizot dit à propos de M. Armand Marrast : « Ce 
fut l'intarissable fiel d'un lettré vaniteux et envieux, irrité 
de vivre dans une situation au-dessous de son esprit, et 
qui s'en venge en exhalant ses prétentions et ses haines 
sous le voile de ses idées. » Ne vous semble-t-ii pas voir 
toute la misérable coterie du National fustigée jusqu'au 
sang par ce seul coup de férule ? Lorsqu'il dit de 
H. Etienne : « H. Etienne, écriv«iin-né du tiers panli, était 
un esprit mou et terne, avec une clarté apparente et un 
agrément de mauvais aloi, fin sans distinction, habile à 
laisser entendre sans dire, à nuire sans frapper. » Ne 



68 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

croit-on pas entendre prononcer un arrêt sommaire et 
sans appel contre celte pitoyable race d'écrivains pré* 
parés au libéralisme par le servilisme, également propres 
à manier la plume du Constitutionnel et le ciseau de la 
censure ; race qui ne se perd jamais, alors même que le 
romantisme et le réalisme y ont passé ? Dans une gamme 
tout autre d'idées ou plutôt de sentiments, n'y a-t-il pas, 
dans l'excessive réserve apportée par M. Guizot aux cou* 
fidences de sa vie intime, comme une sorte de coquetterie 
suprême et involontaire qui donne bien plus de prix aux 
passages trop rares où un souvenir douloureux et cher, 
une date funèbre, un trop vif battement de cœur, l'arra- 
chent à son impassibilité apparente, nous montrent 
l'homme dans le politique et nous font pénétrer dans cette 
âme fermée au dedans, ouverte au dehors ! Tous ceux qui 
ont lu l'admirable page inspirée à H. Guizot par le mal- 
heur domestique qui le frappa le 11 mars 1833, page 
trop citée pour que je la reproduise, compléteront aisé- 
ment ma pensée. Là encore, Vettei se produit par le con* 
traste, — que dis-je? par l'harmonie entre ce que l'écrivain 
sait taire et ce qu'il sait dire : immortelle loi de l'art, dont 
l'oubli explique nos intempérances et nos aberrations 
littéraires ! 

Le succès est donc grand, et il faut s'en réjouir, alors 
même qu'on eût pensé autrefois ou que l'on penserait 
encore aujourd'hui autrement que H. Guizot sur quelques 
points discutés ou quelques faits racontés dans cette partie 
de ses Mémoires. S'ensuit-il que ces dissidences passées 
ou présentes doivent complètement disparaître dans une 
admiration justifiée par l'élévation des idées, la dignité 
du langage, là sincérité des convictions, la perfection des 
portraits, la beauté du style? Nous ne le croyons pas. 
Après ces ^ancles catastrophes, ces communes défaites 



M. GUIZOT. 69 

qui réconcilient et rapprochent ceux que d'autres évé- 
nements avaient séparés, on doit également se méfier de 
deux excès contraires : ou un entêtement étroit et irritant 
à ne pas céder un pouce de ce terrain que le troisième 
larron va peut-être vous prendre tout entier; ou une fa- 
cilité puérile à se proclamer désormais, sur toutes choses, 
du même avis que ceux que l'on a contredits pendant 
quinze ou vingt ans ; facilité commode, mais dangereuse, 
qui donne aux violents, aux roués et aux sceptiques le droit 
de nous demander s'il en est pour nous de telle ou telle ré- 
volution, comme des Pyrénées dans Pascal : « Erreur en 
deçà, vérité au'delà. » Or la révolution de Février a bien pu 
prouver à quel point il était insensé de demander pour la 
France plus de liberté qu'elle n'en avait, de biseauter, au 
profit de la république, les cartes de la réforme électo- 
rale, d'accuser de nous coûter trop cher le gouvernement 
à bon marché, de méconnaître les grandes qualités de tel 
prince, les excellentes intentionsde tel ministre, etc., etc. 
Hais elle n'a pas prouvé, tant s'en faut, qu*une première 
infraction aux lois fondamentales de l'autorité ne dût pas 
en amener plusieurs autres, ni qu'une façon éclectique, 
hésitante, saccadée, de traiter, par expédients et accom- 
modements, les grandes questions sociales, morales, reli- 
gieuses, politiques, ne dût pas aboutir à des solutions 
imprévues et accablantes pour ceux-là même qui y avaient 
apporté le plus d'habileté, de bonne foi et de lumières. 

Pour les lecteurs superficiels, ces deux chiffres, 1852- 
1856, ne sont que deux dates ordinaires : dans le fait et 
dans la pensée de H. Guizot, ce court espace de quatre 
années représente une phase particulière ; l'établisse- 
ment, l'entrée en fonctions définitive de la politique dont 
rUlustre écrivain devait être plus tard la personnification 
la plus éloquente, et qu'il installa dès lors comme mi- 



70 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

nistre de Tinslruction publique. Le récit de ses travaux, 
(le ses entreprises dans ce ministère qui lui convenait si 
bien, occupe la plus large part de ce volume et n'en est 
pas la portion la moins intéressante. Sous la plume d'un 
homme médiocre, ces détails didactiques eussent paru 
sans doute plus instructifs qu'attrayants. Il faut que 
H. Guizot soit bien sûr de lui-même, de sa puissance sur 
Ie3 esprits sérieux, de son talent à élever, à agrandir les 
questions et à y attirer après soi un public rassasié de cu- 
riosités frivoles, pour avoir fait une si longue halte au 
milieu de ses vieux cartons. A vrai dire, dès qu'il touche 
aux questions générales, non-seulement il ne soulève et 
ne peut soulever aucune objection, mais il doit rencon- 
trer chez les honnêtes gens de tous les partis un assenti- 
ment respectueux, proche voisin de l'admiration. Quoi de 
plus beau, quoi de plus vrai que ce passage : « Nous as- 
sistons depuis trois quarts de siècle au spectacle de Tin- 
sufflsance et de la fragilité de toutes les supériorités que 
donne le sort, etc?... » Argument sans répHque où la 
nécessité d'une éducation forte chez les classes élevées 
apparaît d'autant plus éclatante que les révolutions ont 
mis dans les hiérarchies sociales plus d'incertitude et de 
désordre ! Quoi de plus concluant que les considérations 
de l'auteur sur la situation exceptionnelle des races royales, 
à propos de ce sinistre épisode de l'arrestation de Ma- 
dame, duchesse de Barry, qui saignera toujours comme 
une plaie vive au fond de tous les cœurs royalistes? — 
u Quand une personne a été le symbole permanent du 
pouvoir social suprême, rien ne peut faire qu'elle rede- 
vienne un simple sujet, et la fiction est du côté de ceux 
qui prétendent la faire rentrer dans le droit commun. On 
peut n'avoir pas de rois : on ne juge pas les rois; et l'his- 
toire est là pour nous apprendre que la prétention de les 



M. GUIZOT. 71 

juger n'a jamais produit que des iniquités funestes; car 
la conscience publique n*a jamais vu, dans les arrêts de 
cette prétendue justice, que les coups de la haine ou de la 
peur. » — Tout ce morceau est merveilleux de logique, 
d'éloquence et de grandeur. Lorsque .M. Guizot nous parle 
de l'insurrection des ouvriers de Lyon, de ces assassinats 
politiques, pareils à ces rechutes subites dans une ma- 
ladie chronique, qui prouvent que le malade n'est pas 
guéri et ne peut pas guérir, de ces procès où la sellette 
des accusés et le banc des avocats servaient de piédestal 
et de tribune à des esprits infiévrés d'orgueil, de haine, 
d'utopies insensées ou d'ambitions misérables, qui ne se 
ratlieraitàcette pensée siferme,àcetteautorité si grave,àla 
sagesse de ce noblevaiiicu, moins embarrasséde ses défaites 
qu'il ne le fut jadis de ses victoires? Et quand H. Guizot 
anime ses revues rétrospectives au moyen de ces portraits 
où il excelle, quand on voit passer dans ses souvenirs 
tantôt l'expressive et généreuse figure de Rossi, tantôt la 
pâle et mélancolique physionomie de Théodore Jouffroi, 
tantôt le maréchal Soult, bizarre et original assemblage 
des qualités et des défauts du vieux capitaine transplanté 
dans la vie politique, tantôt enfin le sombre et bilieux 
visage de l'abbé de Lamennais, <( tombé parmi les mal- 
faiteurs intellectuels de son temps (le mot ne s'effacera 
plus), » on ressent ce bien-être de Tesprit qui résulte d'une 
parfaite communauté d'idées avec l'homme supérieur 
qui nous guide en nous charmant : on se livre à une 
sensation analogue à celle que nous avons tous éprouvée 
sur les hautes montagnes, alors que, respirant un air vif 
et pur, regardant â nos pieds dans un lointain voilé de 
brume et d'ombre les plaines et les villes, il nous semblait 
que les sopcis laissés au départ ne nous attendraient 
plus. Hais on voyage dans les montagnes, on n'y vit pas. 



72 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Si nous descendons quelques échelons, — et il le faut 
bien, même avec un guide tel que H. Guizot,— si nous nous 
reportons vers ces temps qu'il évoque avec la double 
magie d'une foi sincère et d'un talent incomparable, nous 
sommes forcés d'en rabattre, de cliicaner quelque peu et 
de contredire. Nous sommes contraints de nous avouer 
à nous-même que ces vues si hautes, si fermes, si fé- 
condes, furent bien souvent frappées dé stérilité ou 
suspectes d'inconséquence, soit par la faute des circon- 
slances, soit par celle des hommes. U. Guizot nous dit, 
avec un admirable bon sens, que nos révolutions pério- 
diques, en étant toute certitude aux supériorités acquises 
ou transmises, ont rendu plus nécessaires, pour les fils 
de familles nobles ou riches, les bienfaits d'une éducation 
forte : mais alors pourquoi avoir si longtemps entravé la 
liberté d'enseignement? Pourquoi condamner des parents 
dont on n'avait pas à juger les préventions et les scru- 
pules, à laisser leurs fils grandir dans le désœuvrement 
et l'ignorance, s'ils ne voulaient ou les donner à des 
écoles dont se méfiaient leurs consciences de royalistes 
et de chrétiens, ou, chose mauvaise à bien des pohits de 
vue, les faire élever hors de France? Vous avez beaucoup 
fait pour les corporations religieuses qui s'occupent de 
l'éducalion du peuple, et vous nous dites sur vos rela- 
tions avec leurs supérieurs des choses aussi honorables 
pour eux que pour vous : mais alors pourquoi livrer une 
partie de cette instruction primaire a ces instituteurs 
laïques, désespoir permanent des curés et des maires , 
demi-lettrés trop savants pour se reposer dans ce qu'ils 
ignorent, trop ignorants pour se méfier dé ce qu'ils 
savent, et presque toujours en révolte contre cette au- 
torité morale qu'ils devraient représenter? Et puis toute 
l'éducation du peuple, toute l'éducation de la jeunesse 



M. GUIZOT. 73 

se fait-elle à l'école? N'est-ce pas dés lors dans votre 
temps, qui est aussi le nôtre et que vous étiez si digne de 
diriger vers le bien, que s'inaugurèrent, avec un succès 
scandaleux et dans les journaux les plus dévoués à votre 
politique, ces romans dangereux, ces fictions malsaines, 
ces écoles en action de convoitise et d'anarchie, d'im- 
moralité et de désordre, dont les gouvernements se pré- 
occupent lorsque le mal est fait, ou qu'il est irrépa- 
rable? Vous nous dites, en de belles et sévères paroles, 
« qu'on ne juge pas les rois » ; l'auriez-vous dit, et dans 
les mêmes termes, à ces vieux invalides de l'idéologie et 
du régicide, que vous appeliez à l'honneur de ressusciter 
avec vous l'Académie des sciences morales et politiques, 
et qui, relevés ainsi de leur déchéance intellectuelle, re- 
cevant^ en face de nos plus grandes gloires scientifiques 
et littéraires, une sorte de seconde consécration et dé 
réhabilitation suprême, purent cacher sous leur habit 
vert la tache indélébile, cette tache de sang que lady 
Macbeth lavait toujours et n'effaçait jamais? On le voit, 
il nous suffirait de rentrer dans les détails de nos sou- 
venirs pour opposer des objections particulières aux vues 
générales de M. Guizot. Mais la tâche serait trop au-dessus 
de nos forces, et cette série de contradictions chagrines 
s'accorderait mal d'ailleurs avec les impressions d'une 
lecture qui nous a instruit et charmé. C'est assez, en 
pareille matière, d'indiquer sans s'appesantir. Le mérite 
littéraire, la vale^ur politique, le légitime succès de ce 
livre, ne perdent rien à ces lacunes que H. Guizot 
n'aurait pu éviter qu'en faisant de ses Mémoires une 
confession ou un plaidoyer; deux partis extrêmes qui 
n'auraient pas plu à la majorité de ses amis ou de ses 
lecteurs, et que nous aurions hésité à lui conseiller. Il 
a mieux aimé revivre dans ses souvenirs comme dans une 

5 



74 CAUSERIES LITTÊRAIKES. 

sphère épurée et paciiièe, où l'idéal rindemnise du réel, 
où rexcellence de ses intentions le dédommage de la 
brutalité des faits. 11 a cédé à un penchant particulier 
aux hommes de notre temps et peut-être de tous les 
temps, favorisé aujourd'hui par le nombre même de nos 
vicissitudes et de nos fautes, et bien préférable assuré- 
ment au désespoir ou au scepticisme; penchant qui con- 
siste à vivre avec ses illusions mortes comme si elles 
étaient vivantes, et k s'y complaire d'autant plus que 
désormais rien ne les entrave , que rien ne les gâte , 
qu'elles n'ont plus à lutter contre les réalités ennemies; 
à peu près comme ces maris ou ces amans qui, en regar- 

, dant le portrait ou en s'inclinant sur la tombe de la 
femme aimée, la voient plus belle, plus constante, plus 
douce qu'elle n'a jamais été, ne se souviennent que de 
ses vertus et oublient les inconséquences ou les aspérités 
dtt son humeur. M. Guizot est resté fidèle à ce qui l'avait 
trahi, et celte fidélité lui a porté bonheur. On a rappelé, 
à propos de ses Mémoires^ les noms du cardinal de Retz, 
du duc de Saint-Simon. Ni le vaniteux frondeur, ni le duc 

. terrible, n'offrent rien de comparable à l'œuvre de notre 
illustre contemporain. 11 n'a voulu ni venger sa vanité, 
ni dégorger son fiel, mais séparer dans ses souvenirs 
l'âme du corps, Tâme immortelle du corps périssable. 
H a cherché pour ses idées une pacifique revanche; — 
revanche certaine; car si elle ne nous semblait pas assez 
concluante, l'œuvre est si belle, que la littérature plaide- 
rait au besoin pour H. Guizot, contre les chicanes de la 
politique et les hésitations de l'histoire. 



DEUX LIVRES SUR L'ITALIE* 



V 



MM. L. DE GAILLARD ET CH. DE MAZADE 



J'essayerais vainement, pour donner plus de prix à 
mes éloges, de dissimuler ma fraternelle amitié pour 
M. Léopold de Gaillard. Lui-même — on n*est jamais 
trahi que par les siens ! — a eu soin de se dénoncer, 
l'imprudent ! en écrivant mon nom sur la première page 
de son livre; et c'est assurément une des rares bonnes 
fortunes de ma vie littéraire, que ce livre qui va agrandir 
et consacrer cette brillante renommée de publiciste et 
d'écrivain ait l'air de me demander l'hospitalité en me la 
donnant. D'autre part, si j'ai réuni ces deux volumes dans 
un même rayon de causerie, ce n'est pas, à Dieu ne plaise ! 
pour succomber à la tentation vulgaire de sacrifier M. de 
Mazade à M. de Gaillard, de faire de ïltalie moderne im 
repoussoir propre à concentrer toute la lumière sur les 
Qv£Stio7is italiennes. M. de Gaillard et M. de Mazade mé- 

^ I. QtiesUons italiennes 1 par M. Léopold de Gaillard. -* II. L'Italie 
moderne, par M. Charles de Maza*de. 



76 ' CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ritent mieux que cela! Leurs deux ouvFages ont paru 
presque le même jour : les sujets qu'ils traitent, sans être 
tout à fait les mêmes, se côtoient souvent et se coudoient 
de temps à autre. Bien que leurs tendances soient diffé- 
rentes, ils se rapprochent pourtant sur deux points essen- 
tiels : tous deux sont catholiques et tous deux sincèrement 
libéraux. Seulement le catholicisme de Tun est un peu 
trop piëmonlais, le catholicisme de l'autre est beaucoup 
plus romain ; et si Ton nous accorde qu'au milieu des agi- 
tations et des mécomptes des révolutions italiennes, les 
deux figures les plus touchantes, les plus nobles, les plus 
pures, sont celles de Pie IX et de Charles-Albert, nous 
compléterons notre pensée en disant que le libéralisme de 
M. de Mazade eût été approuvé par le roi, et que le libé- 
ralisme de M. de Gaillard sera béni par le pape. 



A présent nous pouvons aborder en toute liberté d'es- 
prit, ces Questions italiennes; mais, avant de parler de 
Touvrage, disons un mot de l'auteur. H y a des gens qui 
n'ont rien de mieux à faire qu'à se cacher derrière leur 
œuvre; qu'elle soit bonne, médiocre ou mauvaise, leur 
personne n^ajoute rien à ses' mérites et n'Ate rien à ses 
défauts : il en est d'autres dont le caractère, la physiono- 
mie, l'âme, semblent passer dans ce qu'ils écrivent,' si 
bien que l'on croit les voir encore et les entendre en les 
lisant. Léopold de Gaillard est tout entier dans son livre : 
cette nature si sympathique et si riche, cet irrésistible 
assemblage des qualités les plus diverses, de force et de 
grâce, de gaieté et de profondeur, de bon sens et de 



MM. L. DE GAILLARD ET CH. DE MAZADE. 77 

verve, celle facullé compréhensive des hommes vraimenl 
supérieurs, qui ne croienl pas déroger en admiranl un 
tableau ou en écoulanl une cavatine après avoir disculé 
une question européenne, enfin ce don si précieux d*étre 
admirablement fidèle à ses opinions tout en y attirant les 
opinions contraires comme à un foyer de chaleur, de 
lumière et de vie, je relrouve tout cela dans ces pages où 
le tourisle, l'aFtiste, l'observateur, le penseur, l'historien, 
le politique, le polémiste, se servent mutuellement de 
commentateurs et d'interprètes. Pour quiconque arrive 
par degrés ou par éclat à la publicité, il existe une 
épreuve dangereuse, dont il est rare que nous sortions à 
noire gloire : passer de la province à Paris, de l'arriére- 
plan au premier, et de l'estime des hommes ordinaires à 
celle des hommes éminents. Or, chez Léopold de Gaillard, 
je remarque ce trait distinctif, qu'il grandit, pour ainsi 
dire, avec sa tâche et son cadre. A mesure qu'il s'élève, 
il semble plus propre à la position qu'il occupe qu'à celle 
d'où il monte. Avignon le connaissait à peine, que déjà 
Toulouse Tadoptait. La province n'avait pas encore me- 
suré sa force, que déjà Paris le rangeait parmi les plus 
vigoureux publicistes : MM. de Montalembert, Guizot, de 
Fallonx, Thiers, Berryer, Cousin, pensent aujourd'hui de 
lui ce que j'en pensais hier. Si l'on se fait une exacte idée 
de cet esprit essentiellement attractif, de cette imagina- 
tion méridionale colorée aux rayons de ce soleil qui par- 
fume nos fruits et nos fleurs, on comprendra le prestige 
qu'a dû exercer l'ItaUe sur Léopold de Gaillard. Il l'a ' 
visitée d'abord en voyageur, puis en pèlerin, puis en con- 
naisseur; il l'a aimée pour sa beauté, pour ses malheurs, 
pour ses souvenirs, pour ses espérances. Pendant qu'il 
s'acclimatait à ses magnificences et se pénétrait de son 
génie, les événements marchaient avec lui et ajoutaient 



78 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

chaque année une page d'histoire à ce qui n'avait été 
longtemps pour les visiteurs ordinaires qu'un merveil- 
leux Album de poésie» d'art et de paysage. Ce musée, ce 
reliquaire du monde civilisé et chrétien, fatigué de ces 
gloires inactives qui lui allaient pourtant si bien, se chan- 
geait en arsenal, en champ de bataille ; le problème de 
l'Italie se posait de nouveau sur les lèvres du sphinx révo- 
lutionnaire, avide de dévorer à la fois des armées et des 
traités de paix ; et ma comparaison est d'autaAt plus juste, 
que bien des Œdipes italiens semblent prêts à immoler 
leur père. Quoi qu'il en soit, il ne s'agissait plus de dire, 
avec Delatouche : « Question d'Orient, voir lever le so- 
leil!... Questions italiennes t admirer les Titien et les 
Véronèse, contempler la campagne de Rome au soleil 
couchant, parcourir en gondole les lagunes de Venise, 
mesurer les dimensions et les proportions de Saint-Pierre, 
se promener, au clair de lune, dans le Colisée ; mais de 
savoir, de se demander du moins si ce réveil de l'Italie 
est une crise, une résurrection ou une convulsion d'ago- 
nie; si le fatal système d'annexion ou d'unitarisme pré- 
vaudra sur la fédération, si la démagogie triomphera de 
la liberté, si la noble cause de l'indépendance ne sera pas, 
comme toujours, profanée, salie, ensanglantée, noyée, 
perdue par les fureurs, les folies et les crimes de la révo- 
lution; si cette révolution enfin, trop fidèle à ses antécé- 
dents et à son génie, ne sera pas poussée à cet excès de 
délire d'oublier que la papauté est le lien nécessaire du 
faisceau italien, et d'essayer de détruire ses éléments de 
salut sous prétexte de réaliser ses rêves de conquête. 
On le voit, le champ est vaste; les questions italien- 
nes, à mesure qu'on avance, se multiplient,, se héris- 
sent, et M. Léopold de Gaillard n'>a pas la préteqtion de 
les avoir abordées ou débrouillées toutes. Mais il m'im* 



MM. L. DE GAILLARD ET CH. DE MAZADE. 79 

• 

portait d'indiquer comment la composition de son livre 
s'accorde parfaitement avec la disposition même de son 
sujet et comment Fauteur, en suivant la marche des 
événements et la pente de son esprit, a tout naturelle* 
ment terminé en œuvre de politique et d'histoire ce 
volume qui se présente d'abord dans toute la liberté et 
la grâce d'une causerie épistolaire. Ce qu'il y gagne en 
variété et en unité tout ensemble, ai-je besoin de le 
dire? Ce ne sont pas là ses seuls mérites. En dépit de 
son titre, il n'est pas du tout et ne veut pas être une bro- 
chure de circonstance : il ne spécule pas sur Vactualiiéy 
cette servante-maîtresse qui fait payer si cher ses ser- 
vices, ruine ses maîtres en ayant l'air de les enrichir, et 
leur tourne le dos un beau matin, quand son caprice lui 
dit d'aller porter ailleurs ses escomptes et ses sourires. 
Ce n'est pas, après tout, la faute de M. Léopold de Gail- 
lard s'il nous parle de l'Italie au moment où l'Italie est à 
)a mode, et s'expose à tous les dangers des personnes qui 
font trop parler d'elles : il profitera des bénéfices de l'à- 
propos sans en subir les charges : la partie importante de 
son ouvrage, celle qui touche à l'histoirecontemporaine^ est 
écrite d'après des documents italiens qui, n'ayant pas été 
traduits, sont peu connus en France, et dont la plupart 
sont dus aux communications d'une illustre et précieuse 
amitié ^ Aussi, au sortir de ces lettres charmantes où 
l'auteur, entre deux promenades artistiques, esquisse à 
grands traits la dramatique figure de Savonarole, ou 
bien interrompt ses excursions pittoresques et ses spi- 
rituelles digressions pour faire jaillir d'une conversation 
de table d'hôte d'éloquentes vérités, lorsqu'on aborde 
ces beaux chapitres , lltalie depuis cent ans^ la Liberté 
en Italie^ l'Italie sans les Autrichiens, Ton reconnaît, à 

* César Gantù. 



80 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

la gravité du ton, à l^ampleur du récit, à la certitude de 
l'écrivain, que Ton marche, non pas sur le sol mobile du 
journalisme ou du pamphlet, , mais sur le terrain solide 
de rhistoîre, et que ces pages seront vraies encore, vraies 
toujours, après que la vérité de ce matin sera devenue 
l'erreur de ce soir, et que l'illusion d^aujourd'hui sera 
le mécompte de demain. Nous ne reviendrons pas sur ces 
événements que M. Léopold de Gaillard retrace d'une 
main si ferme et si sûre, et qui tous renferment de si 
frappantes leçons. Pris dans leur ensemble, ils nous 
montrent cette belle, séduisante et impatientante Italie 
presque toujours occupée à se contredire, à conspirer 
contre elle-même, à se faire la dupe volontaire de soi et 
d'autrui, à demander sa liberté aux révolutions, son in- 
dépendance aux étrangers; passant rapidement de l'ivresse 
au désespoir, de l'exaltation au découragement; prodi- 
guant tour à tour aux mêmes hommes, aux mêmes puis- 
sances,' son enthousfasme et ses invectives, ses fêtes 
triomphales et ses anathémes, ses sonnets et ses in- 
jures; cherchant le secret de sa destinée partout où il 
n'est pas, où il ne peut pas être, dans un passé déce- 
vant, dans un avenir chimérique, et, au milieu de ses 
vicissitudes, gardant ces allures théâtrales où la mise en 
scène fait partie essentielle de la pièce, où les change- 
ments pohtiques paraissent s'exécuter au coup de sifflet 
du machiniste, où les essais de grandeur ressemblent à 
des tragédies refaites et les catastrophes à des mélo- 
drames mal réussis. Combien de fois un pareil peuple a 
dû se tromper et être trompé, on ne le sait que trop; 
et M. Léopold de Gaillard nous le dit, preuves en main, 
mais sans amertume, sans parti pris, avec une sympathie 
profonde pour cette cause italienne que nous aimerions 
tous si elle n'était trop souvent sa propre ennemie, s! 



MM. L. DE GAILLARD ET CH. DE MAZADE. . 81 

elle ne donnait en se trahissant l'envie de la trahir, si 
elle ne s'obstinait à justifier ses détracteurs, à décou- 
rager ses apologistes par le contraste des prétentions avec 
les faits, des programmes avec les actes, par sa désas- 
treuse persistance à réunir ce qui est incompatible, à 
séparer ce qui devrait être inséparable. Et que de sou- 
venirs curieux ! que d'anomahes piquantes! que de noms, 
que de dates ayant eu au moment même une significa- 
tion exactement contraire à celle que Tignorance et le 
lointain ont fait prévaloir dans l'imagination des peuples ! 
Quoi de plus instructif, par exemple, que de constater 
que le véritable auteur de ces terribles traités de 1815 
tant de fois remis sur le tapis de la diplomatie euro* 
péenne et considérés par les Italiens comme l'excuse de 
toutes leurs colères et la négation de tous leurs droits, 
ce fut Napoléon lui-même ; Napoléon, qui livra à l'Au- 
triche le riche territoire de Venise en échange de ses 
possessions des Pays-Bas, annexa Gênes à la France, al- 
téra l'intégrité des États pontificaux , dénationalisa les 
gouvernements, refit la carte géographique et politique, 
ne respecta ni la nationalité , ni la liberté ; à tel point 
qu'il, suffit quelques années plus tard, d'une infidélité 
de la fortune et d'un déplacement de la victoire,, pour 
que les nouveaux vainqueurs trouvassent leur place faite 
d'avance, et pour que l'Europe, soulevée contre la 
France pro ans et focis^ eût l'air de n'exercer que la loi 
du talion aux dépens du conquérant foudroyé, en dé- 
membrant de nouveau et en asservissant l'Italie? Quel 
sujet de réflexions que le récit de l'entrée du général 
autrichien Mêlas dans la vieille capitale lombarde (2S avril 
1799)! — c L'archevêque et la municipalité s'étaient 
transportés jusqu'à Gressenzano, à la rencontre du gé- 
néral autrichien, Nous ferons grâce à nos lecteurs des 



82 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

harangues officielles, des sonnets, deà devises, qui ne 
disent rien à force de dire toujours la même chose. La 
population entière accourue sur la route, massée sur les 
places , suspendue aux fenêtres et jusque sur les toits, 
poussait d'unanimes acclamations. Mêlas annonça que le 
renne de la tyrannie française était à jamais fini. » Ainsi 
donc les Autrichiens, à cette date, étaient les libérateurs et 
nous étions les tyrans. Nous citons entre mille ces deux 
exemples, d'abord parce qu'ils prouvent que les variations 
des destinées de^'ltalie n'ont d'égale que la mobilité de 
son humeur et de son génie ; ensuite parce qu'ils nous 
rappellent qifil n'y a rien de plus illusoire que de choisir 
certains noms, certaines images comme symboles de 
telle ou telle idée historique et politique; que le pro- 
verbe Il ne faut jurer de rien s'applique aux vicissitudes 
internationales tout comme à celles du cœur humain; 
que Ton a pu personnifier (en la domptant) la révolution 
française, couvrir ses crimes d'un voile de pourpre et 
d'or, offrir un éblouissant idéal à l'inspiration des poètes, 
être soi-même la poésie vivante, l'épopée en action de 
son siècle, et, malgré tout cela, ou peut-être à cause de 
tout cela, faire très-peu pour la liberté, la dignité, la na- 
tionalité des peuples. 

Quand on est depuis si longtemps au régime des dé- 
clamations italianissimesj c'est un bonheur de retrouver 
là la vérité dans tout le piquant déshabillé de ses analo- 
gies, de ses rapprochements, de ses disparates; l'Italie 
du passé servant de leçon et de miroir à l'Italie du pré- 
sent, et la politique d'antichambre, l'histoire de conven- 
tion, les haines de commande, les licences serviles, con'- 
fondues, réduites à néant par une plume vaillante, 
sincèrement dévouée à ces trois causes qui devraient n'en 
faire qu'une; l'Italie, le Saint-Siège et la liberté. Chaque 



MM. L. DE GAILLARD ET GH. DE MAJÂDE. 83 

fois que l'image sacrée de Pie IX reparait dans le livre de 
H. de Gaillard, on y sent vibrer une émotion communica- 
tive, une douloureuse et filiale tendresse qui n'a rien, Dieu 
merci! d'autrichien ni d'absolutiste. — a Nous inclinâ- 
mes nos fronts et nos genoux devant le représentant de 
Dieu sur la terre : il nous bénit affectueusement. — Pauvre 
Saint-Pére ! disait Tun de nous, des bénédictions contre 
des poignards, voilà ses armes. — Mais en nous relevant, 
nous vîmes briller au-dessus de la foule les baïonnettes 
du poste français de la chancellerie, et jamais la France 
ne nous avait paru plus grande ; jamais l'image de la pa- 
trie ne fit battre plus fièrement le cœur de ses enfants à 
l'étranger! » Patriotisme et Ubéralisme I ces deux senti- 
ments dont on a tant abusé et qu'il est si facile de traves- 
tir ont laissé partout, dans leJivre de H. Léopold de 
Gaillard, leur chaleureuse empreinte, et j'y insiste d'au- 
tant plus qu'il serait plus commode à certain parti de 
maintenir là-dessus et de grossir les malentendus. Diviser 
en deux grandes classes tous ceux qui discutent aujour- 
d'hui sur l'Italie; d'une part, l'amour de la liberté et de 
la patrie, le dévouement chevaler£sque aux droits, à Tin- 
dépendance, à la déUvrance des nations, la grandeur des 
aspirations unie à la poésie des souvenirs, le culte de 
l'idéal planant sur les débris des vieux dogmes, des vieilles 
hiérarchies, d'une théocratie étroite et glacée, ce souffle 
nouveau balayant les sanctuaires, les palais et les temples, 
et faisant éclore dans le Vatican régénéré la religion de 
l'avenir; d'autre part, toutes les ombres, toutes les chaînes, 
tous les abus, tous les fantômes de l'ancien régime, une 
aveugle résistance aux progrès et aux réformes, une haine 
de hibou contre la chaleur et la lumière, une geôle per- 
manente au service de quiconque réclame contre le des- 
potisme et la domination étrangère; poser ainsi la que^- 



84 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

tien, établir ces catégories générales et inflexibles, cela 
est bientôt dit; et, si on les fait accepter^ le choix des 
esprits généreux, des intelligences hautes, amoureuses 
d'air, de vie et de soleil, ne saurait être douteux. Mais on, 
se rapproché, on examine, on compare, et il se trouve 
que tous ces dons précieux et fragiles, liberté, progrès, 
réformes, nationalité, vie politique, indépendance, n'ont 
pas d'ennemis plus dangereux que ceux qui les aiment 
avec tant d'éclat, d'égoîsme etlde furie, ni d'amis plus 
sûrs que ceux qui leur indiquent, l'histoire à la main, 
le but , recueil , le salut et le péril. M. Léopold de 
Gaillard , par la publication de son livre , marque sa 
place au rang de ces catholiques qui donnent , en face 
de toutes les oppressions, de si beaux exemples de di- 
gnité morale; de ces amants de l'Italie qui l'aiment 
moins pour eux que pour elle; de ces libéraux réhabili 
tant en leur personne un titre qui n'avait besoin que 
d'être mieux compris pour cesser d'être suspect aux uns 
' et accaparé par les autres ; de ces écrivains enfin qui con- 
solent la politique de son silence et la littérature de son 
abaissement. Aussi ne nous étonnons-nous pas du succès 
de son ouvrage : il répond d'avance aux objections comme 
aux sympathies de ceux-là même qui s'éloignent de nous 
sur quelques points secondaires. — « Ne craignez pas de 
dire des Questions italiennes autant de bien que si l'au- 
teur n*était pas votre ami », nous écrivait récemment une 
personne d'un esprit supérieur, une de ces nobles âmes 
qui survivent et résistent à la maVaria universelle; a ces 
morceaux en apparence détachés se relient par une rare 
et exquise unité, celle d'un vaillant cœur et d'un géné- 
reux et libéral esprit : la forte et saine senteur de l'indé- 
pendance morale soutenue par la foi respire au travers 
de ces pages réellement bienfaisantes : c'est un livre selon 



MM. L. DE GAILLARD ET GH. DE MAZADE. 85 

mon cœur, car il est selon mes idées; la gaieté, la verve, 
la fine malice méridionale, raniment et le font amusant 
tout en le laissant sérieux. » Qu'en dites-vous? Voilà 
comment causent dans notre monde d'absolutistes et 
d'obscurantistes les personnes assez spirituelles pour ne 
pas faire imprimer leurs causeries. 



II 



Les livres ont leurs points de vue comme les paysages : 
Técrivain, comme le peintre, choisit une place préférée 
d'où son regard embrasse Tensemble de son sujet et en 
ramène à un centre unique les lignes principales et les 
horizons. Dans l'ouvrage de M. Léopold de Gaillard , 
nous ne serions pas embarrassé de déterminer ce point 
de vue. Ce serait un des dômes de la Ville éternelle, ayant 
une échappée sur Saint-Louis des Français, sur la cam- 
pagne de Rome, sur ce beau pays qui comprend si mal 
l'intérêt de sa vraie grandeur et de sa vraie liberté. Avec 
M. Charles de Hazade, le choix ne serait pas moins facile ; 
car lui-même, dans des pages remarquables, il a pris soin 
de nous llndiquer : ce serait cette colline de Superga, le 
Saint-Denis des rois sardes, qui domine Turin et les co- 
teaux environnants, d'où l'œil ravi se promène sur un 
magique panorama, les Alpes, le mont Rosa, le montCe- 
nis, le mont Viso, les cinies lointaines du Tyrol, les mon- 
tagnes de GèOjes et de la Spezzia, tontes ces vallées, toutes 
ces plaines où Dieu a mis tant de richesse, de poésie et 
de majesté, et que les hommes ont tant de fois troublées 
du bruit de leurs ambitions et du choc de leurs armées : 
colline pitoresque et grandiose que l'auteur de Yltalie 



86 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

moderne a gravie, a par un soleil d*automne^ à la clarté 
d un ciel merveilleusement pur, » et dont l'aspect a com- 
muniqué à sou style plus d'émotion ejt de couleur qu'il 
ne s'en permet dans les circonstances ordinaires. ^ « C'est 
là^ sur ces sommets, ajoute H. dé Mazade^ l'œil tourné 
vers Milan, vers les cimes bleuâtres du Tyrol, plus loin 
encore, jusqu'à Venise cachée derrière l'horizon et tou- 
jours présente, qu'on prend confiance dans cette destinée 
de l'Italie : Fata viam invenient. » 

Nous comprenons très-bien, pour notre part, et nous 
admettons les images visibles se traduisant en idées, les 
révélations soudaines que Tesprit reçoit de ces aspects 
extérieurs où se dénoncent les conditions topograpbiques 
et territoriales d'un pays, ses fortifications naturelles, sa 
physionomie^ son hygiène politique et morale, ses moyens 
d'indépendance. Essayons donc de saisir au passage ce 
courant d'idées que M. de Mazade a fait découler des ma- 
jestueuses hauteurs de Superga, comme ces sources vives 
des montagnes qui, limpides d'abord et réfléchissant un 
ciel pur, risquent, si elles rencontrent en chemin des 
obstacles et des orages, de se changer en torrents, de se 
remplir de gravier et de fange, et de dévaster leurs rives 
au lieu de les fertiliser. 

Voici, sauf erreur d'analyse, les pensées fondamentales 
du Uvre de M. de Mazade; pensées qu'il développe en des 
esquisses historiques dont nous pouvons discuter les con- 
clusions, mais où la sincérité et le talent ne peuvent être 
contestés. La politique à expédients qui avait indéfini- 
ment ajourné les questions italiennes a désormais fait 
son temps. L'Italie blessée, mais vivante, sent à la fois 
ses plaies se rouvrir et la vie lui revenir à flots, à chaque 
grande secousse européenne, et, par une invincible réci- 
procité, elle ne peut tressaillir^ revivre, saigner, sans que 



MM. L. DE GAILLARD ET CH. DE MAZADE. 87 

l'Europe en subisse le contre-coup.^ Celle indépendance 
qu'elle réclame ressortira tôt ou tard de la nature même 
des choses, des fatalités de la politique, de l'éternel anta-^ 
gonisme entre la race latine et les races germaniques; et 
la' preuve, c*est que la domination étrangère, dans toutes 
ses variétés et sous toutes ses formes, a passé sur l'Italie 
sans qu'il en soit une seule fois résulté ce travail d'assi- 
milation où le vainqueur absorbe le vaincu. Cette indé- 
pendance désirée, logique, inévitable, comment y par* 
viendra-t-elle ? La France ne doit être en Italie qu'une ' 
influence, rien de plus ; si la délivrance italienne devait 
être par trop française, cette liberté sui generisy cette 
mUonomie que les Italiens revendiquent, serait compro* 
mise par l'intervention active qui prendrait aisément les 
apparences d'une substitution et d'une conquête. C'est 
pour avoir volontairement méconnu celte vérité que Na- 
poléon Bonaparte, malgré son génie et ses victoires, ne 
f-ut faire (de l'autre côté des Alpes) qu^une œuvre arlifl- 
cielle et fragile, opprimant *sous prétexte d'expulser les 
oppresseurs, violentant les nationalités qu'il prétendait 
affranchir, et préparant pour les jours de défaite une 
nouvelle ère d'asservissement et de partage qui n'eut 
besoin que de s'inscrire au revers de ses bulletins et en 
marge de ses traités. D'autre part, aucun des divers États 
de l'Italie centrale n'est de taille à prendre l'initiative de 
cette émancipation, de cette confédération définitive qui 
doit rendre à la Péninsule son homogénéité, sa liberté et 
sa gloire. Deux royaumes de plus grande importance, 
d'étendue plus considérable, placés comme en sentinelle 
aux deux extrémités de la botte italique (botte dange- 
reuse!) semblent y représenter tout exprès les deux prin- 
cipes, les deux forces qui se la disputent depuis si 1ong« 
temps : le Piémont, rude, vigoureux, ramassé, belliqueux^ 



88 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

tourné vers le nord, «abrité au pied des montagnes, sous 
ce rempart alpestre qui marque la limite et la défense de 
ritalie; le Piémont, au climat plus âpre, aux mœurs plus 
simples, aux aspirations plus libérales, est le chef, la 
tète, le bras, l'avant-poste prédestiné par la politique, par 
la nature et par l'histoire au grand œuvre de la délivrance 
et de l'indépendance italienne; noble tAche, rôle glorieux 
que Charles-Albert avait compris, qu'y poursuivit en 
secret ou à découvert au milieu de complications insur- 
montables, qui fit de la vie et de la mort de ce Louis XVI 
à cheval un héroïque sacrifice, et qui, grâce aux institu- 
tions libérales dé son royaume, a pu résister et survivre à 
la défaite, profiter des nouvelles évolutions de la diplo- 
matie et de la guerre, et finalement toucher à l'heure de 
son triomphe! Le royaume des Deux-Siciles, au contraire, 
penché vers le midi et l'orient, amolli par la caressante 
beauté de son climat, de son ciel et de sa mer, gouverné 
par un roi qui s'obstinait à personnifier l'absolutisme et 
l'immobilisme, a résumé et résume encore cet ancien 
régime, ce statu qiu> de la servitude et de l'occupation 
étrangère, que l'Italie remuée et régénérée tend de plus 
en plus à détruire. C'est donc au Piémont qu'est déVolu 
l'honneur de délivrer l'Italie, de s'assimiler par la déli- 
vrance cette Vénétie et ce grand-duché de Milan si 
ardemment convoités, et de rétablir, par ces affranchisse- 
ments, par ces conquêtes, une proportion plus égale entre 
ses aspirations pohtiques et ses forces numériques, entre 
sa valeur morale et l'étendue de son territoire. Quant à 
nous. Français, nous devons applaudir, sans vouloir le 
dominer, à l'accomplissement de cette œuvre interrom- 
pue par le désastre de Novare et glorieusement reprise 
sous les auspices désintéressés de notre génie et de nos 
armes. Ce qui nous importe, en notre qualité de libéraux, 



MM. L. DE GAILLARD ET GH. DE MÂZADE. 89 

c'est le voisinage, l'exemple de ce peuple agrandi par la 
liberté de ses institutions et propre, par conséquent, à 
en maintenir le goût chez ceux qui en ont perdu l'usage ; 
en notre qualité de conservateurs, c'est d'abord de re- 
pousser toute solidarité avec les doctrines absolutistes et 
les dominations étrangères ; c'est ensuite d'arriver à une 
solution qui ôte tout prétexte à l'agitation révolutionnaire 
et démagogique, réduise les sociétés secrètes à l'état de 
sinécures et rende aux douceurs de la vie privée les Gari- 
baldi et les Mazzini. 

Nous n'avons pas eu la prétention ridicule de résumer 
en ces deux pages toutes les idées de H. de Mazade : il eii 
a d'autres, et, dans le nombre, de fort sages. Soit qu'il 
constate toute la force qu'a donnée au Piémont , dans 
la bonne et dans la mauvaise fortune , l'intime union de 
la maison royale avec le pays ; soit qu'il rende un noble 
hommage aux vertus, au courage, à la haute intelligence • 
de Madame la duchesse de Parme, soit qu'il flétrisse ces 
misérables fauteurs d'anarchie qui ont été, sont et se- 
ront toujours le plus redoutable obstacle à l'émancipation 
de ritalie, le langage.de H. de Mazade n'a, Dieu merci! 
rien de commun avec les déclamations de ces gens qui, 
en Italie ou ailleurs, trouvent moyen d'être à la fois 
démagogues et serviles et de satisfaire ainsi la double 
bassesse de leur nature. Seulement ses prédilections 
pour le Piémont sont évidentes, et il est facile d'y re- 
connaître l'inspiration de son livre presque tout entier. 
Gomme nous ne saurions le suivre dans tous ses déve- 
loppements, nous nous bornerons à discuter très-rapide- 
nilent deux points qui ont leur valeur et qui touchent à 
l'ensemble des questions^ ou, si vous l'aimez mieux , des 
solutions italiennes : le plus ou le moins d'aptitude du 
Piémont à ce rôle d'initiateur de l'Italie régénérée et re- 



90 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

constituée, de promoteur de son indépendance» de fon- 
dateur de son autonomie; et le plus ou le moins d'effi- 
cacité de cette initiative du Piémont, comme moyen 
d*en finir avec cet esprit démagogique et révolutionnaire 
que M. de Mazade déteste, et qui, le jour où tout le 
monde serait d'accord, n'aurait plus, en effet, le moindre 
prélexte pour s'agiter, vociférer, blasphémer, massa- 
crer, épouvanter les honnêtes gens et déshonorer, comme 
toujours, la cause de l'indépendance italienne. 

J'admets, avec M. de Mazade, toutes les qualités mar-* 
tiales et viriles du Piémont, la supériorité de son impor- 
tance morale et politique sur son étendue territoriale. 
Y a-t-il là de quoi suffire au rôle qu'il lui assigne? Je ne le 
crois pas : on pourrait prouver, l'histoire à la main, qu'à 
toutes les époques, les rois sardes n'ont songé qu'à s'a- 
grandir aux dépens de leurs voisins, que la conscience 
môme de cette disproportion entre ce qu'ils valaient et ce 
qu'ils possédaient a été le principal mobile de leur politi- 
que , l'inspiration de leur génie batailleur et rusé tout 
ensemble, également propre à la diplomatie et à la guerre. 
Or, si nous ne nous trompons, cet esprit d'agrandisse- 
ment est, à priori^ tout ce qui se peut imaginer de plus 
contraire à la tâche de fondateur d'un État fédératif où 
toutes les iuitionalités seraient maintenues, tous les droits 
respectés, toutes les indépendances proclamées. Pour cette 
tâche, il faudrait avant tout trois choses: désintéresse- 
ment, autorité, sympathie; désintéressement, car il s'agit 
de rassurer des nationalités d'autant plus ombrageuses 
qu'elles ont été plus souvent trompées ; autorité, car il 
faut un principe supérieur à la raison du plus fort, une 
idée plus haute et plus pure que l'ascendant du canon 
rayé^ pour dompter, pjacifier, assouplir, unir tous les élé- 
ments divers ou hostiles d'une œuvre aussi compliquée ; 



MB(. L. DE GAILLARD ET GH DE MAZADE. 91 

sympathie enfin, car peu importe d'avoir les Alpes devant 
ou derrière soi; l'essentiel est d'offrir aux peuples qu'il 
s'agit de rallier, ces similitudes, ces affinités de races, de 
mœurs , d'idées , de physionomie, sans lesquelles de pa- 
reilles alliances ne sont qu'une série de tiraillements 
aboutissant à de nouveaux divorces. Eh bien ! ce désin- 
téressement ne pourrait exister que chez un peuple (et 
encore ! ) tellement supérieur en force, en étendue, en 
gloire, qu'il n'aurait pas besoin de s'agrandir et qu'il 
pourrait, comme on l'a dit dans un article célèbre, se 
dévouer à une idée; ou bien, et cent fois mieux, chez 
un pouvoir dont la condition même est de ne pas cher- 
cher d'agrandissement terrestre, d'être dépositaire, et, à 
ce titre, aussi peu désireux de grossir le dépôt qu'attentif 
à le conserver intact. Cette autorité, l'autorité morale, 
un peuple remuant, ambitieux et guerrier ne peut pas 
l'avoir, quelles que soient d'ailleurs ses vertus civiles 
ou privées : elle n'appartient qu'à un gouvernement qui 
tire sa force d'en haut, qui reste impersonnel, pour 
ainsi dire, au milieu de nos déchirements et de nos 
luttes, qui parle au nom de vérités immortelles , au s0uil 
d'ime patrie commune, qui bénit au lieu de tuer, qui 
persuade au lieu de conquérir. Quant aux affinités, aux 
sympathies, qui oserait dire qu'elles existent entre le Pié- 
mont d'une part, et de l'autre la Toscane, Rome, l'Italie 
centrale et méridionale? Plus vous me dépeignez ce 
peuple comme bardé de fer, simple, énergique, mâle, 
participant de l'âprelé de ses montagnes et de son cli. 
mat, plus j'ai le droit de vous demander ce qu'il a de 
commun avec cette Italie classique , Florence , Milan , 
Uome, Naples, Venise même, ces belles favorites du ciel, 
du soleil, de la poésie et de l'art! Là encore l'initiative 
par affinités ne reviendrait-elle pas à la Ville par excel- 



92 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

lence, à celle qui est la seconde patrie de tous, en qui 
se personnifie la véritable Italie, sa grandeur, sa gloire, 
sa religion, son génie, son ciel, son art, son histoire, 
sa physionomie immortelle? M. de Hazade compare le 
Piémont à une Prusse catholique (quel catholicisme!), à 
une Macédoine moderne : resterait «^ savoir ce qu'Athènes 
et Gorinthe ont gagné au contact de la Macédoine et d'A- 
lexandre ; resterait à se demander si la Prusse ne ré- 
sume pas TAllemagne protestante tout autrement que 
le Piémont ne résume TltaUe catholique. 
. Non ; ce n*est pas entre le Piémont et le reste de l'Italie 
qu*existent ces affinités attractives ; c'est entre les divers 
points de repère de la révolution italienne ou plutôt de 
la révolution européenne. Celle-là est cosmopolite : elle 
s'inquiète fort peu de savoir si l'on parle ie doux langage 
toscan ou le rude patois piémontais, si le versant des 
Alpes a d'autres mœurs que les bords de l'Adriatique ou 
du golfe de Naples; partout, à Paris et à Londres, à Benne 
et à Turin, sa langue est la même; ses instincts, ses ar- 
mes, ses visées sont les mêmes« et elle ne paraît pas 
disposée à faire dater son abdication définitive de la 
nouvelle phase où sont entrées les affaires d'Italie. Les 
cris de joie et de triomphe qui se répondent d'un côte 
des Alpes à l'autre sont-ils de nature à rassurer M. de 
Mazade, et avec lui les conservateurs sincères ? S'il est 
prouvé qu'au lieu de se regarder comme vaincue, rem- 
placée, condamnée, condamnée à la retraite par le mou- 
vement libre, régulier ou militaire de l'indépendance ita- 
lienne, la Révolution s'y délecte, au contraire, comme 
dans son élément, et y sent se réveiller toutes ses 
espérances en attendant toutes ses furies, que devient la 
théorie de la défaite de la Révolution par la prépondé- 
rance pièniontaise? Ce qui ranime l'esprit démagogique, 



MM. L. DE GAILLARD ET GH. DE MÂZADE., 93 

ce qui Tencourage, ce qui rexalle, peut-il être accepté 
comme un bénéfice pour la civilisation, comme un gage 
de conservation et de sécurité? Pouvons-nous oublier 
d'ailleurs,et sied-il d'oublier si vite? H. de Mazade retrace 
d'une plume très-habile et très-ëmouvante la vie et la 
mort de Charles-Albert, et Dieu nous garde de refuser 
nos douloureuses sympathies à cet intrépide volontaire 
d*une cause désespérée, qui a demandé aux balles de 
Radetzki de le sauver du poignard des mazzinistes ! Plus 
explicite encore que M. de Mazade , son collaborateur, 
M. Eugène Forcade, en rendant à son Uvre un légitime 
hommage, ajoute cette phrase : a... Les deux souverains 
« itaUens qui, pourrait-on dire, représentent le bon et le 
a mauvais génie de la péninsule, le roi Charles -Albert et 
u le dernier roi de Naples, Ferdinand II » *. — M. Forcade 
a trop d'esprit pour être bien sûr de ce qu'il écrit là, et 
trop de mémoire pour ne pas se rappeler le temps où, 
dans cette même Revue des Deux-Mondes^ nous faisions 
côte à côte, lui de la réaction politique, moi de la réac- 
tion littéraire. On nous aurait bien étonnés à cette épo- 
que si l'on nous avait dit que le roi de Naples, donnant 
cnCia aux souverains de l'Europe l'exemple d'une résis- 
tance armée à l'épidémie démagogique, représentait la 
barbarie, que les Autrichiens étaient des Vandales, et 
que ce pauvre roi Charles-Albert , acculé par l'anarchie 
dans une impasse sanglante d'où il ne pouvait sortir que 
découronné ou mort, personnifiait la civiUsation. Deux 
écrivains bien spirituels, que la Revus des Deux-Mondes 
ne peut pas traiter en étrangers, le baron et la baronne 
Dlaze de Bury, ont, l'un dans ses Souvenirs des cam- 
pagnes d'Autriche, Vauire dans son Voyage en Autriche 

' Revue des Deux-Mondes du 15 mnts 1S60. 



94 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

pendant Us événements de 1 848 et \ 849 , distribué tout 
autrement les rôles dans cette phase critique, éacorc 
trop près de nous pour qu'il nous soit»perinis de Felfa- 
cer : a II est impossible, dit H. Blaze de Bury, de mécon- 
naître rimmense service que Farmêe autrichienne a 
rendu à la cause de la civilisation... • Et un peu plus 
loin il cite les célèbres paroles de cet illustre Donoso 
Cortès dont M. de Hazade a été le digne admirateur et le 
panégyriste : « Il était réservé à notre époque de nous 
montrer le double spectacle de la barbarie amenée par 
les idées, et de la civilisation restaurée par les armes, i 
Voilà le vrai ; et ce qui était vrai alors ne peut pas être 
faux aujourd'hui, car la Révolution est toujours là; elle 
n*a pas changé : je la reconnais à son visage, et surtout 
à son masque. Ce n'est pas notre faute, c'est la sienne, 
si le retour des mêmes symptômes excite, à un moment 
donné, les mêmes méfiances, si la cause sacrée de l'indé- 
pendance finit par se confondre avec la cause néfaste de 
l'anarchie. Ne soyons pas Autrichiens, à Dieu ne plaise! 
mais craignons d'être ingrats, et évitons d'être inconsé- 
quents. 

Je sors avec bonheur dés broussailles "de la polémique, 
pour signaler dans le livre de M. de Mazade, un beau cha- 
pitre, une Vie d* émigré italien, la vie de M. de Goliegno. 
C'est là une noble existence; mais un esprit chagrin ne 
pourrait-il pas y trouver, comme dans celle de César 
Balbo, si éloquemment retracée par H. Léopold de Gail- 
lard, comme dans celle du comte de Santa-Rosa, qui a 
inspiré à M. Cousin de si belles pages, un argument 
contre ces révolutions où les âmes généreuses commen- 
cent en dupes et finissent en victimes, tandis que les 
sophistes et les méchants justifient par leurs excès et leurs 
crimes ces proscriptions mêmes qui rendent inutiles tant 



MH. L. DE GAILLARD ET GH. DE MAZADE. 95 

de vertus, ajournent tant de progrès et détruisent tant 
de rêves? Gollegno ! Santa-Rosa ! . César Balbo ! ce n*est 
pas nous qui chicanerons les battemens de ces grands 
cœurs : mais qu*il nous soit permis de préférer le dernier, 
le pieux et loyal comte Balbo, ce Grillon piémontais, qui 
perdit un de ses fils à Novare, envoya Tautre se battre en 
Crimée, et qui eut, avant de mourir, la douleur de voir 
sa chère patrie, sa monarchie bien-aimée, <( qui avait toute 
espèce de droits à compter parmi les monarchies régu- 
lières et libres de TEurope, se mettre de gaieté de cœur 
au rang des États révolutionnaires. » Nul plus que César 
Balbo ne s'est rapproché de cet idéal qui rayonne à toutes 
les pages du livre de Léopold de Gaillard, et notre élo- 
quent écrivain a eu le droit de dire en finissant : « Puisse 
la statue de César Balbo perpétuer chez les Italiens le 
souvenir et les exemples d'un Ubéral qui. se fit gloire 
d'être catholique, d*un patriote qui osa détester tout haut 
les sociétés secrètes, d'un homme politique fidèle à sa 
cause et à l'honneur, d'un royahste qui sut aimer les rois 
comme on les aimait autrefois et les servir comme ils 
doivent l'être aujourd'hui ! » Ne sortons pas de ce pro- 
gramme; c'est le bon : c'est lui qui fondera, si elle se fonde 
jamais, l'indépendance italienne. H. deCavour n'a rien 
de mieux à nous donner, et M. de Mazade, malgré la droi- 
ture de ses mtentions et l'élévation de son talent, risque- 
rait de s'égarer s'il cherchait ailleurs le terme de ces 
vicissitudes qu'il a si bien racontées ^ 

* Ces pages, publiées d'abord en mars 1860, ont été, hélas t non- 
seulement juslifiues, mais dépassées et comme absorbées par les événo- 
ments ultérieurs. Nous n'avons pas cru devoir y rien changer. 



VI 



M. EDMOND ABODT 



rr 1 



Il convient de ne parler de M. Edmond Aboiit et de son 
livre qu*avec des ménagements extrêmes. Gomme chacun 
sait, M. Âboutest, en littérature, une victime, un persé- 
cuté. Avant de dire son mot sur Rome et la question ro- 
maine, les plus simples lois de la prudence ordonnent à 
H. About de regarder à droite et à gauche afin de s'assu- 
rer que personne ne l'écoute, et qu'il ne s'expose pas, 
par excès de courage et de franchise, à aller coucher en 
prison. C'est lui qui nous le dit, tout en trouvant moypn, 
contre son habitude bien avérée, de se faire à lui-même 
une petite réclame : a Si vous êtes curieux de savoir ce 
que je pense du gouvernement pontifical, mon cher lec- 
teur, la chose est bien facile. Faites un petit voyage en 
Suisse ou en Belgique ; entrez chez le premier libraire qui 
se présentera, et demandez un volume intitulé la Ques- 
tion romaine. Vous y verrez mon opinion tout entière, 

* Rome contemporaine. 



M. EDMOND ÀBOUT. 97 

dans le costume classique de la Vérité... Si je me laissais 
aller au plaisir de vous donner ici la deuxième édition 
d*un pamphlet condamné et damné, les magistrats de 
notre beau pays saisiraient Rome contemporaine pour la 
lire tout à leur aise. Peut-être même m'enverraient-ils en 
prison, tout en partageant ma manière de voir. » Grand 
merci pour les magistrats ! 

On le voit, M. Edmond Âbout se trouve placé vis-à-vis 
de nous dans la position intéressante, je dirai presque 
sacrée, de tout homme intrépide, malheureux et sincère, 
obligé de publier à l'étranger les vérités dont il a le dépôt,, 
sous peine de faire connaissance avec le carcere duro^ les 
verroux et les geôles. Une critique trop véhémente aurait, 
entre autres torts, celui d*accabler un opprimé, de se 
faire contre M. About complice des rigueurs de la ma- 
gistrature et du gouvernement. — Or il est de règle entre 
nous, — et les Âbout du Siècle et de Y Opinion nationale 
observent admirablemr::t cette loi de convenance, — que, 
lorsqu'un écrivain a été molesté, inquiété, frappé par le 
pouvoir pour la rude franchise de ses opinions, lorsqu'il 
lui est interdit de les exprimer Ubrement et que cette ex- 
pression imprudente lui a déjà coûté de pénibles sacrifi- 
ces, toutes les dissidences de détail s'eflacent dans une 
douloureuse et respectueuse sympathie. Ce que c'est pour- 
tant que les erreurs d'optique! J'ai rencontré l'autre jour 
H. About sur le boulevard : il se dirigeait vers le Gym- 
nase, où l'on allait jouer son nouveau chef-d'œuvre, le 
Capitaine Bitterlin. 11 avait le teint frais, l'œil vif, Tair 
dispos : un large ruban rouge, qui ne ressemblait pas à la 
simple fleur des champs, s'épanouissait à sa boutonnière. 
En le voyant dans ce galant équipage, je me sentais fier 
et heureux d'être Français et de cultiver la littérature. 
Si les imprudents et les persécutés, me disais-je, offrent 

6 



Q8 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

un' aspect aussi rassurant, que faut-il penser des favorisés 
et des habiles? Quelles ne doivent pas être les prospérités 
des défenseurs de la Vérité vêtue et en habit brodé, pui^ 
que les champions de la Vérité toute nue font encore une 
si bonne figure dans notre beau pays et de si excellentes 
affaires ? 

Les ennemis de H. Edmond About — quel est l'homme 
illustre qui n'a pas d'ennemis? — Tout appelé l'enfant 
terrible de la question romaine : cet âge est sans pitié! — 
Rien de plus injuste : je dirai bien plutôt qu'il en a été le 
Galilée. Pareil au célèbre et infortuné Pisan, il a eu 'le 
tort d'avoir raison trop tôt : tort grave, mais glorieux, 
qu'il a expié, comme son prédécesseur, non pas précisé- 
ment par dix ans de prison, mais par de cruelles souf- 
frances. Du moins il a mis à profit ces fécondes épreuves, 
et aujourd'hui, instruit par l'expérience, mûri par le mal- 
heur, justifié par la marche du temps, il met une oppor- 
tunité admirable, un merveilleux accord entre les hardies 
opinions qu'il exprime et les événements auxquels nous 
assistons. Jugez-en: « ... Le prince qui règne à Rome ne 
devrait pas avoir besoin de soldats. Au spirituel, il'gou- 
verne pacifiquement les esprits de 159 millions d'hom- 
mes, ce qui est fort joli. Au temporel, il administre un 
domaine qui suffit amplement à tous ses besoins. S'il 
cherchait à s'étendre ou à s'arrondir par voie de con- 
quête, il commettrait un péché mortel et se mettrait dans 
la nécessité de se damner lui-même. La question des fron- 
tières naturelles ne lui fournirait pas une excuse suffi- 
sante; car enfin son royaume est une donation de quel- 
ques personnes pieuses. Et à cheval donné on ne regarde 
pas la bride. » 

Quel beau style ! quelle noblesse de pensée et de lan- 
gage ! Comme on sent une intelligence habituée aux ho- 



M. EDMOND ABOUT. 99 

rizons purs, auic cimes immaculées ? Quels trésors d'atti- 
cisme H. Âbout a rapportés de son séjour dans cette ville 
d*Âthênes dont il a si pieusement parlé ! Gotnme ce trait 
final, qui serait siflé dans un vaudeville, ramène délicate- 
ment à ses proportions véritables cette question pontifi- 
cale que notre absurde fanatisme avait pu seul prendre au 
sérieux! Que d'esprit dans ce cheval, et que de sel dans 
cette bride ! Poursuivons : 

«... Le Pape n'a besoin de soldats ni pour la conquête, 
ni pour la défense ; car ses voisins sont des princes catho- 
liques qui se feraient un cas de conscience d'armer contre 
un vieillard inoflensif. » 

Ne trouvez-vous pas que ces lignes, publiées en octo- 
bre 1860, exhalent un parfum d'à-propos, révèlent une 
délicatesse de tact qui rachète surabondamment ce que 
les premières hardiesses de M. About pouvaient avoir dé 
séditieux et de prématuré? Décidément, si la magistrature 
française ne veut pas tomber dans un excès d'injustice à 
l'égard de M. Âbout, il faut que ses persécutions s'arrêtent 
et qu'elle lui permette de se vendre en France comme en 
Suisse et en Belgique : les économistes ont depuis long« 
temps reconnu ce qu'il y a de funeste dans cette nécessité 
d'aller acheter chez ses voisins ce que Ton ne peut se pro- 
curer chez soi. 

Au milieu des qualités brillantes qui font de M. About 
r orgueil de l'École normale et la joie de la littérature fran- 
çaise, on peut cependant lui reprocher un peu de mono- 
tonie. — « Chat échaudé craint l'eau froide, » nous dit-il 
encore dans sa langue proverbialement distinguée. Or, en 
sa qualité d'échaudé, H. Abput a recours à un procédé qui 
lui a souvent servi et qui commence à perdre un peu de sa 
piquante nouveauté. 11 se fait raconter par des interlocu- 
teurs imaginaires, sous une forme élogieuse, des détails 



100 CAUSERIES LITTÉRAfRES. 

qui» en passant par sa plunie, deviennent des récriminations 
et des sarcasmes. Si le lecteur ne comprend j^as, tant pis 
pour lui ! il se déclare volé; mais il n'en a pas moins acheté 
le livre, que lui recommandaient son titre et le nom de 
Tauteur ; — s'il tîomprend et à'amuse, le tour est fait : — 
s'il comprend et se fâche, à qui en a-t-il? L'éditeur respon* 
sable, ce n'est pas M.About; c'est H. X... qui s'y est pris 
maladroitement, dans sa conversation ou dans salettre, pour 
vanter ce qu'il admire, et qui a réussi à rendre odieux ou 
ridicule ce qu'il traite d'excellent. A ce procédé uniforme 
M. About en ajoute un autre qui n'est pas non plus très- 
varié et n'annonce pas une grande richesse d'imagination. 
Celui-là consiste à commencer une phrase, un paragraphe, 
un chapitre par des semblants d'approbation et de res- 
pect, et de terminer par un trait que vous appellerez in- 
différemment le dard de la guêpe, la morsure de l'aspic 
ou le coup de griffe du chat èchaudé. Par ces deux nuan- 
ces d'une même manière, M. About, j'en suis. sûr, prétend 
Remonter droit à Voltaire, à qui il a tant d'envie de res- 
sembler. Je n'essaierai pas d'établir de comparaison entre 
Candide et Maître Pierre, entre Zadig et le Roi des MoU" 
tagnes : ces parallèles de génie à génie sont toujours un 
peu illusoires, et les avis seraient partagés. Hais je ne puis 
me dispenser de soumettre à M. About une observation 
trés-humbie. Quand Voltaire affectait ce luxe de précau- 
tions, la plupart superflues, vis-à-vis des tuteurs officiels 
d'une société qui, au fond, se faisait complice de ses 
agresseurs, il avait au moins des prétextes ou des excuses. 
Cette société ne fonctionnait plus ou fonctionnait mal ; 
mais elle était encore debout. Ses moyens de défense ou 
de répression pouvaient, /dans l'oocasion, faiblir ou tra- 
hir; mais ils étaient écrits dans les lois, dans les institu- 
tions, dans les hiérarchies sociales. Voltaire, après tout, 



M. EDMOIfD ABOUT. 101 

avait vraiment passé par l'exil, par la Bastille, par les 
coups de bâton d'un grand seigneur indigne de ce rang 
dont il abusait. Lors donc que ce singe merveilleux (c^est 
de Voltaire que je parle) se livre à des prodiges de dexté- 
rité et de souplesse, soit pour esquiver ces simulacres de 
pouvoirs qu'il feint de redouter en les insultant, soit pour 
faire croire à ses lecteurs qu'il brave mille 'périls pour 
l'amour de la vérité, de la raison et de l'humanité, on peut 
s'irriter ou se plaindre de voir cet esprit destructeur re- 
nouveler tous les artifices du Protée de la fable ; mais on 
est forcé d'avouer que le milieu où il s'agite se prête à 
cette éblouissante stratégie. Aujourd'hui, si quelqu'un est 
tenté de le copier, il peut bien encore y avoir un singe, 
mais il n'y a plus de prodiges. Sérieusement, M. Edmond 
About sait mieux que tout autre qu'il n'a aucun danger à 
courir, aucune entrave à briser, aucune puissance à affron- 
ter en débitant ses malices au plus juste prix, en exerçant 
les restes de sa verve épuisée contre un pontife frappé au 
cœur, contre un vieillard désarmé, contre une autorité 
trahie, outragée ou abandonnée par toutes les puissances 
de la terre. Il sait, il devrait savoir du moins, que la con- 
science publique, si amollie qu'elle soit, est unanime pour 
flétrir certains acharnements contre le malheur^ et que le 
contraste entre l'impunité de ses audaces et l'infortune de 
ses victimes nous suffirait, au besoin, pour qualifier sa 
cause, son rôle et son livre. 

Son rôle, ai-je dit? Peut-être serait-il sage de ramener 
à ce mot tout ce que nous aurions à dire de Tauteur et de 
l'œuvre. De l'argent à gagner, une comédie à jouer, un 
nouveau tréteau à dresser devant la façade de Saint-Pierre, 
voilà, avec quelque grief inconnu peut-être, ce qu'il y a 
de plus clair dans cette guerre déclarée au Pape par 
H. About. L'école à laquelle il appartient place au- 

c. 



102 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

dessus de tout les triomphes de théâtre, et quand on 
n'a eu pour étancher ces ardeurs que les soirées de 
GuUlery et de Bitterlirij on est excusable d'avoir encore 
soif: elle préfère les succès d'argent aux succès d'es- 
time, et le plaisir de faire beaucoup de bruit à la chance 
d'acquérir un peu de gloire. M. About, j'imagine, a pensé 
qu'il y avait, quelques mois que l'on ne parlait plus assez 
de lui et que les chutes du jeune Léotard faisaient tort 
aux siennes. Il a cru, non sans raison, que ce titre, 
Rome contemporaine^ par l'auteur de la Qrèce contempo- 
raine et de la Question romaine , ferait très-bien der- 
rière la vitrine des libraires, qu'il affrianderait le cha- 
land, et que les catastrophes récentes, si elles rendaient 
la spéculation un peu plus odieuse , la rendraient plus 
lucrative. Il a ramassé les bribes de ses notes de voyage, 
retapé quelques anecdotes, ravitaillé quelques espiè- 
gleries, et, moyennant une soixantaine de pages sur 
Marsdlle et une autre soixantaine sur le midi de l'Italie, 
il est parvenu à faire un volume de raisonnable grosseur. 
Quant au livre en lui-même, rien ne saurait donner une 
idée de cette inanité, de ce vide, de cette faiblesse. On 
dirait le dernier râle d'un esprit essoufflé en cinq ans, le 
dernier soupir d'une outre gonflée de vent, piquée et aplatie 
de ses propres épingles. On reconnaît ici les miettes de la 
Question romaine, là les rognures de Tolla^ plus loin les 
reliefs de la Grèce contemporaine. M. About écrit grave- 
ment ceci : « Il y a tout juste un an que je gourmandai 
de toutes mes forces le conseil municipal de Bordeaux. » 
— Il nous dit : « Sésame^ ouvre-toi! c'est le mot d'Aladin 
dans le conte des Mille et une nuits^ » à quoi le plus 
mince écolier répondra : « Non, c'est le mot d'Ali-Baba 
ou les Quarante voleurs, » — H. About se complaît dans 
des plaisanteries du genre de celle ci : a Les cuisinières 



M. EDMOND ABOUT. 103 

de Paris disent que les épinards sont la mort au beurre; 
à Rome, c'est le beurre qui est la mort aux épinards. » 
— Voilà où en est, en Fan de grâce et de Piémont 1860, 
Tesprit de M. Âbout, ce brillant esprit qui devait régé- 
nérer la littérature française, achever de dissiper les der- 
niers brouillards du romantisme, dégager Fidée étoufTée 
sous la draperie ou empâtée sous la couleur, nous resti- 
tuer la vraie langue, fine, nelte, claire, sobre, élégante, 
incisive, que le dix-huitiéme siècle a parlée. Des bons 
mots de cuisinière au service* d'opinions de commis- 
voyageur, voilà comment il justifie aujourd'hui ses pro- 
messes et nos espérances. 

Avant peu, nous le craignons pour lui, il expiera dans 
l'abandon ces tristes ovations de serre-chaude chaufîée à 
tous les feux de la camaraderie, de l'actualité et de la ré- 
clame, ces prospérités factices placées sous le patronage 
des mauvaises passions du moment. Bien doué, ayant 
ajouté à ses qualités naturelles d'excellentes études, 
venu à une époque propice, où nous désirions de petits 
contes pour nous reposer de grosses histoires, où nous 
ne demandions qu'un peu d'esprit pour nous dédommager 
de trop de génie, H. About n'aura réussi pourtant qu'à 
grossir le nombre des avortemens contemporains et à 
recueillir dans l'oubli ce qu'il a semé dans le scandale. 
Plaignons-le ! Ce n'est pas lui qui est le vrai coupable : 
c'est i^otre temps avec ses fascinations vénéneuses, ses 
appétits vulgaires^ son culte pour le succès, ses apothéoses 
du fait accompH, son amour de l'or, du luxe, des jouis- 
sances faciles, des renommées bruyantes, ses lâches 
complaisances pour le parti du plus fort, sa curiosité 
imbécile au profit des histrions et des baladins. Du mo- 
ment qu'il est prouvé que, pour être écouté, regardé, 
admiré, lu, acheté, il vaut mieux monter sur une estrade 



i04 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

que composer une œuvre, du moment que H. Dumas, 
caudataire et historiographe de Garibaldi, réussit à ra- 
mener sur lui les regards qui se détournaient de ses 
ouvrages, du moment que le comédien, dans ses variétés 
innombrables, devient le maître du monde, du moment 
que l'on crée une atmosphère théâtrale, artificielle, échauf- 
fante, où naissent les célébrités de demain, où meurent 
celles d*hier, que voulez-vous que fasse un jeune homme 
spirituel, vaniteux, ambitieux, léger de convictions et 
d'argent, avide de bruit et de plaisir? Il flaire le vent, il 
court aux bons endroits, à ceux où Ton paye le plus cher 
les prostitutions de la pensée ; il se renseigne sur le plus 
ou moins de bénéfices que peut produire telle ou telle 
cause ; il accepte ou devine les mots d'ordre publics ou 
clandestins, et pourvu qu'il soit suffisamnient imbu de 
l'esprit moderne, il insulte aux partis vaincus et aux puis- 
sances tombées. Image douloureuse et consolante à la 
fois, douloureuse pour tous, consolante pour nous ; ce 
livre de Rome contemporaine trouvant des lecteurs et des 
acheteurs pendant que coule encore le sang des martyrs 
de Spoléte et de Castelfidardo ^ ! 

< iO novembre 1860. 



L'HISTOIRE CONJECTURALE 



VII 



MM. DE LARCY ET P. MESNARD * 



Surtout gardons-nous bien de prendre en mauvaise 
pari le mot conjecturale, que je hasarde, faute de mieux, 
en tête de cet article, et qui ne rend qu'imparfaitement 
ma pensée. S'il devait offrir un sens légèrement épigram- 
matique, je ne l'aurais pas écrit à propos de ces deux ou- 
vrages qu'une heureuse rencontre d'idées et de souvenirs 
vient de rassembler sous mes yeux : ce mémoire, attribué 
à Saint-Simon, publié par H. P. Mesnard, avec une remar- 
quable introduction où sô reconnaît la plume ingénieuse 
qui nous a déjà donné une excellente histoire de l'Aca- 
démie française; et cette belle étude de M. de Larcy, à 
laquelle j'ai dû le vif plaisir de voir reparaître sous un 
aspect nouveau et avec de nouveaux titres à la reconnais- 
sance publique, un nom cher à la France, orgueil de nos 
provinces méridionales, et sûr de rencontrer partout, 

* I,. Vieitsituàes politiques de la France. — II. Projet de gouver- 
nement du duc de Bourgogne, 



106 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

même chez ses adversaires, les plus sérieuses sympathies. 
Éloigné par les événements de cette scène politique où 
tous les lustres d'ailleurs s'éteignaient Tun après l'autre, 
H. de Larcy a consacré sa retraite à cette œuvre où se 
révèlent tout ensemble de prodigieuses lectures, un vrai 
talent d'écrivain et un amour passionné pour la France; 
un de ces amours que ne découragent ni l'aveuglement 
ni l'ingratitude de l'objet aimé. Après avoir été un des 
orateurs de notre tribune, M. de Larcy prend rang 
parmi nos historiens ; réunissant ainsi deux gloires qui, 
d'après Gicéron, sont au nombre des plus difficiles et 
des plus rares. 

Le livre de H. de Larcy se divise tout naturellement en 
deux parties : la première, la plus substantielle à coup 
sûr, celle qui a coûté à l'auteur les plus savantes recher- 
ches, résume à grands traits les origines, les alliances et 
les ruptures de la royauté et de la liberté françaises de- 
puis le berceau de la monarchie jusqu'au cercueil glo- 
rieux, mais solitaire, de Louis XIY. La seconde, la plus 
attrayante, fait revivre en des pages qui ont la douceur 
d'un rêve et la mélancolie d'un regret, le duc et la du- 
chesse de Bourgogne ; nobles et pâles figures qui sont 
aux vérités de l'histoire ce que l'idéal est aux réalités de 
la vie ; à demi baignées dans ces limbes réservés aux 
rois qui n'ont pas régné comme aux enfants qui n'ont pas 
vécu; pures étoiles d'un matin sans jour, dont la chaste 
lueur se glisse entre les ombres de la vieillesse. du grand 
roi et les chaudes clartés des orgies de la Régence. Dans 
cette partie de son ouvrage, M. de Larcy a fait de larges 
emprunts à Saint-Simon, et nous n*avons pas à nous en 
plaindre; car les deux manières, en se combinant, ont 
produit un délicieux ensemble. Saint-Simon, lu de suite 
et pris à trop fortes doses, fatigue à la longue et échauffe 



MM. DE LARGY ET P. MESNARD. i07 

comme de l'excellent cafë sans sucre. Ces aspérités su- 
perbes, ces éclats de fondre, ces jeux de muscles d'athlète 
en colère, soulevant à bras tendu des phrases hautes 
comme des montagnes, tout cela nous cause cette sorte 
d'éblouissement que Ton éprouverait devant une série 
d'admirables portraits, dans une salle trop éclairée. Le 
style de M. de Larcy a quelque chose d'affectueux et de 
sympathique qui corrige, tempère, attendrit les formida- 
bles beautés du duc terrible; et si j'osais emprunter à un 
autre art une de ces comparaisons toujours un peu boi- 
teuses, je dirais que c'est Bellini interrompant Beethoven. 
H est donc probable que cette touchante biographie 
du duc et de la duchesse de Bourgogne, cette seconde 
partie du livre de M. de Larcy, aura plus de lecteurs et 
surtout plus de lectrices que la première ; mais ce n'est 
pas une raison pour méconnaître le Uen qui les rattache 
l'une à l'autre. Historien des phases nombreuses où se 
sont tour à tour essayées, rapprochées, combinées, com- 
battues, paralysées l'autorité et la liberté, appréciateur 
respectueux, mais attristé, de cette grandeur de Louis XIV, 
qui, à force de vouloir se passer d'appuis, se condamnait 
à ne pas avoir de lendemain, pénétré des suites funestes 
de cette apoplexie de puissance et de gloire, M. de Larcy 
devait logiquement arriver et s'arrêter à ce moment uni- 
que où riiérilier de la couronne, l'élève de Fénelon, au- 
rait pu, s'il avait vécu âge de roi, inaugurer une politique 
différente de celle de son aïeul, s'interposer entre les 
abus et les réformes, et apporter à cette tâche assez de 
vertu, d'intelligence, de lumières et de droiture pour 
vaincre le mal par le bien au lieu de le remplacer par le 
pire. Un Louis XVI d'un esprit supérieur, guidé par un 
Mentor de génie, un Louis XVI avant la Régence, avan 
Voltaire, avant ce travail de dissolution universelle qui^ 



i04 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

qvte composer une œuvre, du moment que H. Dumas, 
caudataire et historiographe de Garibaldi, réussit à ra- 
mener sur lui les regards qui se détournaient de ses 
ouvrages, du moment que le comédien, dans ses variétés 
innombrables, devient le maître du monde, du moment 
que l'on crée une atmosphère théâtrale, artificielle, échauf- 
fante, où naissent les célébrités de demain, où meurent 
celles d*hier, que voulez-vous que fasse un jeune homme 
spirituel, vaniteux, ambitieux, léger de convictions et 
d'argent, avide de bruit et de plaisir? Il flaire le vent, il 
court aux bons endroits, à ceux où l'on paye le plus cher 
les prostitutions de la pensée ; il se renseigne sur le plus 
ou moins de bénéfices que peut produire telle ou telle 
cause ; il accepte ou devine les mots d'ordre publics ou 
clandestins, et pourvu qu'il soit suffisamnient imbu de 
l|esprit moderne, il insulte aux partis vaincus et aux puis- 
sances tombées. Image douloureuse et consolante à la 

■ 

fois, douloureuse pour tous, consolante pour nous ; ce 
livre de Rome contemporaine trouvant des lecteurs et des 
acheteurs pendant que coule encore le sang des martyrs 
de Spoléte et de Castelfidardo ^ ! 

< iO novembre 1860. 



L'HISTOIRE CONJECTURALE 



VII 



MM. DE LARCY ET P. MESNARD 



Surtout gardons-nous bien de prendre en mauvaise 
pari le mot conjecturale ^ que je hasarde, faute de mieux, 
en tête de cet article, et qui ne rend qu*imparfaitemen^ 
ma pensée. S'il devait offrir un sens légèrement épigram- 
matique, je ne l'aurais pas écrit à propos de ces deux ou- 
vrages qu'une heureuse rencontre d'idées et de souvenirs 
vient de rassembler sous mes yeux : ce mémoire, attribué 
à Saint-Simon, publié par H. P. Mesnard, avec une remar- 
quable introduction où sô reconnaît la plume ingénieuse 
qui nous a déjà donné une excellente histoire de l'Aca- 
démie française; et cette belle étude de M. de Larcy, à 
laquelle j'ai dû le vif plaisir de voir reparaître sous un 
aspect nouveau et avec de nouveaux titres à la reconnais- 
sance publique, un nom cher à la France, orgueil de nos 
provinces méridionales, et sûr de rencontrer partout, 

* !.. Vicktitudeê politiques de la France. — II. Projet de gouver- 
nemenl du duc de Bourgogne. 



110 CAUSERIES LITTÉRAIRES. . 

d'où Toit lirait sur la place, et des fenêtres ouvertes d'où 
l'on appelait Télranger. Comment cette vérité fut com- 
prise, cette tâche accomplie, ce premier péril conjuré, 
quelles furent les glorieuses conséquences de cette œuvre 
monarchique et nationale, vous le savez, et la France a 
moins que jamais le droit de retirer son admiration et sa 
gralitude à ces immortels ouvriers de sa véritable gran- 
deur. Mais enfîn cette phase était terminée; cette moisson 
avait rendu tout ce qu'elle pouvait rendre ; le danger 
pressant n'existait plus; le danger lointain devenait im- 
minent : quelle était donc cette heure critique, déci- 
sive, d'où allaient sortir des germes <le mort ou les élé- 
ments d'une vie nouvelle? M. de Larcy la fixe en ces 
quelques lignes : « Peut-être plus tôt, mais certaine- 
ment pas plus tard que le lendemain de la mort de 
Louis XIV. C'était la dernière heure : il n'y avait pas de 
temps à perdre, et vraiment plus de prétexte. Toutes les 
générations féodales s'étaient éteintes l'une après l'autre, 
La royauté, maîtresse du champ de bataille, avait joui de 
sa victoire jusqu'à l'ivresse : il ne lui restait ()lus qu'à 
rorganiser pour la rendre durable. » 

Rien de plus vrai. Organiser, discipliner, moraliser 
celle victoire, simplifier ce cérémonial du triomphe qui 
ruine les vaincus sans profit pour le vainqueur, relever, 
fortifier, assainir, rendre à la vie active et politique cette 
aristocratie qui ne pouvait plus être dangereuse que par 
son inutilité même, créer, en un mot, sans changement 
de religion ni de dynastie, quelque chose de pareil à la 
constitution anglaise, mais plus complet, plus homogène, 
puisque l'ancien culte, l'ancienne monarchie auraient 
coopéré avec l'ancienne noblesse à cette restauration de 
l'avenir, puisque celte nouvelle ère politique et nationale 
aurait été inaugurée par un petit-fils de Louis XIY, par un 



MM. DE LAUCY ET P. MESNARl). i\\ 

catholique sincère, telle étail la pensée du duc de Bour- 
l^ogne et de ses dignes conseillers, soit que leurs lumières 
fassent des rayons, comme chez Saint-Simon et chez l'ar- 
chevêque de Cambrai, soit qu'elles fussent des reflets, 
comme chez les ducs de Ghevreuse et de Beauvilliers. Tel 
est le plan qui, sous la plume de M. de Larcy, semble 
non-seulement raisonnable, mais nécessaire, tant écri- 
vain a mis de conscience et d'exactitude à développer 
dans sa première partie les prolégomènes de cette heure 
fastique qui devait tout sauver ou tout perdre : tels 
sopt ces projets de gouvernement où M. Paul Mesnard 
démêle , avec autant de sagacité que de justesse , les 
idées du duc de Bourgogne à travers celles de Saint- 
Simon, et qu il caractérise dans une centaine de pages 
vraiment dignes d'un esprit noblement et franchement 
libéral. De quoi s'agissait-il, en effet? de mettre en pra- 
tique une vérité, que nous commençons à comprendre 
— hélas I trop tard ; à savoir, que pour les peuples arri- 
vés à leur maturité, — je ne dis pas à leur décadence, — 
il ne peut y avoir de libertés durables, sérieuses, vivaces, 
sans une aristocratie active, énergique, douée des deux 
facultés essentielles de renouvellement et d'assimilation, 
et fortement enracinée elle-même dans le sentiment popu- 
laire. Si, aux époques précédentes, le peuple et la bour- 
geoisie avaient naturellement demandé à la royauté pro- 
tection et alliance contre l'oppression féodale ; si, plus 
tard, dans cette phase transitoire où la monarchie eut à se 
défendre elle-même, tous les moyens lui furent bons pour 
abattre ce géant blessé, qui, dans ses convulsions su- 
prêmes, pouvait la renverser encore, celte monarchie, en- 
trée dans les voies régulières, maîtresse de ses destinées, 
ayant à la fois à guider et à suivre les progrès de l'esprit 
publiC) devait désormais chercher sa stabilité et sa durée 



H2 . CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

dans l'équilibre de ces forces qui s'étaient lassées à la 
combattre. En régénérant la noblesse française qui pouvait 
redevenir utile et qui u'étail plus que brillante, en l'appe- 
lant dans les conseils du roi, en écartant des grandes 
charges politiques, et financières ces hommes de* bas 
étage qui, ne pouvant valoir que par leur richesse, s'en- 
richissaient per fas et nefas^ en diminuant, par des éco- 
nomies sévères, ces chances de ruine qui mettaient les 
grands seigneurs à la merci des traitants, en dégageant le 
vieux tronc monarchique de ces bâtards légitimés, reje- 
tons parasites qui en dévoraient la sève, en restituant ajux 
états assez d'attributions et de prérogatives pour en faire 
des médiateurs efficaces entre la province et le centre, 
entre le pays et la couronne, en donnant enfin assez 
d'exemples de vertu, de piété, de généreuse initiative, 
pour inspirer à tous l'émulation du bien, pour purifier 
les grands et consoler les petits, pour retremper aux 
sources immortelles et divines le sang appauvri de la 
France, le duc de Bourgogne pouvait, en effet, continuer 
Louis XIV sans l'imiter, corriger son œuvre sans la dé- 
truire, inaugurer des réformes sans préparer des révolu- 
tions, et passer un nouveau bail entre la monarchie tradi- 
tionnelle et la société française. 

Maintenant, à ces projets qui nous montrent les plus 
beaux côtés de la nature humaine au moment où la Ré- 
gence va nous montrer les plus misérables, à ces plans 
qui méritaient bien d'être conçus par le duc de Bourgo- 
gne, écrits par Saint-Simon et chantés par Féïielon, n'y 
a-t-il pas d'objection possible? M. P. Mesnard en risque 
quelques-unes, et elles nous paraissent inévitables. « Peut- 
être plus tôt, nous a dit M. de Larcy, mais certainement 
pas plus tard que le lendemain de la mort de Louis XI V. . . » 
— N*était*il pas déjà trop tard? Ces belles âmes, le duc 



MM. DE LARCY ET P. MESNARD. 115 

de Bourgogne, Fénelon, Beâuvilliers, Chevreuse, ou ce 
génie paradoxal, Saint-Simon, ne s'abusaient-ils pas, 
sinon sur la gravité du mal, au moins sur refficacité du 
remède? Pendant la loijgue et sombre vieillesse de 
Louis XIV, Tesprit désordonné de la Régence, avant d'é- 
clater au dehors, n'avait-il pas déjà sapé et miné à Tinté- 
rieur, comme, soixante-dix ans plus tard, la Révolution, 
avant de se formuler dans les lois, s'implanta dans les 
âmes? Quelques intentions généreuses, quelques nobles 
caractères, quelques idées fécondes, était-ce assez pour 
prévaloir contre ces ardeurs de destruction et de dépra- 
vation morale qui déjà préludaient dans la société des 
Vendôme, dans les soupers du Temple, dans cette atmo- 
sphère où naquit, grandit etdébuta Voltaire? Et puis cette 
façon de régénérer la monarchie et la France par la re- 
naissance de l'aristocratie nobiliaire, n'était-elle pas, au 
fond, antipathique au génie même de notre nation, et 
pouvons-nous oublier que, si nous avons constamment 
échoué là où l'Angleterre a réussi, ce ne sont ni Louis XI, 
ni Richelieu,jni Louis XIV, ni Louis XVI, ni Charles X, ni 
Louis-Philippe qui sont les coupables, mais l'esprit fran- 
çais, cet esprit dont les qualités comme les défauts re- 
poussent le gouvernement aristocratique, cet esprit qui 
ne conçoit pas la liberté sans l'égalité, et qui a soin de se 
faire démocratique et révolutionnaire pour être plus sûr 
d'être libéral? £nfln, malgré les grâces charmantes de 
l'imagination de Fénelon, ce roi pieux et, pour tout dire, 
dévot, ces lois somptuaires, les arts, la poésie, les lettres, 
le théâtre réduits à la demi-solde, cette cour, la plus bril- 
lante du monde, mettant à la caisse d'épargne, tout cela, 
après les magnificences du règne de Louis XIV, n'eût-il 
pas fait l'effet d'une grisaille recouvrant un tableau de 
^Rubens ou de Véronèse? 



MA CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Si j'indique ces doutes ou ces scrupules, c*cst qu*ils 
vont me servir à dire toute ma pensée : dans ce livre 
de M. de Larcy, dans ces études historiques aboutis- 
sant au duc de Bourgogne comme à la solution possible 
des douloureux problèmes qui s'agitent encore parmi 
nous, j*admire, j'aime, je plains, je regrette le duc de 
Bourgogne; mais j'admire et j'aime aussi l'auteur du 
livre, ce royaliste contemporain de Béranger, d'Armand 
Carrel et de Ledru*Rollin, qui sait obtenir de Thistoire de 
tels enseignements, et prouver à la liberté perdue par la 
démocratie et la Révolution, que l'aristocratie et la 
royauté pouvaient seules la sauver. Dans cet ensemble de 
faits et de conjectures, ce qui est hypothétique, c'est le 
succès de la tâche que le duc de Bourgogne, s'il avait 
régné, aurait entreprise : ce qui est vrai, ce qui est réel, 
c'est cette aUiance de la liberté et de la monarchie fran- 
çaises, poursuivie à travers les âges, retrouvée sur le lit 
de mort d'un petit-fils de Louis XIY par un de ces 
hommes que l'on traitait autrefois de partisans du droit 
divin et d'absolutistes: ce qui est vrai, ce q^i est réelv ce 
sont ces gages de réconciliation qu'échangent des in- 
telligences élevées, loyales, parties de points bien diffé- 
rents et se rencontrant dans un même sentiment de jus- 
tice pour le passé, de réparation pour Ta venir. On sait 
à quelle opinion appartient M. de Larcy : M. P. Mes- 
nard, ami de ce regrettable Hippolyte Aigault, qui ne 
trouvait pas toujours le gouvernement de 4830 assez li- 
béral pour lui, a partagé probablement toutes ses idées. 
Eh bien, sauf quelques légères nuances, voilà ces deux 
hommes, le vainqueur el le vaincu de Juillet, qui rendent 
également hommage à l'élève de Fénelon, qui saluent, 
en la personne du duc de Bourgogne, la monarchie de 
Louis XIV, et qui réconcilient leur politique sur le terrain 



MM. DE LARCY ET P. MESNARD. i\b 

deThistoire. — « Nous avons tous reçu, du temps et des 
événements, bien des enseignements salutaires : ils nous 
ont appris à tous que les hommes qui veulent fortement, 
sérieusement, l'accord pratique et durable des deux grands 
intérêts de toute société humaine, et surtout de la nôtre, 
l'union de Tordre et de la liberté, que ces hommes-là, 
dis-je, doivent eux-mêmes être unis entre eux. C'est à 
travers leurs dissentiments que pénètre et se répand le 
torrent dévastateur de Tanarchie. J*ai la confiance que 
nous sommes tous aujourd'hui convaincus de cette vé- 
rité, et qu'elle réglerait désormais notre conduite.» — Ces 
paroles ne sont pas de moi : elles sont de M. Guizot ; il 
les prononçait récemment devant T Académie du Gard, 
qu'il était revenu présider après une absence de trente 
ans. Si les regards de Tillustre orateur, en se promenant 
sur son auditoire, y avaient rencontré l'ancien député du 
Gard, l'auteur des Vicissitudes politiques de la France, 
nul ne lui aurait paru plus digne que H. de Larcy d'en- 
tendre ces vérités salutaires et de les pratiquer. 



vin 



ROYER-COLLARD* 



En un temps où, sous prétexte de tout embellir, on 
démolit tout, où le marteau et Téquerre enlèvent à nos 
villes toute leur grâce originale et leur physionomie carac- 
téristique, vous arrive-t-il parfois, à l'angle d'une rue, au 
tournant d'un carrefour encore oubliés par l'architecture 
administrative, de rencontrer un édifice, un monument, 
un pan de mur, dont l'aspect éveille à l'instant toutes les 
images et toutes les poésies du passé? La destination ne 
vous en semble pas très-précise, et il ne vous est pas 
démontré qu'il ait été, de son vivant, très-commode. 
Assurément on eût été mieux logé dans cette maison à 
quatre étages, bien blanche, bien propre, bien alignée, où 
le maçon vient de hisser sa branche de laurier et où le pro- 
priétaire suspend son écriteau. N'importe ! Le vieux débris 
vous dit quelque chose; la maison neuve ne vous dit abso- 
lument rien, et vous êtes irrésistiblement purté à croire 

* Une Biographie inédite de Royer-Collard 



ROYER-ÇOLLARD. 117 

que les vieilles mœurs, les fortes études, Tantique foi, le 
culte du beau et du bien, se trouvaient plus ù leur aise sous 
ces sombres murailles en pierre sculptée que sous ces 
brillantes cloisons en plâtras. C'est une impression ana- 
logue que l'on éprouve en se remémorant la vie d'un 
homme tel que Royer-CoUard. Il y a seize ans queRoyer- 
Gollard a diparu de ce monde, et déjà, dix années aupa- 
ravant, il s'écriait avec une éloquente et prophétique 
tristesse: « 11 y a une grande école d'immoralité, ouverte 
depuis cinquante ans, dont les enseignements retentissent 
dans le monde entier. Cette école, ce sont les événements 
qui se sont accomplis presque sans relâche sous nos yeux. 
Repassez-les : le 6 octobre, le 10 août, le 21 janvier, le 
31 mai, le 18 fructidor, le 18 brumaire... je m'arrête là : 
que voyons-nous dans cette suite de révolutions? La 
victoire de la force sur l'ordre établi, quel qu'il fût, et 
toujours, à Tappui, des doctrines pour la légitimer. Le 
respect est éteint, dit-on; rien ne m'attriste davantage: 
car je n'estime rien plus que le respect. Mais qu'a-t-on 
respecté depuis cinquante ans? Cette épreuve est trop 
forte pour l'humanité : elle y succombe. » — Et ailleurs : 
« C'est l'esprit révolutionnaire : je le reconnais à l'hypo- 
crisie de ses paroles, à la folie de son orgueil, à sa pro- 
fonde immoralité : les institutions, fatiguées, trahies par 
les mœurs, résistent mal : la société, appauvrie, n*a plus 
pour sa défense ni positions fortes, ni places réputées im- 
. prenables. » — Et plus loin : « Le vaste cimetière que la 
mort creuse autour de moi a emporté presque tout ce 
que j'ai aimé : penché sur la destinée, souvent troublé et 
inquiet, il semble que je n'aie plus que des malheurs à 
prévoir ; je ne les prophétise point ; mais je crains, et je 
fais provision de force d'âme pour résister aux dernières 
épreuves.,. Ce qui me frappe surtout, c'est l'affaissement 

7. 



118 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

général des hommes, des caractères; des mœurs : par 
tous les côtés à la fois nous touchons à une dissolution 
de la société. » — Ainsi parlait Royer-CoUard, de 1835 à 
1844: que dirait-il aujourd'hui? Ce quart du siècle^ mesuré 
à l'échelle du temps, est un point imperceptible dans la 
succession des âges : mais si l'on tient compte des évé- 
nements accomplis et des transformations sociales, c'est 
un abîme si large, que l'homme resté sur l'autre bord 
semble séparé de nous par des distances infinies. Parmi 
ses contemporains des dernières années, Royer-CoUard 
faisait l'effet d'un ancien, d'un antique, A présent, il ne 
nous paraît plus explicable que par tradition et par ouï- 
dire. Un sceptique de la nouvelle école hausserait les 
épaules et dirait en ricanant : A quoi un pareil person- 
nage a-t-il pu servir? A quelles idées, à quelles passions,'à 
quels intérêts répondait-il ? Tout ce qu'il a aimé est anéanti : 
tout ce qu'il a cru est devenu décombre ou chimère. Il 
n'a su conjurer aucun des périls dont il s'est ému, re- 
larder aucune des catastrophes qu'il a pressenties, sauver 
aucun des principes dont il prétendait tirer sa force. Même 
en y regardant de très-près, on pourrait demander s'il est 
tout à fait innocent des mallieurs dont il a gémi ; s'il ne 
lui est pas arrivé, à certains moments, de contribuer aux 
progrès et au triomphe de cette révolution qu'il a mau- 
dite. — Voilà ce qualléguerait.un sceptique : il aurait 
tort. Un homme comme Royer-CoUard n'est pas, ne peut 
pas être inutile, ni à son époque, ni à ses survivants. En 
supposant même que le malheur des temps aoit détourné 
ou amoindri son utilité pratique, il demeure comme un 
type, comme un idéal auquel peuvent et doivent remonter 
les intelligences, afin de comprendre et d'embrasser en- 
core, après la défaite, ce dont elles ne sauraient perdre 
le sens et le goût sans se rapetisser et se corrompre. Il 



ROYER-COLLARD. 119 

reste surtout coiïime une physionomie originale, vigou- 
reuse, accentuée, qu'il faudrait pouvoir détacher de la 
politique active pour la placer à part dans un cadre d'or, 
et proposer, en dehors des événements et des partis, à 
titre d'exemple, d'autorité et de modèle. 

On a écrit, on écrira encore sur Royer-Collard. Sans 
parler de publications antérieures et fort distinguées, on 
sait qu'un de nos plus éminents écrivains se prépare à 
le faire figurer dans cette galerie illustre qu'il intitule 
la tribune nwdetme. C'est donc pour prendre date et re- 
connaître une initiative particulière que nous signalons 
ici une biographie de Royer-Gollard , livre inédit qui 
verra le jour Dieu sait quand, et dont Tauteur a gardé^ 
l'anonyme. Ce qui reste évident pour nous, c'est que cet 
auteur a connu de près l'homme dont il s'est fait le bio- 
graphe. Ce voisinage, en pareil cas, offre de grands avan- 
tages et quelques légers inconvénients. Les inconvé- 
nients, je vais le dire tout de suite, ce sont des partis-pris 
d'admiration en permanence, d'autant plus respectables 
que le panégyriste a mis plus de sentiment personnel 
dans ses enthousiasmes, mais qui risquent de rencontrer 
chez le lecteur des velléités de restriction et de chicane. 
Que Royer-CoUard ait régénéré en France l'étude de la 
philosophie spirituaUste, cela n'est pas douteux : qu'il ait 
rendu de grands services à la monarchie renaissante, 
c'est positif : qu'il ait prononcé, pendant sa glorieuse car- 
rière, de magnifiques discours politiques, c'est incontes- 
table : qu'il ait eu dans sa personne comme dans sa 
pensée, dans ses allures comme dans son style, un reflet 
du dix-septième siècle et de Port-Royal, c'est évident : 
enfin, que cet esprit, si majestueux et si grave, ait eu 
sans cesse, à côté de ses riches Ungots, une inépuisable 
menue monnaie de saillies, de traits piquants, de mots 



120 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

fins, profonds, acérés, indélébiles, nul ne l'ignore. S'en- 
suit-il que Ton puisse dire avec l'auteur de là biographie 
anonyme : « Dans la littérature, H. de Chateaubriand ; 
dans la politique, H. Royer-Collard, sont à la tête du dix- 
neuvième siècle? » — Nous ne le croyons pas : M. de Cha- 
teaubriand a créé une littérature, un peu fêlée, j'en con- 
viens, par ses héritiers ; mais les morceaux en sont bons: 
M. Royer-Collard n'a pas créé de politique : les qualités 
mêmes de cette nature essentiellement solitaire et con- 
templative excluaient l'idée de création. — « M. Royer- 
Collard, nous dit M. Guizot dans le premier volume de 
ses Mémoires y était plus propre à conseiller et à contrôler 
le pouvoir qu'à le manier. C'était un grand spectateur 
et un grand critique plutôt qu'un grand acteur politique. 
Dans le cours habituel des affaires, il eût été trop absolu, 
trop hautain et trop lent. Dans les jours de crise, je ne 
crois pas que les incertitudes de son esprit, les troubles 
de sa conscience, son horreur de tout échec public et. sa 
crainte superbe de la responsabilité, lui eussent permis de 
conserver le sang-froid et la ferme résolution dont il eût 
eu besoin. » — Grand spectateur, erand critique, voilà 
le mot vrai. Or les spectateurs ne font pas la pièce, et les 
critiques ne sont souvent bons qu'à la démolir. Royer- 
Collard, à ce que nous assure son biographe, s'est défendu 
de la qualification de doctrinaire, qui pourtant lui allait 
si bien ; il différait,, en effet, des doctrinaires de la se- 
cottde manière, en ce que ceux-ci sacrifiaient d'avance à 
leurs théories le principe de la monarchie légitime, tandis 
qu'il donnait à sa politique cette monarchie pour dogme 
fondamental et pour base. Mais si Ton nous accorde qu'à 
la distance où nous sommes placés et qui supprime les 
nuances, le mot doctrinaire implique surtout un esprit 
plus théoricien que pratique, un penchant à préférer la 



ROYER-COLLARD. 121 

métaphysique aux affaires, à façonner enfin, d'après un 
type idéal et préconçu, la politique de son temps, au lieu 
de former peu à peu et d'assouplir ce type d'après les 
leçons de Texpérience, on reconnaîtra que M. Royer-Goi- 
lard a parfaitement mérité ce nom de doctrinaire, qui n'est 
plus aujourd'hui ni un éloge ni une épigramme. Son pa- 
négyriste peut nous répliquer qu'après tout, dans notre 
siècle d'avortements et de mécomptes, nul n'a été plus heu* 
reux que lui en fait de création et d'œuvre politique; qu'une 
même génération a vu s'élever et s'écrouler sous les 
mêmeà mains les mêmes édifices, et que métaphysiciens 
ou praticiens, apôtres de l'idée ou disciples du fait ac- 
compli, esprits rompus aux affaires ou isolés dans leur 
contemplation superbe, ont eu également à s'avouer 
l'inanité de leurs espérances et la fragilité de leurs ou- 
vrages. Hélas! rien déplus vrai : il faut cependant, en 
politique comme ailleurs, distinguer entre ce qui n'a pas 
duré et ce qui n'a pas existé. La durée, cette consécration 
décisive, a manqué, de nos jours, à tous et à tout : cer- 
tains hommes, pourtant, ont attaché leur nom à des œuvres 
qui ont compté dans leur siècle, et qui, même en dispa- 
raissant, ont laissé leur date, leur empreinte, leur bien- 
fait. Ainsi le duc de Richelieu délivrant la France de 
Toccupation étrangère, M. de Villèle fondant le crédit 
public, la prospérité financière et réconciliant les inté- 
rêts bourgeois avec la royauté, Casimir Périer personni- 
fiant, au prix de sa vie, la réaction de l'ordre et du bon 
sens contre la révolution déchaînée, sont, pour ainsi diie, 
des souvenirs palpables, dont la valeur subsiste encore, 
après que le fait ou l'idée qu'ils représentèrent s'est per* 
due avec eux et avec nous dans celte ombre contempo- 
raine, plus corrosive que la nuit des temps. Les monnaies 
n*ont plus cours, mais les médailles restent. Chez Royer- 



i*22 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

GoUard, le caractère actif, et, sinon durable, au moins 
efficace, est absent. Il y a chez lui quelque chose du chœur 
antique, mais d'un chœur qui, au lieu d'être collectif et 
anonyme, se résumerait dans une bouche éloquente et 
prophétique, et mêlerait ses accents, ses prédictions et ses 
plaintes aux aveugles péripéties du drame. On ne peut pas 
même lui appliquer le fameux et tant de fois répété ^î 
Pergama!,., car Hector s*était bravement battu contre 
les Grecs, et Royer-CoUard laissa entrer le cheval dans la 
place assiégée. ^manl sincère de lautorité et de la liberté, 
il devina, sans le conjurer, le moment où la Révolution 
allait de nouveau les tromper toutes deux pour abattre 
Tune et égarer Tautre. Volontaire du centre gauche, qui 
l'honorait sans le comprendre et l'exagérait en le tradui- 
sant, associé à la plupart des actes qui envenimèrent les 
malentendus entre le trêne et le pays, il ne fut tout à fait 
dans le vrai que quand le vrai fut une ruine, et il mit plus 
de pathétique dans ses regrets qu'il n'avait mis de logique 
dans sa conduite. 

Le biographe de Royer-CoUard ne pourrait donc man- 
quer de soulever chez lés écrivains de la droite des objec- 
tions et des chicanes en persistant à trop agrandir, chez 
son héroSy l'homme politique, et en donnant à quelques 
parties de son livre ces formes du panégyrique qu'il faut 
laisser aux académies. C'était là, nous le répétons. L'iné- 
vitable inconvénient d'un ouvrage écrit pour acquitter une 
dette d'esprit et de cœur , et satisfaire un de ces sen- 
timents supérieurs à toutes les contradictions conune 
à toutes les phrases. L'auteur, du reste, semble avoir 
pressenti les avantages que lui assurait sa qualité de 
commensal intellectuel de Royer-Gollard, lorsqu'en ren- 
dant justice (29 janvier 1847) au discours où H. de Ré- 
musat, successeur de Royer-CoUard à l'Académie française. 



ROYER-COLLARD. 123 

avait esquissé un 'ëlogc de Tillustre défunt, il ajoutait ; 
« Cette vie si dramatique, si longue, si originale, reste à 
écrire, et ce n*est pas une esquisse, si magnifique qu'elle 
soit, c'est une biographie complète qu'elle exige. Nous 
croyons savoir que cette biographie est terminée, et que, 
par les détails pleins d'intérêt dont elle abonde, elle ne 
peut manquer d'exciter une universelle curiosité. » — 
Ces lignes préventives nous promettaient un ouvrage tel 
que pouvait seul l'écrire le digne et légitime héritier 
d'un trésor d'idées et de souvenirs, où Royer-CoUard nous 
apparaîtrait, non plus dans sa tenue officielle et historique 
de philosophe et de politique, mais sous des aspects plus 
familiers, dans son simple appareil de penseur, de cau- 
seur, passant de la rue d'Enfer à Châteauvieux, distri- 
buant, du coin de son feu, les vérités piquantes et les 
coups de boutoir, bonhomme avec les siens, charitable avec 
ses paysans, formidable avec les sots, les vaniteux et les 
charlatans, suivant, chapeau bas, le convoi de sa vieille 
et dévouée servante, et remettant son chapeau sur sa tôte 
devant les puissants de la veille et les parvenus du lende- 
main; préchant le respect, passionné pour l'indépen- 
dance, impatient de tout joug, de toute coterie, de toute 
consigne, aimant la royauté et détestant la cour, penché 
sur l'avenir et ne vivant que dans le passé, ayant le don 
de ne ressembler à personne et de ne pas toujours se 
ressembler à lui-même ; attrayant dans ses aspérités, im- 
posant dans ses saillies, respectable dans ses boutades, 
évitant le pédantisme à force d'esprit, se créant, en de- 
hors des pouvoirs et des dignités définies, uq pouvoir 
idéal et une dignité morale, souvent gênant, parfois 
offensant, jamais banal, vertueux sans emphase, orgueil- 
leux sans morgue, personnage supérieur au rôle, faculté 
supérieur au fait, ouvrier supérieur à l'œuvre ; tel enfin 



iU CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

que ceux qui Tout connu n'ont pu Toublier et qu'on le 
saluait comme une exception glorieuse, même en refusant 
de le suivre comme un guide infaillible. Exception, ai-je 
dit? Je crois que, s'il fallait absolument choisir, ce serait 
ce mot-là qui résumerait lé mieux H. Royer-Collard. Les 
exceptions, on le sait, confirment la règle, mais elles no 
gouvernent pas le monde. 

Ici la qualité de commensal intellectuel ressaisissait 
toutes ses supériorités. On comprend, en effet, tout ce 
qu'une fréquentation journalière, aidée de beaucoup d'ad- 
miration et de non moins d'intelligence, tout ce que Tha- 
bitu Je d'écouter un pareil causeur et de le faire parler en 
l'écoutant, tout ce que ces échanges de questions respec- 
tueuses et de libres épanchements, ont dû amasser de 
traits précieux, d'anecdotes caractéristiques, de mots dé- 
cisifs, qui, en se rassemblant plus tard, fixent à jamais la 
physionomie, le contour et la figure. L'interlocuteur ap- 
préciait les inestimables avantages de sa position : il était 
parfaitement doué pour en tirer parti, et chaque soir, au 
sortir de ces merveilleuses causeries, il avait soin d'écrire 
ce qu'il avait entendu de plus renîarquable. On éprouve- 
rait donc, en lisant la biographie que j'ai sous les yeux, 
une sorte de surprise, j'allais dire de désappointement, si 
l'on ne remarquait en tête du volume ces mots, première 
partie, et si l'on ne savait qu'il en existe une seconde 
((ui nous Uvrera le Royer-Collard familier, anecdotique, 
épigrammatique et amusant. Celle-là ne peut pas paraître 
encore, et l'on ne saurait assez applaudir à l'honorable 
sentimentt qui en retarde la publication. 11 est impossible 
d'être très-spirituel sans être un peu malin, et d'être très- 
malin sans blesser d'honnêtes gens qu'il vaut autant laisser 
mourir ou passer à Tétat d'ancêtres avant de découvrir 
leurs blessures. Les blessés de M. Royer^Collard, ^ et le 



ROYER-COLLARD. 125 

nombre en est grand, — ne sont pas tous morts, ou du 
moins ne sont pas morts depuis assez longtemps pour 
que leur mémoire ou leur famille fût insensible à un ju- 
gement aiguise en sarcasme. « Je regarderais, disait 
H. Thiers, comme le plus grand malheur qui»pût m'arriver, 
que M. Royer-CoUard me tint sous sa griffe. Pour un 
homme politique, ce n'est pas un simple affaiblissement; 
c'est une sorte d'annulation ; c'est une torture, c'est le 
dernier supplice moral. » Si le plus brillant et le moins 
craintif de nos hommes politiques, ayant, lui aussi, bec 
et griffes pour se défendre, exprimait de telles frayeurs, 
qu'ont dû ressentir les personnages secondaires, les tUi- 
litéSy les comparses? Plusieurs des contemporains de 
Royer-CoUard ont été ainsi toisés, classés, transpercés 
par un mot, et ce mot se trouve dans la seconde partie 
de cette biographie. L'auteur fait donc bien de Ta- 
Journer encore, jusqu'à ce qu'il y ait assez d'herbe 
et assez d'oubli sur les tombes. Hais il nous la doit, et 
son œuvre, sans ce supplément, resterait trop incomplète. 
Moi aussi, je possédais un vieil oncle (qui n'a pas d'oncle? 
L'essentiel est de savoir s'en servir), lequel fut long- 
temps le collègue et toujours l'admirateur de M. Royer- 
Collard. Il m'avait redit tous les mots que je rencontre 
dans cette première partie et beaucoup d'autres qui n'y 
sont pas. Pour que cette œuvre ait donc toute la valeur 
qu'elle peut avoir et que lui seul peut lui donner, l'auteur 
devra, selon nous, fondre, abréger, simplifier, resserrer 
ce volume, en faire l'Introduction du véritable, et ce grave 
péristyle ne fera que mieux ressortir l'agrément et les 
points de vue des petits appartements. En somme, et au 
risque de nous répéter, il y a eu deux hommes chez 
II. Royer-CoUard : l'homme public, et celui-là appartient 
à tous ; il appartiendra, par prééminence et droit de ta- 



126 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

lent, à rècrivain qui a retracé avec tant d'éclat la grande 
image de Chateaubriand, qui nous rendra tour à tour les 
éloquentes figures de Camille Jordan, du comte de Serres, 
de Boyer-Collard, du général Foy, et leur donnera pour 
piédestal la tri|)une moderne : — puis Thomme privé avec 
ses traits indélébiles, ses mots qui burinent, ses conver- 
sations intime&, ses fonds secrets de verve, de malice, de 
sagesse et de génie : celui-là appartient, avant tout, à sa 
famille, et, dans sa famille, au spirituel anonyme qui Ta 
le mieux connu , écouté, admiré, qui est le plus digne et le 
plus capable de lui rendre la parole et la vie : ce qu'il a 
fait déjà nous révèle ce qu'il peut faire, et le talent pas- 
sionné par de tels souvenirs doit se surpasser lui-même : 
« Je Tavoue à ma honte, dit quelque part H. Mérimée, je 
donnerais volontiersThucydide pour des mémoires authen- 
tiques d'Aspasie. » — Aspasie ! le nom est un peu profane 
pour être placé en regard de celui deRoyer-CoUard; mais 
les extrêmes se touchent, et Athènes cette fois peut leur 
servir de trait d'union. 



IX 



M. L. YITET* 



Il y a, dans la littérature contemporaine, une douzaine 
d'ouvrages dont je ne pourrais jamais parler avec le sang- , 
froid 4'un vieux critique : ce sont ceux qui venaient au 
monde au moment où je naissais moi-même à la vie in- 
tellectuelle, où je m'associais de loin, en écolier fervent 
et timide, à ce grand mouvement littéraire qui a tant pro- 
mis et si peu tenu. Ces premiers élans de curiosité et 
d'enthousiasme avaient quelque chose des mystérieuses 
ardeurs d'une passion juvénile, et il existe au jardin du 
Luxembourg telle vieille allée de marronniers ou de 
tilleuls où je ne puis passer sans me souvenir d*une lec- 
ture des Scènes historiques de M. Vitel, ou de la Chroni- 
que du temps de Charles IXy de M. Mérimée, comme on 
se souvient d'un premier rendez-vous. Qui m'eût dit alors 
que je compterais un jour, en littérature, parmi les ar- 
riérés, les rétrogrades, les éteignoirs ? Hélas I on Ta dit, 

* fM Ligue, précédée des Étals d'Orléans, scènes historiques. 



128 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

tout arrive, — et aussi tout s'en va, très-heureusement ; 
sans quoi tout ce qui arrive serait trop difficile à supporter. 
A voir H. Vitet lui-même, aujourd'hui le plus sage et 
le plus sobre des maîtres, dans celte attitude discrète qui 
lui va si bien et d*où il ne sort qu'à de trop rares inter- 
valles pour dire sur chaque homme et sur chaque chose 
le mot juste et décisif, qui croirait qu'il a été, lui aussi, 
à son heure, un romantique, un révolutionnaire? Enten- 
dons-nous, pourtant : le romantisme, tel qu'on l'inaugu- 
rait alors (1827), la révolution Uttéraire telle qu'elle s'es- 
sayait, n'offraient pas partout ces allures échevelées et 
subversives qu'on s'est amusé à leur attribuer. Le front 
de bataille était dailleurs si vaste, les points d'attaque si 
variés, que, même en s'égarant ou en se laissant battre 
sur bien des points, on a pu triompher sur d'autres : il 
y a eu des conquêtes définitives et incontestées. Ainsi la 
régénération, si nécessaire et si féconde, des études histo- 
riques, entreprise par d'éminents esprits, devait naturel- 
lement les amener à comprendre qu'entre l'histoire ren- 
duç au pittoresque et au vrai et le vieux moule dramati- 
que des du Belloy, des Raynouard et des Legouvé, il y 
aurait désormais des hiatus trop énormes pour qu'au- 
cun intermédiaire pût les aider à se rapprocher. 11 en 
est, en effet, d'une littérature qu'on réforme comme d'une 
maison qu'on répare, et où, en modifiant un salon ou un 
étage, on se force, pour ainsi dire, à changer tout le reste. 
Toute question de talent mise à part, des tragédies comme 
le Siège de Calais ^ Gaston et Bayard^ les Templiers^ les 
États de Blois (de Raynouard), la Mort de Henri IV (de 
Legouvé) étaient possibles, pouvaient du moins ne paraître 
qu'ennuyeuses, côte à côte avec les histoires philosophi- 
que» des Anquetil, des Gaillard, et autres écrivains de 
cette école : elles devenaient monstrueuses et majestueu- 



xY. L. VI TET. h29 

sèment grotesques, si on les mettait en présence des his- 
toires de MM. Guizot, Augustin Thierry et de Barante. 
S'en suit-il que M. Vitel, en écrivant ses Scènes histori- 
ques^ eût la prétention de donner à la nouvelle littérature 
son théâtre, comme ses illustres amis lui donnaient son 
histoire? Non : le sens critique est chez lui trop fin, il 
connaît trop bien les instincts, les besoins de Tesprit fran- 
çais pour ne pas savoir que notre théâtre, môme en ces- 
sant de s'astreindre aux unités et aux monotonies classi- 
ques, doit offrir la représentation plus ou moins fidèle 
d'une action unique sur laquelle se concentre l'intérêt du 
spectateur, et non pas s'éparpiller en cette multiplicité 
d'incidents et de personnages qui est la vie de Tliistoire. 
C'est donc comme médiateur, comme intermédiaire entre 
l'histoire régénérée et le drame à venir, plutôt que comme 
créateur du drame historique, que M. Vitet publiait ces 
scènes si vivantes, si animées, si favorables au relief des 
caractères. Lorsque, trois ans plus tard, M. Alexandre 
Dumas (que l'on pouvait alors prendre au sérieux) fit jouer 
son drame de Henri III, il eut soin, dans sa préface, de 
mentionner l'auteur des Barricades et des États de Blois 
parmi ceux qui lui avaient préparé les voies : mais là le fil 
se rompait : la partie historique ou soi-disant telle, dans 
Henri llly n'est que du placage, du badigeon sans aucune 
valeur, et il fallut, pour s'y tromper, toute la bonne vo- 
lonté du public d'alors. M . Dumas préludait déjà à ces énor- 
mités extra ou an^i-historiques qui se sont appelées depuis 
la Reine Margot et la Dame de Montsoreàu. On sait d'ail- 
leurs quelle fut la destinée du drame romantique, infi- 
dèle à son programme, aussi éloigné de Shakspeare que 
de Corneille, et toujours prêt à trébucher entre les effu- 
sions d'un faux lyrisme, les violences du mélodrame et 
les exagérations puériles de l'effet matériel et pittoresque. 



130 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

M. Vitet a donc pu dire qu'il avait ouvert une. route où 
personne en définitive n'est entré, qu'il avait jeté un pont 
entre deux rives, dont une seule a été fréquentée et fer- 
tilisée. Hais il n'était que mieux autorisé à faire reparaître 
ces œuvres de sa jeunesse, pour montrer aux oublieux 
et aux incrédules que tout ne fut pas étourderie et char- 
latanisme dans ces essaie de renouvellement littéraire, et 
qu'une veine d*or pur avait été patienunent fouillée par 
des ouvriers véritables, en attendant que le malheur des 
temps, le désordre des idées, la dispersion des chefs chan- 
geassent cet or en alliage ou en poussière. Cette publica- 
tion nouvelle, à trente ans de distance, y gagne ce charme 
mélancolique que je ne serai pas seul à ressenyr, qui 
s'attache aux choses inachevées, promises, réalisées à 
demi, et ressemblant de loin à une espérance brisée, à un 
rêve interrompu. A tout prendre, n'est-ce pas là l'em- 
blème de la vie elle-même, où rien ne s'achève, où tout 
se passe eh illusions, en souvenirs, en regrets; et com- 
ment demander à la littérature ce je ne sais quoi de fini 
et de complet que la vie ne donne jamais? C'est beaucoup 
si, en reportant nos regards en arrière, nous ressaisissons 
çà et là quelques lueurs parmi les ombres, quelques 
rayons jouant sur les ruines. 

M. Vilet n'a donc rien à craindre de cette seconde 
épreuve, et quand il nous dit, dans sa couile et modeste 
préface, que les lois de la haute critique sont peu favo- 
rables à un genre qui n'est ni tout à fait du drame, ni 
tout à fait de l'histoire, nous prendrions au besoin son 
parti contre lui-même. Il est tout simple que le roman 
historique, malgré d'illustres exemples, ait été signalé 
comme un genre bâtard, et soulève, comme tel, les 
scrupules d'un critique sévère; ce mélange de vérité 
et de fiction peut dérouter à tout instant et égarer 



M. L. VITET. 131 

les lecteurs ignorants, c'est-à-dire le public presque en- 
tier. Hais ici il ne s'agit ni de donner le change à personne, 
ni de rien sacrifier à la fiction romanesque ou à Toptique 
théâtral. II s'agit de rendre à l'histoire racontée une vie, 
une saillie qu'elle ne peut pas avoir, de lui emprunter ses 
personnages tels qu'ils sont, et de l^s faire agir et parler 
devant nous, au lieu de les estomper dans l'ensemble du 
récit. « Car, dit excellemment le président Hénault, cité 
par M. Vitet, le grand défaut de l'histoire est de n'être 
qu'un récit ; et il faut convenir que les meilleurs faits 
racontés, s'ils étaient mis en action, auraient bien une 
autre force, et porteraient bien une autre clarté à l'es- 
prit. » — Tel a été le point de départ de M. Vitet. Seule- 
ment, là où le président Hénault, se contentant d'en- 
trevoir cette vérité, et dominé pour tout le reste par la 
routine littéraire de son temps, ne trouvait à écrire que 
sa glaciale et ridicule tragédie en prose de François /i, 
notre contemporam a écrit ses belles scêhes, son théâtre 
historique dans un fauteuil, tout à fait en harmonie avec 
les études de son époque, avec Tavénement du vrai et du 
pittoresque dans l'histoire. Ajoutons que H. Vitet, dans 
cette nouvelle édition, a pris soin de relier entre elles, 
par des fragments de narration nette et vigoureuse, les di- 
verses parties de sa trilogie, et qu'en les faisant précéder 
des États d* Orléans il a donné à l'édifice un péristyle digne 
de lui : nul n'ignore en efTet que ces états furent le pré- 
lude des convulsions sanglantes dont la Ligue fut l'épilogue. 
Triste époque, il faut en convenir, triste société, tristes 
personnages ! Des tigres déguisés en renards, des hons 
jouant de la griffe avec des singes. On a besoin pour les 
trouver toiérables, pour respirer à l'aise dans cette atmo- 
sphère de sang, de parfums et de poisons, de songer que le 
dix-septiéme siècle va sortir de cette chaudière où l'Italie 



132 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

apporte ses ingrédients et ses sortilèges, et que la der- 
nière figure de cette galerie s'appelle Henri IV. Dans cette 
foule bigarrée de cuirasses et de robes rouges, de man- 
teaux de velours et de frocs, de simarres et de pourpoints, 
trois personnages entre tous font le plus grand honneur 
au crayon, que dis-je? au «burin de M. Vitet; Marie Stuart, 
Henri lil et Henri IV. 

Je ne sais pourquoi, dans le coure de celte attachante 
lecture, Marie Stuart et Henri IV m* apparaissent comme 
les deux termes extrêmes de cette phase si tragiquement 
remplie : ils caractérisent dans leurs contrastes infinis, 
Tune le régime qui finit, l'autre la société qui commence. 
Marie Stuart est la dernière reine, et la plus charmante, du 
moyen âge, au moment même où le moyen âge, retenu 
par la lourde épée des Guise, va tomber dans l'abîme du 
temps. Dans sa beauté, dans sa grâce, dans ses aven- 
tures, dans ses malheurs, elle personnifie à sa façon ce 
moyen âge prêti disparaître, comme les Guises le person* 
nifient à leur manière dans leur lutte énergique et su- 
prême contre ce qui va le dévorer. Sa belle et adorable 
tête en porte les grandeurs et les prestiges, les élégances 
et les faiblesses, les croyances et les crimes, et c'est sous 
ce redoutable fardeau qu'elle pliera et tombera plus tard 
devant l'implacable reine de l'esprit moderne, jalouse et 
furieuse de ne pouvoir cumuler le charme des jours dispa- 
rus avec la puissance des idées nouvelles. Chose étrange 
pourtant! dans cette France du seizième siècle, si amou- 
reuse de beauté et de plaisir, dans cette cour voluptueuse 
et galante des Valois qui semble faite exprès pour elle, 
la jeune reine Marie, cette même reine qui doit plus tard 
mettre en feu la brumeuse Ecosse, passe presque inaper- 
çue, et cela au moment le plus radieux et le plus printa* 
nier de sa jeunesse, et lorsque tout autour d'elle devait 



M. L. VÏTET. 133 

servir d'excitanl à cette imagination si vive, à cet esprit si 
fin, si remuant, si épris de domination et de conquête ! 
H. Vitet a été frappé de cette inadvertance de l'histoire, 
et il Fa merveilleusement réparée. Nous retrouvons, c(ans 
ses Etats d'Orléans, notre belle et poétique Marie Stuart, 
telle que nous Tavôns connue ou rêvée, douée de cette 
incroyable puissance de séduction qui l'accompagne pres- 
que jusqu'à Téchafaud, habile à subjuguer les cœurs sans 
avoir l'air d'y toucher, et sur ce second plan où la relè- 
guent son âge, la faiblesse du jeune roi, l'ambition de ses 
oncles et de sa belle-mère, ramenant à elle bien des fils 
qui font mouvoir les principaux acteurs. Puisqu'il s'agit 
d'un théâtre historique, je dirai volontiers que, dans l'œu- 
vre^ de H. Yitet comme dans l'histoire, Marie Stuart, à 
cette date que termine la mort de François II, est une 
comparse qui domine les premiers rôles. Cette seule créa- 
tion prouve que M. Vitet aurait été, s'il l'avait voulu, un 
historien et un auteur dramatique du premier ordre. 

Parlerai-je de Henri lY? Nulle part je ne l'ai trouvé plus 
vrai que dans la dernière partie de cette trilogie. Sans 
vouloir réveiller ici de vieilles querelles, on peut consta- 
ter que Henri lY, au milieu de ces calvinistes bardés de 
fer et de psaumes, de ces grands seigneurs catholiques, 
représentants de la féodalité mourante, de ces magnifi- 
ques débris du moyen âge s'affaissant dans une catastro- 
phe suprême, est une figure essentiellement moderne, le 
premier roi des temps modernes, comme Marie Stuart est 
la dernière suzeraine du passé. Sa politique, ses vues, sa 
tolérance, ses grandes idées de refonte et de fusion na- 
tionale, cette nuance de calcul et d'égoîsme mêlée à tant 
de qualités martiales et royales, tout cela est nouveau, 
ouvre une nouvelle ère qui sera, Dieu merci! celle de la 
Uberté de conscience et de la vraie grandeur française, 

8 



134 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

mais qu'il sied de dégager des enjolivements chevaleres- 
ques et factices que nous y avons ajoutés. Henri IV a été 
un grand homme de guerre, un grand politique et un 
grand roi, mais d'une certaine manière qu'il ne faut pas 
surfaire, qui était la bonne à son moment, qui n'a pas 
besoin pour être appréciée qu'on y ajoute des vertus qu'il 
n'avait pas, qu'on en fasse un Henri IV d'académie ou de 
tableau d'apparat. C'est cette nuance que H. Vitet a saisie 
avec une justesse et une finesse que l'on ne saurait assez 
louer. Il n'idéalise pas le Béarnais; il l'entoure de compa- 
gnons au regard perçant, aux propos incisifs, qui le désha- 
billent pièce à pièce, qui le traitent de Gascon, d'ingrat 
et de ladre : quand il reparaît à leurs côtés, ils cèdent au 
charme, et l'on fait comme eux : on comprend d'ailleurs 
que le bon sens, l'avenir, le repos de la France, sont là 
dans uae réconciliation dont Henri IV peut seul tera'r la 
clef et serrer les nœuds, en dehors de ce fanatisme gros- 
sier qui chez les calvinistes a toutes les ardeurs agressives 
des minorités, et chez les ligueurs n'attend qu'un chan- 
gement de siècle, d'opinion et de courant pour devenir 
terroriste et septembriseur. Eti quelques pages de fine 
et spirituelle comédie, H. Vitet nous a donné un Henri IV 
plus vrai, plus vivant que celui de Voltaire, et même que 
celui de M. Poirson, un Henri IV qui, aujourd'hui comme 
de son temps, doit mettre tout le monde d'accord. 

Entre ces deux extrémités du cadre, Marie Stuart et 
Henri IV, plaçons cette singulière physionomie de Henri III, 
non pas, à Dieu ne plaise! comme trait d'union, mais 
plutôt comme phénomène. Chaque fois que nos drama* 
tuiles ramènent Henri IH sur la scène, les écrivains dé- 
mocratiques fbnt de cette exhibition un prétexte à sar- 
casmes et à invectives contre la monarchie française, la 
royauté, le régime féodal et aristocratique^ etc., etc. 



M. L. VITET. 135 

Voyons si la cause est aussi désespérée qu'elle en a Tair. 
Dans cette espèce de carnaval tragique que ^trancha le 
couteau de Jacques Clément, j'aperçois,j*en conTiens,bien 
des désordres,des vices, des ridicules,un triste mélange de 
superstition et de débauche, une marotte de bouffon sous 
une cagoule de pénitent : mais tout cela n'est ni royal ni 
français; tout cela est italien : on a remarqué à satiété que 
les fils tiennent particulièrement de leur mère, surtout 
quand leur mère les a élevés et les domine. Ces déplora- 
bles Valois furent dans le fait des Médicis, des Florentins 
habillés à la française. Ils sont du pays de Machiavel, de 
Boccace et de l'Ârétin, et non pas du pays de THâpital et 
de Montaigne. Remarquez pourtant le contraste! Tout 
n'est pas mauvais chez Henri III : ce qui est mauvais lui 
vient de sa vraie patrie, de sa mère, de son éducation : 
ce qui est bon lui vient de la France, de ces instincts 
monarchiques qui le rendent parfois supérieur à sa dé- 
bile et tortueuse nature. Il lui a sufB de s'asseoir sur ce 
trdne pour en comprendre les intérêts et les devoirs,alors 
même qu'il n'est capable ni de sauvegarder les uns ni 
d'accomplir les autres. 11 est roi, et dans ce caractère de 
roi il trouve une force secrète qui le dirige à son insu dans 
une voie contraire à ses goûts, à ses préférences et à ses 
mœurs. Esprit faible, cœur amolli, croyant racheter de 
honteux plaisirs par une dévotion aveugle, il semblerait 
que ce prince dût appartenir aux Guise : non, le senti- 
ment royal est froissé chez lui par leur prépondérance ; 
il les déteste assez, et il est assez roi de France pour leur 
préférer Henri IV; et, quand Jacques Clément l'a frappé, 
quand la mort approche, quand il y puise ces funestes 
clairvoyances dont elle a le 'secret, son langage est celui 
d'un monarque, d'un Français et d'un politique. Lisez et 
relisez la Mort de Henri III dans le second volume de 



136 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

H. Vitet : vous y verrez comment u6 écrivain judicieux et 
supérieur a su rester fidèle à la vérité et à l'histoire en 
dramatisant cette phase que de grossiers enlumineurs ont 
livrée plus tard aux risées de la multitude : vous regret- 
terez qu un dernier travail possible, nous le croyons, et 
même facile, n*ait pas achevé d'accommoder au théâtre 
une œuvre qui sous cette première forme offre déjà tout 
rintérét, toute la vie, toute l'émotion et presque toute Tu- 
nité d'une œuvre dramatique. 

C'est ainsi qu'à force de tact, de sagacité et de mesure, 
H. Vitet nous a fait trouver plaisir et profit dans ces exac- 
tes esquisses d'un temps dont l'art moderne a . un peu 
abusé et qu'il est si aisé de pousser au noir, pourvu que 
Ton applique les idées de 1860 aux événements et aux 
mœurs de 1580. Rendues au public qui les réclamait de- 
puis longtemps, ces scènes historiques resteront désor- 
mais et vivront, non pas peut-être comme un ouvrage 
complet, sui generiSy ayant son rang bien distinct entre 
rhistoire et le théâtre, mais comme l'application d'un ex* 
cellent esprit s'exerçant sur des sujets historiques, de 
même qu'il devait s'exercer plus tard et toujours en maî- 
tre sur des sujets de haute et féconde critique. On sait 
tout ce que M* Vitet a écrit d'ingénieux et de magistral 
sur l'art, sur la peinture, sur les peintres. On pourrait 
aisém.ent signaler entre ses heureux débuts et ses études 
successives des affinités et comme des pressentiments : 
plusieurs de ses scènes historiques étaient déjà des ta- 
bleaux admirablement réussis : il y a du Van Dyck dans 
ces premières pages du futur biographe de notre Eustache 
Lesueur. 



X 



LE MARQDIS D'ARGENSON* 



Presque toutes les époques de notre histoire ont le 
mérite d'offrir un champ très-net à la polémique entre 
les diverses opinions qui se partagent les intelligences, 
en attendant notre réconciliation générale. Parlez-moi du 
moyen âge, du quinzième siècle, de la Renaissance, de la 
Réforme, de la Ligue, du siècle de Louis XIV ; je vous 
dirai, dès les premiers mots, si nous sommes d'accord ou 
si nous avons à nous quereller. Seul, le dix-huitième 
siècle garde ce caractère bizarre, qu'on peut ne pas l'ai- 
mer sans être forcé de chérir davantage ce qui Ta détruit 
et remplacé. Il a si bien travaillé à sa propre ruine, — et 
Dieu sait avec quel incroyable mélange de verve et d'im- 
prévoyance ! — qu'il semble qil'oh ne puisse plaider pour 
lui sans prendre parti pour ses .adversaires, et qu'il n'ait 
pas eu, en définitive, de plus mortel ennemi que lui- 
même. Aussi serait-il sago peùt-^être d'en parler le moins 

1 humai et !^^m<^res, publiés par M. Batlicry; l*' yol. 

8. 



138 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

possible. Les peuples sont des familles qui ont des siècles 
pour générations : or dans quelle famille n*y a-t-il pas 
une page à oublier ou à déchirer? 

Mais plus Tensemble est humiliant ou affligeant, plus 
on S'intéresse à quelques rares physionomies qui s'en 
détachent par un trait particulier, qui tranchent sur leur 
entourage par de visibles contrastes ou au moins par un 
piquant assemblage de disparates et d'analogies. Remar- 
quez en eflet que tout homme qui a joué dans son temps 
un rôle quelconque tient à ce temps par quelque en- 
droit; celui-ci par ses idées, celui-là par ses mœurs, cet 
autre par l'exagération même qu'il met à réagir contre 
ces mœurs et ces idées. Dés qu'on s'occupe d'un person- 
nage qui a laissé sa médaille, grande ou petite, dans le 
médailler de l'histoire, il sied donc de chercher en quoi 
il ressemble à ses contemporains, et en quoi il en diffère : 
cette étude en partie double, on peut rappliquer avec 
plaisir et profit au marquis René-Louis d'Argenson. 

La publication du Jaufmal et des Mémoires du marquis 
d'Argenson est l'œuvre de cette Société de l'histoire de 
France qui a déjà rendu aux lettres et aux études sé- 
rieuses de si éminents services. Elle a augmenté la 
valeur et assuré le succès de cet important travail en 
le confiant à M. Ralhery. U fallait à cette entreprise une 
main à la fois savante et délicate, main d'érudit et de di- 
lettante, si pure qu'elle pût toucher à certaines immondices 
sana se salir et sans nous menacer d'éclaboussures. On 
disait d'un des plus aimables grands seigneurs de la Res- 
tauration, qu'il avait le privilège de passer dans la boue 
sans se crotter. Hier encore on a dit, à propos d'un rôle 
^très-scabreux dans une pièce très-scabreuse S que, s'il n'a- 

* M:idamo Ro9c Chéri, Hnnt le Père prodigue. 



LE MARQUIS D'ARGENSON. 159 

vait pas été joué par Tactrice la plus honnête de Paris, le 
public ne Taurait pas supporté. C'est une impression du 
même genre que j'éprouve en voyant un homme tel que 
M. Rathery concourir à des publications telles que son ex- 
cellent Rabelais d'il y a deux ans, et son Journal du marquis 
d'Argenson. Une existence calme et régulière, une âme 
trop droite pour avoir besoin d'être rigoriste, toutes les 
Joies et tous les devoirs de la famille acceptés sans effort 
et goûtés avec délices, ce sont là les meilleures provisions 
de voyage à travers ces écrits quelqoe peu entachés de la 
corruption grossière ou raffinée de leur temps. Or, comme 
ces écrits ne peuvent pas être supprimés, comme toutes 
nos répugnances ne sauraient empêcher l'auteur de Pan- 
tagruel d'être un classique et d'avoir des milliers de lec- 
teurs, comme le Journal et les Mémoires de d'Argenson 
méritent d'être consultés par quiconque veut avoir une 
idée juste de la vie publique et privée pendant la pre- 
mière moitié du dix-huitième siècle, nous devons nous 
réjouir que les honneurs nous en soient faits par un guide 
capable de traverser toutes ces atmosphères sans en être 
afîriandé ni incommodé. 

Qu'est-ce donc que ce marquis d'Argenson? Quelle 
sorte d'intérêt et de curiosité doivent éveiller ses ouvra- 
ges? En quoi fut-il supérieur, ou, pour mieux dire, pr^- 
curseur au miheu des frivolités de son époque? Com- 
ment, tout en lui échappant par maint endroit, en garde- 
t-il, dans plusieurs autres, l'irrécusable empreinte? Telles 
sont les principales questions que soulève cette lecture, 
et que la remarquable introduction de M. Rathery nous 
met en mesure d'aborder et de résoudre. 

Le marquis René d'Argenson était le fils aine du célèbre 
lieutenant de police. Les courtisans l'avaient surnommé , 
d'Argenson la bête pour le distinguer de son frère. Saint- 



15S CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

H. Vitet : tous y verrez comment uA écrivain judicieux et 
supérieur a su rester fidèle à la vérité et A l'hisloire en 
dramatisant cette phase que de grossiers enlumineurs ont 
livrée plus tard aux risées de la multitude : vous regret- 
terez i{u'un dernier travail possible, nous le croyons, et 
même facile, n'ait pas aclievè d'accommoder au théâtre 
une œuvre qui sous cette première forme ofTre déjà toAt 
l'intérêt, toute la vie, toute l'émotion et presque toute l'u- 
nité d'une œuvre dramatique. 

C'est ainsi qu'A force de tact, de sagacité et de mesure, 
H. Vitet nous a fait trouver plaisir et profit dans ces exac- 
tes esquisses d'un temps dont l'art moderne a, un peu 
abusé et qu'il est si aisé de pousser au noir, pourvu que 
l'on ^plique les idées de 1860 aux événements et aux 
mœurs de 158Û. Rendues au puhlic qui les réclamait de- 
puis longtemps, ces scènes historiques resteront désor- 
mais et vivront, non pas peut-être comme un ouvrage 
complet, siii generit, ayant son rang bien distinct entre 
l'histoire et le théâtre, mais comme l'application d'un ex- 
cellent esprit s' exerçant sur des sujets historiques, de 
même qu'il devait s'exercer plus tard et toujours eu maî- 
tre sur des sujets de haute et féconde critique. On sait 
tout ce que H. Vitet a écrit d'ingénieux et de magistral 
sur l'art, sur la peinture, sur les peintres. On pourrait 
aisém.ent signaler ( 
successives des aR 
plusieurs de ses si 
bleaux adaùrsblem 
ces premières pagei 
Lesueur. 



LE MARQUIS D'ARGENSON. 141 

lutte préventive entre les forces visibles qui s'affaissent et 
les forces inconnues qui préludent, met en éveil les es- 
prits chercheurs, ceux qu*agite.le sentiment du mieuxy 
de cet idéal qui a ses serviteurs dans la politique comme 
dans Fart. Ces époques étant celles où les maux de Thu- 
manité se montrent le plus à nu, et où les moyens em- 
ployés pour les pallier ou les faire taire, livrent le plus ou- 
vertement le secret de leur faiblesse, il n*en faut pas 
davantage pour que ces intelligences hardies et généreu- 
ses, saisies d'une pitié d-autant plus facile qu'elle n'admet 
pas la nécessité et ne connaît pas Texpérience, se lancent 
dans toutes les théories, souvent même toutes les chi- 
nriéres qui leur semblent de nature à améliorer le sort 
du genre humain. Ajoutons seulement, sans songer 
à mal, que ces moments où on s'occupe si passionné- 
ment du bonheur des hommes sont en général ceux qui 
leur préparent de nouvelles manières , d'être malheu- 
reux. 

Qiioi qu'il en soit, tel fut le rôle, tel fut aussi l'honneur 
du marquis d'Argenson pendant cette phase assez triste qui 
va de 1720 à 1755, traversant la Régence, le ministère de 
M. le duc, celui du cardinal de Fleury et les premiers dé- 
sordres de Louis XY. En un temps pareil et sous de pareils 
pouvoirs, il y avait beaucoup à critiquer, beaucoup à pro- 
poser : il y avait surtout, pour le penseur honnête homme 
et légèrement épris d'innovations ou de réformes, toute 
une part à se faire dans lechezsoiy dans ces recueillements 
journaliers où l'esprit ne communique plus qu'avec lui- 
même et se rend compte de tout ce qui l'a frappé. C'est 
par là que le marquis d'Argenson nous appartient, et que 
notre époque, si friande d ^informations originales, ne pou* 
vait manquer de le ressaisir. Il eut, pendant plus de 
trente ans, Texcellente habitude d'écrire, au jour le jour, 



138 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

possible. Les peuples sont des familles qui ont des siècles 
pour générations : or dans quelle famille n*y a-t-il pas 
une page à oublier ou à déchirer? 

Mais plus l'ensemble est humiliant ou affligeant, plus 
on s'intéresse à quelques rares physionomies qui s'en 
détachent par un trait particulier, qui tranchent sur leur 
entourage par de visibles contrastes ou au moins par un 
piquant assemblage de disparates et d'analogies. Remar- 
quez en eflet que tout homme qui a joué dans son temps 
un rôle quelconque tient à ce temps par quelque en- 
droit; celui-ci par ses idées, celui-là par ses mœurs, cet 
autre par l'exagération même qu'il met à réagir contre 
ces mœurs et ces idées. Dès qu'on s'occupe d'un person- 
nage qui a laissé sa médaille, grande ou petite, dans le 
médailler de l'histoire, il sied donc de chercher en quoi 
il ressemble à ses contemporains, et en quoi il en diffère : 
cette étude en partie double, on peut l'appliquer avec 
plaisir et profit au marquis René-Louis d'Argenson. 

La publication du Journal et des Mémoires du marquis 
d'Argenson est l'œuvre de cette Société de l'histoire de 
France qui a déjà rendu aux lettres et aux études sé- 
rieuses de si éminents services. Elle a augmenté la 
valeur et assuré le succès de cet important travail en 
le confiant à M. Ralhery. 11 fallait à cette entreprise une 
main à la fois savante et délicate, main d'érudit et de di- 
lettante, si pure qu'elle pût toucher à certaines immondices 
sans se salir et sans nous menacer d'èclaboussures. On 
disait d'un des plus aimables grands seigneurs de la Res- 
tauration, qu'il avait le privilège de passer dans la boue 
sans se crotter. Hier encore on a dit, à propos d'un rôle 
^très-scabreux dans une pièce très-scabreuse S que, s'il n'a- 

* Midamc Rose Chéri, Hani le Père prodigue. 



LE MARQUIS D'ARGENSON. 139 

yait pas été joué par Tactrice la plus honnête de Paris, le 
public ne Taurait pas supporté. C'est une impression du 
même genre que j'éprouve en voyant un homme tel que 
H. Rathery concourir à des publications telles que son ex- 
cellent Rabelais d'il y a deux ans, et son Journal du marquis 
d'Argenson. Une existence calme et régulière, une âme 
trop droite pour avoir besoin d'être rigoriste, toutes les 
joies et tous les devoirs de la famille acceptés sans effort 
et goûtés avec délices, ce sont là les meilleures provisions 
de voyage à travers ces écrits quelque peu entachés de la 
corruption grossière ou raffinée de leur temps. Or, comme 
ces écrits ne peuvent pas être supprimés, comme toutes 
nos répugnances ne sauraient empêcher l'auteur de Pan- 
tagruel d'être un classique et d'avoir des milliers de lec- 
teurs, comme le Journal et les Mémoires de d'Argenson 
méritent d'être consultés par quiconque veut avoir une 
idée juste de la vie publique et privée pendant la pre- 
mière moitié du dix-huitième siècle, nous devons nous 
réjouir que les honneurs nous en soient faits par un guide 
capable de traverser toutes ces atmosphères sans en être 
afTriandé ni incommodé. 

Qu'est-ce donc que ce marquis d'Argenson? Quelle 
sorte d'intérêt et de curiosité doivent éveiller ses ouvra- 
ges? En quoi fut-il supérieur, ou, pour mieux dire, pré- 
curseur au milieu des frivolités de son époque? Com- 
ment, tout en lui échappant par maint endroit, en garde- 
t-il, dans plusieurs autres, l'irrécusable empreinte? Telles 
sont les principales questions que soulève cette lecture, 
et que la remarquable introduction de M. Rathery nous 
met en mesure d'aborder et de résoudre. 

Le marquis René d'Argenson était le fils aine du célèbre 
lieutenant de police. Les courtisans l'avaient surnommé , 
d'Argenson la bête pour le distinguer de son frère. Saint- 



144 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

déjà fort rares à l'époque où écrivait d'Argenson. Son style 
a du nerf ; il dit ce qu'il veut dire, et souvent il le ditbien; 
on voit qu'il n'a pas été encore alangui par les futiles èlé* 
gances de la vie de cour, et que, s'il a passé par le bou- 
doir des Cidalises, il ne s'y est pas arrêté. Il y a, nous le 
répétons, dans ce volume, des pages que Saint-Simon au- 
rait pu signer ; d'autres qiii font songer à Saint-Évremont, 
à la Bruyère. Que l'auteur se passionne un peu, et il ren- 
contre aussitôt des traits excellents; ainsi rien de plus pi. 
quant et de mieux saisi sur le vif que le portrait qu'il fait 
de sa femme: Molière eût souri en le lisant; et quand 
d'Argenson parle de sa belle-mère ! « Toutes ces« deux 
familles sont privées absolument de l'imagination , qui est 
la partie lumineuse de l'âme, qui lui porte l'élévation et 
qui retend. .. » N'est-ce pas là de la grande et belle prose ? 
En somme, on peut remarquer que celle prose-là, — et 
c'est sa force, — est d'un temps où la langue des affaires, 
celle des hommes du monde et de la société polie, était 
encore intimement unie à la langue littéraire : celle-ci ne 
faisait pas encore ménage à part, un petit ménage où, ne 
relevant plus que d'elle-même, elle désapprend de jour en 
jour celle loi du bon sens et du bon goût qui consiste à ne 
parler que lorsqu'on a quelque chose à dire. 

Voilà le bien ; voici le mal ; je ne crois pas qu'il me soit 
permis de le taire, mes lecteurs ayant le droit de se plain- 
dre si j'oublie de les mettre en garde contre toute sur- 
prise fâçlieuse. Dans ce volume de d'Argenson, et souvent 
sur la même page, il y a deux parties distinctes : il y a 
l'aperçu politique, l'appréciation d'un personnage public, 
d'un événement qui intéresse la France et parfois l'Eu- 
rope ; mais il y a aussi le commérage de ruelle, l'anecdote 
galante et souvent graveleuse. Ici le marquis d'Argenson 
est un peu trop marquis et un peu trop de son temps. Ce 



LE MARQUIS D'AUGENSON. 145 

qui attriste dans cette immoralité aristocratique et gros- 
sière tout ensemble, c'est qu'elle ne parait pas avoir 
c'onscience d'elle-même, qu elle raconte comme toutes na- 
turelles de scandaleuses énormilés. C'est le malheur des 
sociétés acclimatées au vice que ceux-là mêmes qui essayent 
de lutter contre leurs influences arrivent à les subir, et, 
plus tard, semblent les complices^de ce dont ils ne furent 
que les témoins. 

H. Rathery a bien raison, les idées de d'Argenson sur 
le mariage devancent et distancent celles du saint simo- 
nisme et du phalanstère : Pierre Leroux et le père Enfan- 
tin n'ont rien dit de mieux. Notons du moins, pour nous 
consoler, un mot charmant que ces excursions anti con- 
jugales ont inspiré à M. Rathery. D'Argenson, après avoir 
narré sa liaison et sa rupture avec une madame de* G..., 
cousine de madame de Prie, ajoute : « Je lui souhaite 
longue vie et bonheur : j'ai à présent, de toutes façons, 
bien mieux qu'elle : » — et M. Rathery écrit au bas de la 
page ; « Ce n'est pas de sa femme que d'Argenson veut 
parler ici. » — C'est naïf et fin, et il faut ce mélange de 
naïveté et de finesse à qui s'aventure au milieu de ces 
récits et de ces mœurs. H. Rathery, en se faisant tour 
à tour, et avec Un égal succès, l'éditeur de Rabelais 
et de d'Argenson, a pu comparer les deux époques, dans 
leurs rapports avec cette veine gauloise et grivoise qui 
laisse parfois tomber son gros sel ailleurs que dans la 
salle à manger* Ici, l'exubérance cynique eft bouffonne, 
trop gaie pour être tout à fait corruptrice; un rire écla- 
tant, à pleine bouche, à trente-deux dents ; le rire d'un 
adolescent robuste qui jette toute sa gourme en un in- 
croyable pêle-mêle de verve, d'ordure et de génie : là une 
sorte d'atonie, de désuétude morale, et la fantaisie, le bel 
esprit, les sens, le vice, trodant sur ce canevas usé de 

9 



146 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

licencieuses arabesques. Prenez garde pourtant! dirai-je. 
à ceux qui s'attarderaient trop dans ces» zones plus ou 
moins malsaines. Nous n*y cherchons, nous, que des do- 
cuments historiques^ des détails de couleur locale, l'ex- 
pression d'une nature forte et vraie en contact avec les 
mœurs et la politique de son temps. Hais êtes-vous bien 
sûrs que le gros public cherchera bieb soigneusement 
dans ce livre les prédictions ou les théories sociales , les 
aperçus sur nos relations extérieures, les fautes du cardi- 
nal de Fleury, les vues de TEspagne sur Tltalie, les com- 
mencements de la guerre entre l'Espagne et TAngleterre, 
et qu'il ne s'arrêtera pas de préférence sur les histoires 
de madame de B. . . , de madame de C. . . ,de madame de D. . . , 
et de toutes les intrigues féminines, protégées par toutes 
les initiales de Talphabet? Et plus tard, quand les Fré- 
déric Soulié, les Eugène Sue, les Hichelet, les Gustave 
Flaubert arrivent à leur tour, quand ils appliquent leur 
verre grossissant sur les désordres des grandes dames, 
quand nous les accusons d'avoir regardé ou écouté aux 
portes de l'antichambre , quand on nous répond que 
cette antichambre est le salon, des ouvrage^ comme ceux 
du marquis d'Argenson ne sont-ils pas de nature à em- 
barrasser notre réplique? Je pose les questions : je ne me 
charge pas de les résoudre. 

N'importe! je veux finir par où j'ai commencé, en 
constatant que, des documents aussi précieiu pour l'his- 
toire ne poqjirant demeurer enfouis dans la poussière des 
bibliothèques ou des archives de famille, c'est un bon- 
heur qu'ils soient tombés en de bonnes mains et nous 
soient présentés par un homme tel que M. Rathery. 
Leur utilité en devient plus réelle et leur danger moindre. 
Pour nous, que le spectacle des misères contemporaines 
porte souvent à médire de notre|époque, cherchons dans 



LE MARQUIS D'ARGENSON. 147 

de pareilles lectures un motif, non pas de rigueur contre 
le passé, mais d'indulgence pour le présent. Pour assai- 
nir certaines atmosphères pestilentielles, il faut des 
explosions foudroyantes ; pour assainir la société polie, 
il a fallu la Révolution. Le remède a été violent, mais 
efficace. Les mœurs dont un coin nous apparaît dans ce 
volume ne sont plus possibles aujourd'hui ; le temps où 
M. d*Argenson écrivait quelques-unes de ces pages ne 
valait pas, à tout prendre, celui où H. Rathery les édite. 
Il y a dans cette pensée de quoi tempérer bien des ran- 
cunes et adoucir bien des regrets. 



L'ANCIEN ET LE NOUVEAU JOURNAL DES DÉBATS < 



XI 



MM. SAINT-MARC GIRARDIN ET PRÉVOST-PARADOL 



Entendons-nous bien sur le mot ancien, que j'inscris 
en tête de ces pages. L'ancien Journal des Débats, c'est 
l'abbé de Féletz, c'est Dussault, c'est Geoffroy, c'est 
Hoffmann; ce n'est pas du tout H. Saint-Marc Girardin, 
qui a été presque notre contemporain et notre condis- 
ciple' avant de devenir un de nos maîtres. Je voudrais 
seulement marquer une ligne et comme une date de sé- 
paration entre ceux qui ont pris part aux polémiques de 
ce célèbre journal avant la Révolution de juillet et sous la 
monarchie de 1830, et ceux qui, venus plus tard, beau- 
coup plus jeunes d'âge et d'expérience, ont à pren- 
dre pour point de départ la Révolution de février et à 
en accommoder tant bien que mal les conséquences 
à leurs doctrines libérales. Entre M. Saint-Marc Girardin 
et H. Prévost-Paradol, il y a, si je ne me trompe, à peu 

* Souvenirs et Uéflexions politiques (fun Joumaliète^ par M. SaioU 
Marc Girardin. — Eisaii de Politique et de Littérature ^ par &I. Pré- 
TOt-Paradol. 



MM. SAINT-MARC GIRARDIN ET PRÉVOST-PARADOL. 149 

prés cet intervalle que Ton est convenu d'appeler une 
génération. Deux générations d'esprits libéraux, placées 
Tune en doçà, l'autre au delà de cette catastrophe qui a 
paru démentir leurs théories les plus chères ; ne se tenant 
pas pour battues et confiant à l'avenir leurs lointaines 
espérances, ici avec cette sagesse douce et triste qui sied 
à la maturité, là avec cette vivacité qui va bien à la jeu- 
nesse : voilà ce qui se reflète dans ces deux intéressants 
volumes, voilà ce que je veux y rechercher, en indiquant 
mes réserves avec toutes sortes de ménagements et d'é- 
gards, comme il convient à un homme qui croit avoir 
raison contre des gens bien plus spirituels que lui, et qui, 
ne partageant pas leurs illusions brillantes, essaye de se 
rattraper sur des convictions plus solides. 

,H. Saint-Marc Girardin n'avait assurément pas besoin 
d'ajouter ce volume à ses titres littéraires, déjà si consi- 
dérables ; je comprends cependant qu'il ait tenu à le 
publier, afin de recomposer l'unité de ses opinions à 
travers l'incroyable mobilité des événements, et de se 
rendre compte à lui-même du chemin parcouru ; à peu 
près comme un brave général qui ferait marcher de front 
le récit de ses batailles et le bulletin des étapes qui l'ont 
conduit à AusterUtz, à léna, ou peut-être, hélas ! à Water- 
loo. En choisissant dans ses nombreux travaux de publi- * 
ciste quelques articles saillants qui se rattachent à tel ou 
tel épisode de notre histoire politique, l'éminent écrivain 
a fait ce que, dans un ordre d'idées plus paisibles, nous 
devrions tous faire pour ces fugitifs essais de critique que 
notre faiblesse paternelle nous engage plus tard à réunir 
sous une forme un peu plus durable. Il a rapproché de 
nousces divers anneaux par une chaîne intermédiaire : 
en marge de ces pages dont chacune porte sa date et 
répond à des émotions, à des colères, à des passions de- 



150 ' CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

puis longtemps apaisées, il a écrit ses réflexions d*aujotir- 
d*hui, celles que lui suggère son bon sens aidé de ses 
expériences, et qui parfois seraient plus amères chez ses 
lecteurs, s'il y mettait lui-même moins de bonne foi, 
de dignité et de franchise. Ces réflexions sont-elles tout 
à fait des désaveux ? En reproduisant ce qu'il écrivait en 
1827'sur les émeutes de la rue Saint-Denis, en 1^28 sur le 
nrinistère Martignac, en 1829 sur le ministère Polignac, 
et ainsi de suite, Tauteur a-t-il rétracté ses opinions 
d'alors? A-t-il prononcé ce terrible : je me trompais ! si 
difficile à obtenir des hommes politiques, surtout en un 
temps où personne, en définitive, n'a eu complètement 
raison ni complètement tort? J'ai dit ailleurs, à propos 
des Mémoires de M. Guizot, comment de pareils désaveux 
n'étaient ni possibles, ni même très-désirables, comment 
la religion a seule le secret de ces meâ culpâ où l'hu- 
miliation chrétienne se fond dans un acte de foi. Chez 
H. Saint-Marc Girardin, tout ce qui rentre dans le do- 
maine des sentiments est ramené au point de vue actuel 
avec une droiture, une justesse d'appréciation qu'on ne 
saurait assez louer, et qui s'élève quelquefois jusqu'à 
l'éloquence : tout ce qui reste dans le domaine des idées 
persiste ou n'accepte que le côté le moindre et le plus 
humain des leçons contemporaines. Ce mélange, si con- 
forme d'ailleurs, même chez les plus sages, au penchant 
de notre nature, est justement ce qui donne à cet ouvrage, 
ou plutôt à M. Saint-Harc Girardin lui-même et à ses 
amis, ce caractère particulier auquel la discussion aime 
à se prendre, parce qu'elle y rencontre à la fois de sérieux 
sujets d'estime et de piquants sujets de controverse. 

On a dit avec raison que tout homme qui veut mettre la 
main ou la plume dans l'histoire politique de son temps 
doit préalablement régler ses comptes avec la Révolution 



MM. SAINT-MARC GIRARDIN ET PRÉVOST-PARADOL, 151 

française. A cette date formidable j'en ajoute deux autres 
qui n'en sont que les compléments nécessaires et logi- 
ques: la Révolution de 1830, et celle de 1848. Que pen- 
sez-vous de la Révolution de 1789, non pas en elle-même 
(nous convenons tous qu'elle était inévitable), mais de la 
façon dont elle s'est faite? Glorifîez-vous ou maudissez- 
vous la Révolution de 1850? Enfin, ne voyez -vous dans 
celle de 1848 qu'un accident, d'autant moins concluant 
contre vos doctrines qu'il a été le triomphe de tous les 
gens absurdes, la défaite ou l'angoisse de tous les gens 
raisonnables? — Quatre mots de votre bouche, si je 
vous écoute, dix lignes de vos livres, si je vous lis, me 
diront si nous sommes d'accord sur ce point capital, et, 
par conséquent, sur tous les autres. Or le volume de 
M. Saint-Marc Girardin touche à la Révolution de 89 
par sa belle étude sur Mirabeau , Lo«is XVI et Marie- 
Antoinette; à celle de 1830 par ses articles sur les 
divers événements qui la préparèrent et les épisodes qui 
la suivirent; à celle de 1848 par ses pages excellentes 
sur le droit au travail, et par l'ensemble même des ré- 
flexions^ qui tiennent dans ce livre une si large place et 
qui en fixent la nouvelle date. 

Je ne veux chicaner aucune des conqiu^tes de 89, bien 
que des esprits supérieurs nous aient éloquemment 
prouvé que les trois quarts de ces conquêtes précieuses 
existaient déjà en fait ou en germe dans notre ancien 
régime, au moment où la Révolution a sonné son sinistre 
tocsin pour les proclamer. Les sympathies qu'elles vous 
inspirent — et ici je m'adresse à M. Prévost-Paradol comme 
à M. Saint-Marc Girardin, — doivent vous faire regretter 
qu'elles ne se soient pas assises sur un fond plus solide, 
qu'après soixante-dix ans elles aient conduit la société à 
un état de choses où elle ne sait ni ce qu'elle veut, ni ce 



152 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

qu elle espère, ni où elle va. Si j'en crois ce remarquable 
chapitre d'histoire où M. Saint-Marc Girardin caractérise 
avec tant de vérité et de convenance Louis XVI et Marie- 
Antoinette ; si je m'en rapporte aux pages si ingénieuses 
et si fines de M. Prévost-Paradol sur le gouvernement 
parlementaire, tous deux reconnaissent comme nous que 
la Révolution française eût été moins violente et plus fé- 
conde, si rinitiative en eût appartenu à la royauté, si cette 
grande réforme sociale fût partie d*en haut au lieu de 
venir par en bas. Son caractère essentiellement démo- 
cratique, voilà ce qui explique ses fureurs, son fatalisme 
sanguinaire et cette fièvre de destruction et de ruine qui 
dévora tant d'aspirations généreuses. Toutefois, si vous 
le voulez absolument, passons condamnation sur cette 
première origine. Oublions, non-seulement ce sang et ces 
larmes dont on naus accuse de trop parler, mais les im- 
puretés qui succédèrent aux crimes, ces palinodies des 
tribuns, ces abandons de toute pudeur républicaine, ces 
prostrations de toute dignité morale en présence de la 
dictature militaire sortie tout armée de ces débris. Re- 
nonçons à constater que, pendant cette phase, la démo- 
cralie trouva moyen de dépasser en servilisme, en véna- 
lité, en bassesse, tout ce qui s*est dit de plus véhément, 
dans le vieux style, contre les courtisans et les cours. 
Nous voici en pleine Restauration, en 1827 ou 1828. L'es- 
prit libéral, débordé parla Révolution, sali par le Direc- 
toire, ébloui par le Consulat, dompté par l'Empire, noyé, 
comme l'Europe entière, dans le sang héroïque de nos 
armées, a eu le temps de se ranimer, de se raffermir, de 
se raconter à lui-même ses souvenirs, ses fautes, ses 
déceptions, ses malheurs, ses espérances. Qu'est-ce à 
dire? Je le vois qui, en dépit de son expérience, confond 
de nouveau ses intérêts et ses efforts avec ceux de son 



MM. SAINT-MARC GIRARDIN ET PRÉYOST-PARADOL. 155 

ennemie mortelle, la démocratie. On habitue les oreilles, 
on acclimate les intelligences à Fidée d'une rérvolution 
nouvelle. Un ministre habile, admirablement propre à son 
rôle, s^eiTorce de réconcilier les affaires du présent avec 
les sentiments du passé : qui rencontre-t-il au premier 
rang de ses agresseurs? Ces jeunes libéraux qui n'avaient 
pas dès lors d'interprète plus brillant et plus animé que 
H. Saint-Marc Girardin. Pour célébrer une défaite du mi- 
nistère, des rassemblements s'organisent : on casse des 
réverbères ; on insulte les gendarmes, qui sont forcés de 
tirer le sabre. Qui est le coupable? L'émeute? la révolu- 
tion? les écoles, alors si factieuses et si remuantes? la 
démocratie, montrant le bout de l'oreille sous son bonnet 
électoral? Non; c'est Tartufe : Tartufe, c'est-à-dire l'ab- 
solutisme politique servi par la congrégation cléricale; 
fantôme inventé par le libéralisme grossier du Constitu- 
tionnel d'alors, et malheureusement adopté par le libé- 
ralisme spirituel du Journal des Débats. Bientôt, — détail 
plus significatif encore ! — un ministère centre droit (par- 
donnez ces expressions antédiluviennes!) succède à ce 
ministère Villèle, auquel l'histoire rend déjà justice. 
M. de Martignac apporte à ce nouveau cabinet l'appui 
de sa douce et persuasive éloquence. Cette fois du moins 
y aura-t-il enthousiasme parmi les libéraux clairvoyants 
et sincères? vont-ils travailler avec ardeur à la défense de 
ce gouvernement qui réalise leurs vœux les plus chers? 
Gela devrait être, et cela n'est pas. H. Saint-Marc Girar- 
din, avec une franchise qui l'honore, nous avoue qu'il 
fut bien froid , bien réservé, bien méfiant, qu'il éprouve 
quelque remords en comparant cette indifférence à la vi- 
vacité passionnée avec laquelle il défendit plus tard le 
gouvernement de 1830. Encore une fois, ces regrets sont 
honorables, mais il y eut une raison à ce contraste : c'est 

9. 



154 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

que la Révolution avait bien consenti à user du pseudonyme 
de la liberté tant qu'elles pouvaient combattre ensemble 
sous le drapeau de l'opposition, mais que, du moment 
qu'il fallait se séparer, la plus acharnée, la plus robuste 
des deux alliées entraînait ou effaçait la plus idéale et la 
plus faible : c'est que, par une erreur d'optique et de trop 
TprèSy H. Saint-Marc Girardin et ses amis, libéraux éclairés, 
mais abusés, firent les affaires de la démocratie en croyant 
faire celles de la liberté. Je passe rapidement sur le mi- 
nistère Polignac, douloureux souvenir pour les royalistes, 
douloureux aussi , j'aime à le croire, pour les hommes 
d'esprit et de cœur qui frappèrent à coups redoublés la 
monarchie elle-même en ayant Tair de n*^ttaquer que les 
ministres. Je me borne à rappeler que, s'il y eut faute, 
entraînement irréfléchi de la part de Charles X, il y fut 
surtout poussé, j'allais dire autorisé par cet abandon 
glacial dont parle M. Saint- Marc Girardin, et où on laissait 
ce ministère Martignac si bien accommodé, semblait-iU 
aux sympathies libérales. On voulait une Révolution : on 
l'eut. Ici, je demande à l'éminent publiciste la permission 
d'établir une distinction entre ses afTections personnelles 
et ses idées politiques : on doit respecter les unes : on 
peut discuter les autres. Je comprends très-bien que cette 
monarchie bourgeoise, constitutionnelle, élective, à demi 
traditionnelle , à demi révolutionnaire , ayant vécu de 
plain-pied avec toutes les forces vives du libéralisme ; que 
cette belle famille recommandée aux jeunes générations 
par l'éducation universitaire; je comprends, dis*je, que 
cet ensemble lui ait paru propre au développement de la 
liberté, et qu'il l'ait accueilli avec transports. Au point de 
vue du sentiment, rien n'était plus vrai : raisonnable- 
ment, rien n'était plus faux, et la suite l'a prouve. Le 
grand malheur de la France libérale, ce n'a pas été la ca- 



MM. SAINT-MARC GIRARDIN ET PRÉVOST-PARADOL. 155 

tastrophe de Février ; ce n'a pas été le coup d'Étal du 
2 décembre : c'a été la Révolution de juillet : la liberté re- 
çut un coup mortel, le jour où la démocratie triomphait. 
Cette première victoire des pavés en appelait logiquement 
une seconde : cette destruction des derniers restes de Ta- 
ristocratie politique consacrait la guerre de toutes les am- 
bitions alfamées ou déçues contre toutes les ambitions 
satisfaites. Cette terrible rature promenée par la grosse 
main de Témeute sur les articles les plus essentiels de la 
Charte allait s'étendre en énormes taches d'encre sur toutes 
les Chartes à venir. Cette brutale rupture de l'équilibre 
des pouvoirs assurait, pour une date plus ou moins ajour- 
née, mais certaine, une fatale prépondérance à la souve- 
raineté populaire. La hberté, je le répète, s'engloutissait 
dans la démocratie, comme le romantisme, ce libéralisme 
en littérature, allait s'engloutir dans la démocratie litté- 
raire, ou, en d'autres termes, dans le réalisme. Dans ce 
volume môme de H. Saint-Harc Girardin, je surprends, au ' 
lendemain de la victoire de Juillet, des pages spirituelles 
et charmantes, mais au fond un peu tristes, sur les solli- 
citeurs de 1830, sur l'anarchie, sur les grands hommes 
au Panthéon : c'est de la vraie et piquante comédie politi. 
que. Hais comment ne s'est-il pas dit qu'une nation qui, à 
la suite d'une phase d'enthousiasme intellectuel, ne savait 
produire que cette fourmilière d'ambitions crottées, de 
séditions furibondes ou d'emphases grotesques, était une 
nation démocratique ou égalitaire, et non pas une nation 
libérale ; qu'elle n'était ni assez jeune ni assez mûre pour 
la liberté; qu'elle n'avait pas été digne d'apprécier et de 
pratiquer celle de 1814, et qu'elle ne serait pas capable 
de porter et de régler celle de 1830? Et, si elle se mon- 
trait telle alors, après seizç ans d'éducation politique, 
comment ne se demande-t-il pas, en frémissant, ce qu'elle 



156 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

serait aujourd'hui, après trente ans de surexcitations, de 
mécomptes, d'apostasies et de lassitudes? 

Voiià le désaccord qui nous sépare de M. Saint-Marc Gi- 
rardin et de ses amis : ils ne veulent pas, ils ne peuvent 
pas dire le mot réel, le mot vrai sur la Révolution de 1830. 
L'autre dissidence, celle qui touche à la catastrophe dti 
Février, est comprise dans la première. Loin de nous l'i- 
dée d'offenser, si légèrement que ce soit, des fidélités 
honorables, d'effleurer d'anciennes blessures ! C'est d'ail- 
leurs fort inutile. Plus nous dirons avec vous, plus nous 
penserons de bien du personnel de la monarchie de 1830, 
de la sagesse de son chef, du courage des jeunes princes, 
du talent de leurs défenseurs, de Téloquence de leurs mi- 
nistres, de, la bravoure des généraux groupés autour 
d'eux , de l'intrépidité de ce maréchal Bugeaud à qui 
H. Saint-Marc Girardina consacré un si touchantsouvenir, 
plus aussi cette date fatale du 24 février 1848 prendra, se- 
lon nous, d'importance historique et philosophique. Quant 
à n'y voir qu'un incident, une distraction de la garde na- 
tionale, un triomphe des citoyens Bocage et Etienne Arago 
contre le pays tout entier, contre le bon sens et l'âme de 
la France, ceci nous conduirait tout droit à l'athéisme po- 
litique, et vous êtes trop bon chrétien pour nous permet- 
tre d'être athée. 

En plaçant M. Prévost-Paradol de l'autre côté de 1848, 
je crois avoir indiqué les nuances qui existent entre le 
groupe où brille M. Saint-Harc Girardin et la jeune pha- 
lange qui est venue apporter à ces vétérans du jour- 
nalisme libéral le concours de sa verve tempérée de fi- 
nesse. Ces nouveaux venus, grâce à l'heureux bénéfice de 
leur âge, n'ont aucun engagement d'affection ni de ran- 
cune avec les divera régimes qui ont précédé le second 
Emnir^, J850 »'a riep flfilté, 1848 p'ft fipij Jjlçssé ^^n^ 



UN. SAINT-MARC GIRARDIN ET PRÉYOST-PARADOL 157 

leur inlelligence et dans leur cœur ; ils n'ont pas^ contre 
celte dernière date, le ressentiment des illusions brisées : 
ils en accepteraient plutôt ce qu'elle a paru avoir d'éman- 
cipateur, de déGnilif contre le passé, de décisif pour la 
démocratie, mais en l'ajustant à de nouvelles fictions re- 
présentatives, à une monarchie dont le rôle serait assuré- 
ment bien agréable et bien facile, si tout le monde, parmi 
ses sujets, avait autant d esprit que M. Prévost«Faradol. 
Ici je suis forcé, à mon grand regret, de tourner court. 
H. Prévost-Paradol, dans sa préface, compare trés^spiri- 
tuelleiTient la presse actuelle à cette sultane Scheherazade, 
« qui commençait chaque nuit son histoire avec la chance 
d'être supprimée au lever de l'aurore. » — Oui, mais, 
grâce à son merveilleux talent de conteuse, Scheherazade 
ne fut jamais supprimée, et si quelqu'une des pauvres sul- 
tanes étranglées avant elle, ressuscitant tout à coup, eût 
voulu prendre la parole, elle l'eût fait taire, et elle aurait 
ou bien raison. C'est un peu ma situatioh vis-à-vis des heu- 
reux conteurs du Journal des Débats. Je me tairai donc, 
mais non pas avant d'avoir dit que, même quand il me 
semble un politique discutable, H. Prévost-Paradol reste 
un ingénieux et charmant écrivain ; que son étude sur le 
gouvernement parlementaire intéresse comme un chapi- 
tre de Télémaque; que ses pages sur Lamennais, mises 
en regard de celles que M. Saint-Marc Girardin a écrites sur 
le même sujet, maintiennent cette proportion de droite à 
gauche dont je parlais tout à l'heure, mais sont d'une 
grande beauté de pensée et de langage ; que je passe à 
dessein sous silence la partie religieuse de son livre, parce 
qu'il faudrait se fâcher et que ce serait dommage en face 
d'un si aimable adversaire; qu'enfm ses Fragments et 
Pensées diverses, bien qu ils n'offrent pas toujours ce ca- 
ractère de suprême achèvement que le genre exige, dé. 



158 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

notent constamment un esprit généreux, indépendant, fin 
et sincère tout ensemble ; ouvert k toutes les idées éle- 
vées, fermé à toutes les choses basses : qualités de plus 
^en plus rares, et qui, au besoin, mériteraient d'obtenir 
grâce pour bien des erreurs, de faire taire bien des dissi- 
dences ! 



XII 



M. PAUL DE MOLÈNES ' 



Il y a longtemps que je voulais donner une place, dans 
ma modeste galerie, à un homme dont il me semble que 
l'on pourrait définir le talent et le caractèreparces simples 
mots : Le contraire de la vulgarité. — Que Ton accepte ou 
que Ton discute les idées de H. de Molénes sur la guerre ; 
que Ton prenne tout à fait au sérieux ou que Ton déclare 
suspect Tardent spiritualisme qu'il mêle dans ses élé- 
gantes nouvelles aux orages'et aux catastrophes de la pas- 
sion, il est un point sur lequel tous les lecteurs doivent 
tomber d'accord : c'est que nos plaintes fréquentes sur 
l'abaissement du niveau moral dans la société et dans les 
lettres tomberaient d'elles-mêmes, si nous comptions seu- 
lement cinq ou six écrivains tels que H. de Holènes.; c'est 
que l'air qu'on aspire en le lisant est peut-être un peu 
vif, un peu excitant pour des poumons ordinaires, mais 
que la fièvre qu'il donne est de celles qui redoublent dans 

^ Les Commentaires d'un Soldat, 



160 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

les âmes le sentiment et la soif de Titrai. La littérature 
de M. Paul de .Molènes est léonine ou plutôt aquiline; 
elle a plus d'essor encore que de force ; elle fait songer 
à un frémissement d'ailes s'élançant vers les espaces in- 
finis plutôt qu à une grande puissance se déployant en 
terre ferme. Remarquons en outre que, parle privilège 
de sa vocation et de sa vie guerrière, M. de Molènes 
a pu traverser à cheval notre dernière phase littéraire 
sans que les éclaboussiy*es en arrivassent plus haut 
que le talon de ses bottes. Il faut, pour lui trouver 
des ancêtres, remonter droit à Chateaubriand et à lord 
Dyron. Il a du premier le don merveilleux de l'image, la 
faculté de multiplier à Tinfini, dans un cercle de pensées 
assez restreint, ces fières aigrettes de pourpre et d'or qui 
nous entraînent comme en une plaine lumineuse où des 
casques et des cimiers étincellent au soleil. Il a du se- 
cond rironie cachée sous un lond de mélancolie rêveuse, 
et, pourquoi ne pas le dire? une sorte de fatalisme orien- 
tal qui se combine chez lui avec le sentiment chrétien. 
Entre le récit d'Eudore dans les Martyrs j et Y Hiver devant 
Sébastopol, dans les Commentaires d'un Soldat, il n'y a 
pas assurément cette distance d'un demi-siècle, si féconde 
en littérature comme ailleurs, en métamorphoses et en 
nivellements de toutes sortes. EnXre Beppà ou Parisina 
et telle ou telle page des Caractères et Récits du Temps 
ou des Histoires sentimentales et militaires, il existe ces 
affinités qui, en dépit des contrastes, des réactions et des 
ruptures, relient entre elles les diverses générations litté- 
raires. 

On a dit que M. de Nolénes était un écrivain greffé sur 
un soldat. Il serait plus exact de l'appeler un soldat grefl'é 
sur un écrivain. La vocation ou du moins le talent d'écrire 
a préludé à son entrée dans cette carrière militaire vers 



M. PAUL DE MOLÈNËS. 161 

laquelle l'appelait un goût irrésistible. Bien jeune,, il dé- 
buta dans la critique et le roman, sous ce pacifique ré- 
gime qui, suivant M. de Lamartine, ennuyait la France, au- 
jourd'hui si bien guérie de son ennui d'alors. La manière 
de H. de Holènes, dans cette première phase qui précéda 
de quelques 'années ]a Révolution de février, était celle 
d'un jeune homme plein de feu, d'imagination et de sève, 
cherchant sa voie au milieu des décombres du roman- 
tisme, des entassements du roman-feuilleton, des soucis 
d'une société bourgeoise, et, par une singulière erreur 
d*optique, se figurant qu'il lui suffirait de se rattacher à 
Voltaire et au dix-huitième siècle pour retrouver Télé- 
gance et le chevaleresque. Hais à travers ce bizarre mé- 
lange on sentait une flamme qui consumerait tôt ou tard 
ces alliages et ces scories, comme ces incendies des fo- 
rêts américaines qui changent des amas de branchages 
et de lianes en un sol fertile et bienfaisant. On sentait 
surtout une âme ; une âme qui s'élèverait bientôt aux ob- 
jets dignes d'elle, et irait redemander son credo aux lè- 
vres, sinon d'un curé de village, au moins d'un aumônier 
de régiment. Le premier coup de fusil de 1JS48 ouvrit à 
M. de Molènes celte issue qu'il cherchait vers une destinée 
martiale et poétique que le prosaïsme de son époque sem- 
blait devoir lui refuser. Volontaire de l'armée parisienne 
qui naquit des barricades de février et triompha de celles 
de juin, il reçut le baptême de sang dans les rangs de 
cette garde mobile dont il sa fit plus tard l'historiographe 
et le peintre en des pages qui ne mourront pas. Lors du 
licenciement de cette garde, il entra dans l'armée régu- 
lière sans trop de souci de grade ou d'avancement, ai- 
mant la guerre, le danger, le bivac pour eut-mémes, ce 
qui est après tout la meilleure manière d'aimer. 11 ne re- 
nonça pas pour cela à la littérature : il s'y prépara, aucon- 



162 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

traire, des tableaux, des cadres plus larges, des horizons 
plus lumineux, une atmosphère plus pure, Tair âes camps, 
mille fois préférable pour la santé de l'esprit, à celui des 
divans, des brasseries ou même des salons : il s'y mé- 
nagea, parmi ses lecteurs et ses lectrices, des sympathies 
plus vives, j'allais dire de plus faciles indulgences. Il en 
a été de certains écrits de M. de Molènes comme de ces 
beaux et braves militaires auxquels le monde en général 
et les femmes en particulier passent ce qu'elles ne par- 
donneraient pas à des bourgeois. Le moyen de se fâcher 
des teintes un peu chaudes de tel roman, des péripéties 
un peu brusques de telle passion, de certaines bouffées de 
haschich s'exhalant à travers des draperies spiritualistes, 
quand on songeait que ces romanesques ivresses avaient 
servi d'intermède à une vie de privations et de fatigues, 
<le combats et de périls, que la plupart de ces pages, 
écrites sous la tente, chauffées au soleil d'Afrique, avaient 
eu pour échos le rugissement des lions et la mousque- 
terie des Kabyles? A présent, voici que H. de Molènes 
nous invite à sortir avec lui de ces domaines de la fiction 
enrichie par la mémoire, et, sous l'heureux titre de Corn- 
VMfnilaiTe^ iwfi soldat, nous raconte les guerres de Cri- 
mée et d'Italie, auxquelles il a pris une part active comme 
aide de camp du maréchal Canrobert. 

Nous nous félicitons pour notre part de cette qualification 
. de soldat que s'est décernée à lui-même le brillant capi- 
tained'état-major,«( témoin et acteur obscur, » nous dit-il, 
de ces magnifiques poèmes; » car elle nous permet djB lire 
son livre avec plus de plaisir et de le louer avec moins de 
réserve. Je l'avoue, si le titre de l'auteur avait impliqué 
une idée d'initiative, de responsabilité et de comman- 
dement, j'aurais peut-être décliné l'honneur de rendre 
compte de son ouvrage. H. de Molènes parle, dans son 



M. PAUL DE MOLÈNES. 163 

beau langage, de œs patries adoplives et mouvantes du 
soldat que l*on appelle la tente et le drapeau. Eh bien ! 
nous autres journalistes, nous avons aussi des patries. 
Or je ne puis oublier que j*en ai eu deux depuis sept ans; 
que la première ^ (une tente bien fragile!) a été molestée, 
frappée, et finalement emportée par le simoun, parce 
qu'elle n'avait pas eu, disait-on, assez d'enthousiasme 
pour la guerre de Grimée,* et que la seconde * soutient 
depuis dix-huit mois une lutte douloureuse et dangereuse 
pour protester contre les suites, sinon jjrévues au moins 
logiques, de la guerre d'Italie. A d'autres points de vue, 
que M. de Holènes me pardonne si je n'ai pas pour la 
guerre cette tendresse filiale qu'il ressent et qu'il exprime 
avec tant d'éloquence et d'éclat! Non, je ne puis croire que 
la guerre soit éternellement nécessaire au monde, éternelle- 
ment inhérente à la nature humaine, comme ces plaies par 
où s'échappent les humeurs d'uni^orps malade, jusqu'à ce 
qu'elles le dévorent. Je comprends et j'honore les guerres 
de civilisation, celles où une petite partie de la nation armée 
se dévoue pour aller enseigner l'humanité à des régions 
lointainesou barbares. Ce n'est plus là de la destruction, 
c'est plutAt une sorte de régénération mystérieuse ; des 
germes de vie morale que nos troupes apportent à ces 
rivages sanguinaires, immobiles ou désolés. Mais ces 
vastes et implacables tueries que rend plus meurtrières 
le perfectionnement des armes, et que fait paraître plus 
cruelles l'adoucissement des mœurs ! Hais ces immenses 
champs de batailles où des milliers d'hommes également 
civilisés, qui ne se sont rien fait, qui ne peuvent pas se haïr, 
se ruent et se brisent les uns contre les >autres, hachés, 
broyés, coupés, tranchés, écrasés, par ces terribles 

* V Assemblée nationale, 
« VUnion. 



i6i CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

instruments de mort dont la science moderne a décu- 
plé les ravages et la portée ! Encore une fois, que M. de 
Holënes m'eicuse! il a vaillamment acheté le droit de 
parler de la guerre avec amour, et ce qui serait para- 
doxal ou irritant sous la plume d'un pékin comme moi, 
est émouvant et entraînant sous la sienne. Tsufidis qu'il 
s*enivrait de Dette odeur de la poudre, de ce bruit du ca- 
^ non, de ces grandes voix de la mêlée, de ces héroïques 
images qui ont passé dans son livre comme des guerriers 
d*Ossian dans les nuages, j'assistais de près, dans un 
humble coin de terre, à ces poignantes douleurs que la 
guerre laisse sous ses pas ou rapporte sous ses ailes : je 
voyais couler ces larmes des sœurs, des fiancées et des 
mères que tous les feux de la gloire ne dessécheront pas; 
j'adressais un lugubre adieu à ces pauvres conscrits, à oes 
enfants de village non encore transformés en héros et 
laissant la maison vide, la moisson interrompue, le sillon 
inachevé. Puis, plus tard, dans la ville voisine que tra- 
versaient comme un glas les messages funèbres, j'avais 
à consoler un frère pleurant un frère, un vieillard forcé de 
survivre à son petit-fils, toute une famille d'affligés,frappèe 
du contre*coup de ces canons qui ont de si fières harmo- 
nies;— et je me disais : Si la guerre est une nécessité, c'est 
une nécessité cruelle; si la France est un soldat, ce soldat 
n'at-il pas d'assez longs états de service pour qu'on lui 
permette le repos? 

J'avais besoin de préciser ces différences d'apprécia- 
tion et de position, afin que rien ne manquât à la sincé- 
rité de mes éloges littéraires. H. de Holénes d'ailleurs ^, 
je le répète, prévenu les dissentiments de ce genre, en 
reprenant pour ses lecteurs l'épaulette de laine, en se 
confondant dans ces rangs obscurs où l'on n'a rien à 
discuter, rien à juger, où le devoir apparaît dans toute 



M. PAUL DE MOLËNES. 165 

8a netteté et où une âme à la fois martiale et poétique 
peut être prise de cette folie de l'épée qu'il compare lui- 
même, sans profanation aucune, à la folie de la croix. 
J*appeUerai volontiers Timagination et le style de M. de 
Holënes les harpes éoliennes de la guerre. Sitôt qu'il re« 
trouve dans ses souvenirs de TAIma ou d'Inkermann, de 
Magenta ou de Solferino, un de ces traits, un de ces ta- 
bleaux, une de ces scènes qui lui ont laissé une indélébile 
empreinte, il s'en exhale des vibrations d'une sonorité et 
d'une richesse inouïes, dont Teffet est analogue à ces 
belles symphonies militaires qui donnent aux auditeurs 
les plus pacifiques et les plus froids l'envie de marcher au 
pas de charge et de se croire des héros inédils. Je parlais 
tout à l'heure d'épaulettes de laine; si le brillant écrivain 
les a imposées à son titre, sa prose à des épaulettes à 
grains d'épinards : elle possède des magnificences de 
généralissime. Et puis, quel noble élan vers tout ce qui 
relève encore et consacre l'amour du danger ! Quels 
touchants retours vers cette patrie céleste , sans la- 
quelle la gloire des armes, comme toutes les autres, 
ne serait qu'un bruit stérile et une vaine fumée ! Lisez ce 
beau passage sur les sœurs de charité : « J'aperçus sur 
cette route du cimetière deux sœurs de charité avec ces 
coiffes qui mettent à leurs fronts recueillis comme deux 
ailes. La tète inclinée, les bras sur leurs poitrines, elles 
marchaient de ce pas léger, droit et sûr, qui semble re- 
présenter le trajet à travers la vie de ces âmes sans 
souillures. La première blessure qui ait déchiré ma chair 
a été pansée par des sœurs de charité. Ce n'est pas un 
vague sentiment de poésie, c'est le solide lien d'une pro» 
fonde reconnaissance qui m'attache à ces pieuses filles. 
Jamais les deux patries qu'à certaines heures nous con- 
fondons dans un même amour, la patrie d'ici- bas et la 



1 



166 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

pairie de là-h4ut, ne s'offrii'eiït à moi sous des traits plus 
sensibles et phis dignes qu'en cet instant. Depuis quelques 
jours Varna possédait des sœurs de charité. Sur cette 
terre musulmane, dans ce pays où toute action vivifiante 
est frappée de stérilité par le monstrueux abaissement de 
la femme, notre société et notre religion envoyaient ce 
qu'elles ont à la fois de plus délicat et de plus fort. Il me 
semblait que ces deux humbles femmes répandaient au- 
tour d'elles cette sorte de sérénité solennelle, de re- 
cueillement ému et profond, qu'une croix solitaire suffit 
à verser sur un paysage. Je les suivis du regard avec une 
vraie joie et en leur adressant tout bas les meilleures sa- 
lutations démon cœur. » 

Un peu plus loin, je rencontre une page qui peut 
aider à reconnaître, chez M. de Molénes, l'influence de 
Chateaubriand, mais d'un Chateaubriand retrempé dans 
la rosée sanglante des diamps de bataille. Qui ne se 
souvient du célèbre passage de René « Mon père expira 
dans mes bras... c'est la première fois que l'immor- 
talité de l'âme s*est présentée clairement à mes yeux. 
Je ne pus croire que ce corps inanimé était en moi 
l'auteur de la pensée : je sentis qu'elle me devait venir 
d'une autre source; et, dans une sainte douleur qui 
approchait de la joie, j'espérai me rejoindre un jour à 
l'esprit de mon père. Un autre phénomène me confirma 
dans cette haute idée. Les traits paternels avaient pris 
au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet éton- 
nant mystère ne serait-il pas l'indice de notre immor* 
talité? Pourquoi la mort, qui sait tout, n'aurait-elle pas 
gravé sur les traits de sa victime les secrets d'un antre 
univers?... » 

Rien de plus éloquent : je ne sais pourtant si je^ ne 
préfère pas, dans leur énergie un peu farouche, ces 



M. PAUL DE MOLëNES. 467 

lignes où H. de Molènes arrive à la notion de limmor* 
talité de l'âme par des procédés contraires : « Ces 
corps dont la vie s'est si brusquement retirèe>ont pro- 
duit presque toujours sur moi une impression qu'au pre- 
mier abord on est tenté de repousser comme pernicieuse 
et cruelle, mais qui, à Texamen au contraire, me semble 
toute remplie de consolation et d'enseignement. Je trouve 
que pour la plupart ce sont de véritables haillons, ne 
rappelant plus rien des souffles qui leur prêtaient^ il y a 
quelques moments à peine, tant d'émouvantes apparen- 
ces. Si jamais la Psyché antique, devenue désormais l'âme 
chrétienne, m'a semblé une prisonnière ailée dont tout à 
coup lageAle s'écroule, assurément c'est à la guerre. Les 
Sanglants débris dont le sol est jonché après une chaude 
action paraissent des ruines que la terre aura le droit 
d'enserrer, où rien n'est resté de ce qui appartenait au 
ciel. Et quand on vient à se rappeler devant ces objets 
muets, froids, déformés, devant ces choses sans nom, 
comme l'a dit le plus éloquent orateur de notre Église, 
quand on vient à se rappeler les créatures vivantes, pas- 
sionnées, radieuses, que ces mêmes objets, que ces mê- 
mes choses étaient tout à l'heure, on sent d'une manière 
invincible, avec une raison enflammée et soulevée par la 
foi, que cette matière où nulle parcelle n'est demeurée 
visible d'un si riche, d'un si éblouissant trésor, n'est 
point cette mystérieuse puissance, ce soin, cette ten- 
dresse de Dieu, qui mérite de s'appeler l'homme. » 

Ces deux citations peuvent donner une idée de la ma- 
nière de H. de Molènes. 11 serait difficile d'analyser son 
livre qui retrace des événements gravés à l'eau-forte dans 
toutes les mémoires, et même d'apprécier, d'après les 
méthodes ordinaires, des façons de penser et d'écrire, 
qui pourraient paraître trop colorées trop vives, trop 



168 CAUSERIES LITTÉRAIRES. . 

empanachées, si Ton oubliait un moment que chacune de 
ces émotions si ardemment dépeintes aurait pu être tran- 
chée par uneballeou un boulet. Écrit à froid, par un simple 
homme de lettres, éloigné ou abrité pendant la bataille» 
ce livre semblerait peut-être au-dessus ou au delà du ton: 
on y signalerait un trop grand nombre d t(t de poitrine 
ou d'ut dièze guerriers. Écrit dans des conditions pareilles, 
il a de quoi émouvoir, subjuguer, éblouir, entraîner, même 
un membre du congrès de la paix. Pour arriver à ces 
effets, à ces beautés, il a fallu l'heureuse et rare combi- 
naison d'un tempérament très-littéraire avec une âme 
passionnément militaire, et c'est de ce choc qu*ont jaiiù 
ces milliers d'étincelles. Qui serait insensible d'ailleurs à 
ces pathétiques souvenirs? M. de Molènes, — et nous ne 
Ten blâmons pas, — a été 'avare de noms propres; cepen- 
dant, quand il se trouve en face d'un blessé, d'un mort 
qu'il a connu et aimé, il le mentionne en passant, il le 
met à son ordre du jour avec une irrésistible sympathie. 
C'est ainsi que nous revoyons, à travers ces pages, le co- 
lonel de la Tour du Pin, ce type si justement populaire 
dans l'armée, cette figure presque légendaire à force de 
bravoure, d'abnégation et d'esprit; volontaire du danger 
et de la mort, cœur de héros trahi par une infirmité 
cruelle qui l'empêchait d'entendre ces canons qu'il bra- 
vait. Et vous aussi, noble et pieux iiélion de Villeneuve, 
et de Lourmel, et Senneville, et le brillant et aimable 
général Clerc, et tous ceux que nous pourrions ajouter 
nous-même à cette héroïque et funèbre liste! Ici tout 
dissentiment, toute chicane s'effacent dans un même 
hommage d'admiration et de regret. Ces noms éclatants 
ou obscurs, la France peut être fiére en les comptant; et 
s'il est vrai que la gloire des lettres soit sœur, chez nous, 
de la gloire des annes, la France peut aussi s'enorgueillir 



M. PAUL DE MOLÊNES. i69 

de ce soldat qui, après avoir vaillamment traversé ces 
terribles guerres, a retrouvé au fond de sa giberne une 
plume assez bien taillée pour nous en donner un digne 
commentaire. 



10 



XIII 



LE GÉNÉRAL MOLINE DE^SAINT-YON ' 



Plus on avance dans la lecture de cet ouvrage, plus on 
s'étonne que ce sujet si riche, si varié, si intéressant, n'eût 
pas déjà tenté un de nos historiens modernes. Loin de 
nous Tenvie de déprécier tel ou tel autre cadre historique, 
et surtout de méconnaître le parti qu'en ont tiré d'émi- 
nents écrivains ! Hais si l'on nous accorde que les trois 
grandes inspirations du moyen âge, les trois images qui 
jettent le plus d'éclat et de vie sur les récits du passé, sont 
la Religion, la Poésie et la Guerre, où se trouvent-elles 
mieux unies et plus brillantes que chez les comtes de Tou* 
louse, dont la plupart, — et les plus illustres, — mirent au 
service de Dieu leur redoutable épée ; dans ces contrées 
qui fournirent aux croisades ^de si nombreuses et si chè* 
valeresques recrues ; dans ces villes qui furent le ber- 
ceau d'une poésie originale^ à la fois délicate et naïve, 
savante et populaire, et cela pendant que la langue du 

* Hiêtaire deê comUê de Toukntie. 



LE GÉNÉRAL MOLINB DE SAINT-YON. 171 

nord de la France bégayait à peine d'informes et grossiers 
accents? Remarquez en effet une autre supériorité de l'his- 
toire des comtes de Toulouse sur celle des autres États, 
destinés, eux aussi, à se fondre tôt ou tard dans la grande 
unité française : la Bourgogne, par exemple, lat Lorraine 
surtout, n'arrivent à leurs phases les plus éclatantes qu'au 
moment où la France était elle-même parvenue ou du 
moins touchait à ce degré de civilisation qui allait peu à 
peu effacer, en attendant mieux, ses vassaux et ses voi- 
sins. Assurément, la Bourgogne de Charles le Téméraire 
est poétique et guerrière comme son maître; mais, tout à 
côté, la France de Louis XI va ouArrir une ère nouvelle 
d*où sortira, au milieu des orages du seizième siècle, la 
vraie société française. Plusieurs des ducs de Lorraine 
sont des hérons d'épopée ou de roman : Mais Henri lY et Ri- 
chelieu sont là, et Louis XIV est bien près. Qu'est-ce, au 
contraire, que la France de Charles le Simple ou même de 
Louis YI, comparée à ces provinces méridionales dont le 
ciel pur et l'ardent soleil firent éclore et mûrir plus vite 
toutes les primeurs des arts, des lettres, 'de la chevalerie, 
de l'élégance, toutes les fleurs et tous les fruits de l'ima- 
gination et du cœur? Le général Mohne de Saint-Yon a 
donc eu lieu de s'étonner et de s'applaudir qu'on lui eût 
laissé libre ce champ défriché par les bénédictins ; et 
ses lecteurs s'en applaudiront comme lui ; car, si le sujet 
élait digne de l'ouvrier, l'œuvre est digue du sujet. 

Le livre s'ouvre par une introduction large et rapide à 
travers les époques ténébreuses qui précédèrent la con- 
stitution, d'abord incomplète, puis défmitive, des comtes 
de Toulouse. C'est un plaisir sérieux et fécond que de 
suivre un pareil guide dans les transformations succes- 
sives de cette antique race gauloise, vaincue plutôt qu'ab- 
sorbée par la domination romaine, puis, après la décadence 



172 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et la chute de Tempire romain, se débattant contre les 
invasions sarrasines et appelant à son aide une puissance 
nouvelle dont rien ne présage encore les grandeurs fu- 
tures. Cette phase transitoire nous conduit jusqu'à un de 
ces grands hommes que Chateaubriand a appelés (astiques, 
et qui sont délégués de Dieu pour changer la face du 
monde. Charlemagne domine et personnifie tout ensemble 
le génie de l'Occident et le génie du moyen âge : son 
ombre gigantesque semble encore, après plus de dix 
siècles, partager en deux l'ère moderne. Son bras s'étend 
jusqu'au midi de la France, et il y rencontre un autre 
grand homme, un hér«s, un saint, Guillaume au cort nez: 
c'est là la vraie date du comté de Toulouse ; car le pré- 
décesseur de Guillaume, Chorson, est une de ces figures 
légendaires qui vont mieux à la poésie qu[â l'histoire. li 
arrive alors ce qui s'est renouvelé bien souvent dans des 
situations analogues. Tant que Charlemagne contient de 
sa main puissante le faisceau que cette main a formé, 
le comté de Toulouse n'en est qu'une des branches les 
plus vivaces et tes plus fortes. Hais lorsqu'il a disparu, 
lorsque la faiblesse ou les querelles de ses successeurs 
laissent son vaste héritage se morceler et se dissoudre, les 
* États secondaires gagnent en importance ce que perd le 
centre : ils vivent de leur vie propre, et quelques-uns 
priment la métropole en civilisation et en splendeur. C'est 
ce qui advient aux comtes de Toulouse. Leur pouvoir féo« 
dal éclipse ou balance la puissance royale. La féodalité à 
son apogée réduit à d'étroites limites le royaume de 
France : Raymond de Saint-Gilles est un plus grand per- 
sonnage que la plupart des prédécesseurs de Philippe- 
Auguste. Patience! l'instinct de notre nation, son in- 
vincible penchant vers l'unité, l'alliance primitive et 
naturelle de la royauté avec le peuple, auront tôt ou tard 



LE GÉNÉRAL MOLINE DE SAINT-YON. i73 

raison de ce régime qui crée vingt royaumes dans un 
seul, et parfois autant de tyrannies qu'il y a de cliâteaux 
forts à mi-côte ou sur les cimes. L'affranchissement des 
communes commence l'œuvre qui se continuera par 
Philippe-Auguste, puis par Louis XI, et enfin par Henri IV, 
Richelieu et Louis XIY. Hais, bien avant que l'œuvre soit 
achevée, quatre siècles avant ra«sjmiiation complète des 
provinces, le comté de Toulouse se réunit à la couronne 
de France par le mariage de la fille unique du dernier 
comte avec un frère de saint Louis; et je ne sais si cette 
durée si courte, à demi baignée déjà dans la brume des 
âges, n'ajoute pas encore à l'intérêt et au prestige. 

Nous ne saurions assez dire avec quelle netteté, quelle 
vigueur, le général Moline de Saint- Yon indique ou sug- 
gère CCS idées qui tiennent à l'esprit même de son récit 
et embrassent toute la marche de l'humanité depuis les 
siècles de barbarie jusqu'aux nôtres. A côté de ces qua- 
lités didactiques, il en est une autre que je dois signaler 
tout d'abord dans ce livre si remarquable ; c'est l'impar- 
tialité ; non pas cette impartialité banale, qui n'est qu'un 
pseudonyme de l'indifférence, mais celle qui résulte de 
l'élévation, de la sérénité de Tintelligence, certaine que 
les nobles causes ne gagnent rien à déguiser leurs côtés 
faibles, et que jamais la vérité n'a be^^oin d'être défendue 
par le mensonge. On me demandera comment il pouvait 
être si important ou si difficile de se montrer impartial 
en retraçant l'histoire d'une maison qui n'existe plus et 
d'une époque si éloignée de nous : c'est que tout, dans 
cette histoire, touche a ces questions, à ces souvenirs que 
l'esprit moderne a choisis pour ses champs de bataille ; 
le moyen âge, la féodalité, les croisades, les ordres reli- 
gieux, la lutte des pouvoirs temporels et de l'Église, l'ou- 
bli des petits et des faibles dans le tableau des prospérités 

10. 



174 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ou des adversités des grands : c'est que le dix-*huitièine 
siècle, ce triste précepteur dévoré par son écolier, en réa- 
gissant violemment contre le passé pour rendre plus cher 
â la France l'esprit d'innovation et de réforme» a su en- 
velopper toutes ces questions, toutes ces dates d'un voile 
épais et sinistre que la curiosité moderne a entrepris de 
déchirer, mais qui, sur bien des points, résiste encore : 
c'est que ces malentendus, accrédités par le sophisme et 
aggravés par la Révolution, fournissent des éléments tou- 
jours nouveaux à des discussions toujours nouvelles et 
retardent indéfiniment les solutions pacifiques. Voilà 
comment, sept ou huit cents ans après Pierre l'Ermite et 
saint Bernard, après Raymond de Saint-Gilles et Godefroy 
de Bouillon, l'impartialité peut avoir encore son à-propos, 
ses difficultés et son mérite : voilà comment un homme 
tel que le général Moline de Saint- Yon, étranger à tout 
système et à tout calcul, ne disant que ce qu'il sait, 
n'exprimant que ce qu'il sent, trop profondément épris de 
la vérité et du bien pour en cacher les taches et les ombres, 
a pu rendre un éminent service à l'histoire et faire de cette 
sincérité même un hommage, — 1& meilleur de tous — à 
ces grandes choses du passé, tant de fois défigurées et 
calomniées par un misérable esprit de parti. 

Dans une histoire bien faite, comme dans un drame ou 
un roman réussi, il y a un point culminant vers lequel les 
autres épisodes semblent tendre et qui attire à lui l'intérêt 
du lecteur et les forces vives du récit. Dans le second vo- 
lume de cette Histoire des Comtes de TouUnise, si plein, 
si entraînant, si largement conçu cX si fortement écrit, 
ce point culminant, c'est la vie de Raymond IV, Raymond 
de Saint-Gilles, seizième comte de Toulouse; et cette 
noble vie, — qui l'ignore? — est intimement liée à la 
première croisade. 



LE GÉNÉRAL MOLINE DE SAINT-YON i75 

Quen'a-t-on pas dit contre les croisades? Quels re« 
proches, dont quelques-uns fort spécieux, ne leur a-t-on 
pas adressés? A quoi bon ces colossales prises d*armes 
suivies d'un immense avortement, ces soudaines émigra- 
tions de soldats et de pèlerins, également funestes aux 
pays qu*ils laissaient déserts et à ceux qu'ils envahissaient? 
Quoi de plus iusensé que d'abandonner ainsi, sur la foi 
de quelques moines fanatiques, sa patrie, son champ, son 
foyer, des devoirs réels, des intérêts évidents, des afTec- 
tions sacrées, pour accomplir des devoirs chimériques, 
ressusciter une ville maudite que Dieu avait condamnée à 
mort, reconquérir un tombeau que l'on n'a pas même su 
garder? Quoi de plus dérisoire que de s'enrôler sous une 
sainte bannière, de broder une croix sur son écusson, de 
se donner pour les champions d'un Dieu de paix, de cha- 
rité, de pureté, et de commettre dans ces contrées infi- 
dèles, auxquelles on devait au moins le bon exemple, plus 
de déprédations, de meurtres, de scènes de carnage, de 
luxurieuses violences que ne s'en permirent jamais les 
musulmans les plus effrénés, les mécréants les plus en- 
durcis? — Tout cela est vrai, ou à peu près, et tous nos 
libres penseurs, depuis les encyclçpédistes jusqu'aux 
commis voyageurs, ont eu beau jeu à gloser là-dessus. 
Faut-il répondre que tout cela est faux,que les Croisades, 
au point de vue humain, ont été parfaitement raisonna- 
bles, que les croisés se montrèrent tous des modèles de 
sagesse, de chasteté et de vertu ? Non ; ce serait mal défen- 
dre une belle cause, et legénéral Moline de Saint Yon s'est 
bien gardé de procéder ainsi. Avec son admirable bonne 
foi et sa parfaite sagacité historique, il a su démêler, dans 
ces héroïques entreprises, l'élément humain qui en ex- 
plique les imperfections et les souillures, et la portion 
divine qu'on ne saurait y méconnaître sans aveuglement 



176 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et sans folie. Ceux que les croisades offusquent sont des 
raisonneurs étranges. A une époque endoctrinée et polie 
par cette civilisation dont ils sont fiers, l'esprit qui les 
anime a eu sâ croisade aussi, la croisade révolutionnaire ; 
et il n*a pu Vaccomplir sans que des crimes inouïs, des 
fureurs incroyables, des désastres horribles, d'inexpri- 
mables scènes de démence et de ruine vinssent déshonorer 
chacune de ses conquêtes et faire reculer la société jusqu'à 
une sorte de fatalisme sauvage. Aidé des lumières de 
l'éducation moderne, des clartés de la discussion pu- 
blique, de radoucissement des mœurs et des caractères, 
il n'a su ni conjurer un seul des effets de la méchanceté 
humaine, ni même, après tant d'illusions et d'efforts, 
garder le sépulcre de cette liberté politique dont il avait 
fait sa religion nouvelle : — et dans un temps qu'il qua- 
lifie de barbare, parmi ces rudes barons, ces chevaliers 
bardés de fer, plus enclins à se battre qu'à s'instruire, 
dans cette société confuse où s'agitaient les restes de la 
barbarie luttant contre les débris du paganisme, où nulle 
culture intellectuelle ne tempérait la violence des ins- 
tincts, où l'homme, entre les bras maternels de TËglisc, 
ressemblait à un enfant vigoureux, tour à tour prêt à 
caresser et à déchirer sa nourrice, on voudrait que tout 
se fût passé dans les conditions les plus correctes de 
modération et de douceur ! Sous peine de condamnation 
absolue contre le principe même des croisades, on exi- 
gerait que ces assemblages de vingt peuples, de vingt 
races, diverses ou contraires, traînant après eux une nuée 
de femmes, d'enfants, de mercenaires, de maraudeurs, 
d'aventuriers, eussent marché à la conquête de l'Orient, 
l'air grave et les yeux baissés, du même pas et dans le 
même ordre que des fidèles allant au prône ou des qua- 
kers allant au prêche ! Quant à nous, ce qui nous frappe 



LE GÉNÉRAL MOLINE DE SAINT- YON. 477 

surtout dans les croisades, — et nous remercions le gë» 
néral de Saint-Yon de nous avoir rendu celte im* 
pression plus nette et plus profonde, — c'est justement 
ce mélange de bien et de mal qui en forme le double ca- 
ractère. Beaucoup d'autres raisons inilitent en leur faveur 
auprès du judicieux historien : en poussant vers TOrient 
les populations occidentales, elles ont fait jaillir de ce 
choc bien des étincelles qui furent plus tard des clartés : 
en les rapprochant d une civilisation plus avancée et plus 
subtile, elles ont préparé ces esprits rudes à une éduca- 
tion nouvelle dont profitèrent les arts, les lettres, le lan- 
gage : en refoulant chez elles les races musulmanes, en 
les forçant à se défendre au lieu d'envahir, en les déci- 
mant par tous les fléaux de la guerre, elles entravèrent 
leur développement et préludèrent à leur décadence. Hais 
ces raisons nous mèneraient trop loin, et il nous sui&t 
de dire que le général Moline de Saint-Yon les a indiquées 
en maître. Ce qui nous attache et nous émeut le plus, 
c'est ce que Jes croisades eurent à la fois de merveilleux 
et de vraisemblable : l'inspiration en fut divine, l'exécution 
en fut humaine : une foi sans bornes, un détachement 
surnaturel de tous les intérêts d'ici-bas, la prépondérance 
absolue des plus sublimes aspirations de l âme sur les 
vues mesquines du bien-être et de la matière, peuvent 
seuls enfanter de tels prodiges, précipiter vers un monde 
inconnu ces armées de princes, de chevaliers, de vassau;^, 
leur faire braver tous les obstacles et toutes les misères, 
leur faire mépriser ces biens terrestres qu'ils sacrifiaient 
sans regret à une croyance, à une idée ; et l'on ne peut 
se défendre d un sentiment de tristesse en se demandant 
quelle serait aujourd'hui la force de pareils mobiles, 
même dans les cœurs les plus intrépides. Puis, après ce 
premier élan, l'homme reparut ; l'homme avec ce fond de 



178 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

passions mauvaises qui fait de sa vie une lutte et de sa 
nature un contraste, Thofume d'autant plus emporté vers 
le mal qu'il avait plus de puissance pour le bien, d'autant 
pltis prompt aux extrêmes qu'il était plus éloigné de cette 
dvilisation mitoyenne qui sait tout accommoder, au risque 
de tout affaiblir. Les croisades, c'est l'expansion héroïque 
et suprême de l'humanité au moyen âge ; admirable quand 
elle s'appuie sur Dieu, car jamais contact entre le Créa- 
teur et sa créature ne fut plus visible et plus fort ; déplo- 
rable quand cet appui lui manque, car la créature n'a pas 
encore appris à chercher en eUe*même de quoi dompter 
ses penchants et tempérer ses instincts. 

Je n'ait fait qu'abréger et amoindrir les considérations 
si élevées et si sages dont le général de Saint-Yon 
a entremêlé son récit. Historien des comtes de Toulouse, 
il avait à accomplir une autre tâche, plus spéciale : res* 
tituer à Raymond de Saint-Gilles, sa vraie part, — la plus 
grande, -— son vrai rôle, — le plus glorieux et le plus 
pur, — dans la première croisade. Cette tâche essentielle, 
il s'en est parfaitement acquitté. 11 nous démontre,preuves 
en mains, et avec une piquante justesse, à quel point les 
historiens contemporains ont été iniques envers le comte 
de Toulouse, à quel point la poésie elle-même (c'est son 
péché mignon) a été menteuse. De ce prince de cin- 
quante-quatre ans qui se battait comme un jeune homme 
de trente» le Tasse a fait un vieillard ; et dès lors il est 
tout simple que Tancréde et Renaud aient eu ses préfé- 
rences. La poésie est une femme; elle aime la jeunesse» 
et quelques fautes brillantes ne lui déplaif^ent pas. Elle 
n'aurait pu ni agenouiller aux pieds d'Herminie, ni égarer 
dans les jardins d'Armide le pieux et magnanime Ray- 
mond de Saint-Gilles ; et elle a presque traité en Géronte 
ce héros, trop parfait pour elle. Mais l'histoire, sa docte 



LE GÉNÉRAL MOLINE DE SAINT-YON. 179 

sœur aînée, doit être plus véridique, et nul n'était plus 
digne que le général de Saint-Yon de redresser ses tortà 
et d'indemniser ses victimes. 

On se tromperait étrangement, si Ton bornait à cette 
partie importante de son tableau historique l'intérêt du 
tableau tout entier. Que de portions' aussi curieuses qu'in^ 
structives je suis obligé d'omettre! que d'épisodes, que 
de noms célèbres ou charmants, depuis Judith de Bayiére, 
la femme de Louis le Débonnaire, si injustement accusée 
d'avoir un peu trop aimé le comte Bernard de Toulouse, 
jusqu'à la belle et terrible Eléonore' d'Aquitaine, celte 
reine tragique, qui, cinq cents ans plus têt, se serait ap- 
pelée Frédégonde ; depuis Chariemagne jusqu'à Philippe- 
Auguste, depuis Guillaume au cort nez jusqu'à Bernard 
de Ventadour, depuis Ghorson, le héros légendaire, 
jusqu'à Richard Plantagenet, le héros de roman! Cloîtres 
et tourelles, armure du paladin et voiles blancs de la châ- 
telaine, bourdon du pèlerin et mandoline'du trouvère, 
sombres magniticences des églises gothiques et poétiques 
splendeurs des fêtes chevaleresques, toutes les ombres, 
toutes les lumières, toutes les gloires, toutes les douleurs, 
tous les héroïsmes, tous les enchantements du passé, co- 
lorés d'un doux rayon de notre soleil méridional, nous 
apparaissent dans ce livre, et y associent constamment 
les charmes de la poésie aux enseignements de l'his- 
toire. 

Nous reviendrons sur l'œuvre du, général de Saint* 
Yon, quand paraîtront ses deux derniers volumes, dont 
l'intérêt ne peut manquer de grandir encore avec le 
sujet même. Pour aujourd'hui, saluons l'œuvre et l'au- 
teur d'un sincère et respectueux hommage. On nous 
accuse souvent de deux torts graves en littérature : d'être 
pessimiste et alarmiste. Et pourtant, avec quelle joie 



180 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

nous accueillons ces nobles ouvrages qui renouent les 
traditions de la loonne littérature et ressemblent à des 
protestations vivantes contre d'impures productions et de 
scandiEileux succès ! Avec quel empressement nous profi- 
tons de ces rares bonnes fortunes, pour reconnaître, dans 
les lettres comme dans le monde, la part faite au bien, 
pendant que la part du mal redouble chaque jour de li- 
,ceiice et de bruit ! Que nos lecteurs, que l'auteur de cette 
Histoire nous pardonnent un souvenir personnel : Le 
24 juin 1848, des gardes nationaux attaquaient la formi- 
dable barricade du clos Saint-Lazare ; ils hésitaient; car 
le courage civil n'est pas tout d'une pièce comme la bra- 
voure du soldat. Un des leurs, velu en bourgeois, armé 
d'un petit fusil de chasse dont il ne se servait pas, leur 
adressa simplement quelques paroles encourageantes, et 
leur offrit de marcher à leur tête. Ces paroles suffirent ; 
rhnpulsion était donnée, et les gardes nationaux firent 
leur devoir. Cet homme, quelques-uns d'entre nous l'a- 
vaient reconnu : c'était le général Holine de Saint- Yon. 
Onze ans se sont écoulés : il y a des barricades en littéra- 
ture comme il y en avait alors dans les rues ; il y a des 
insurgés et des émeutes : l'émeute du sophisme, de la 
fantaisie, de la laideur morale, de toutes les bassesses de 
la pensée et du langage. Eh bien î voici que notre guide 
d'alors nous revient de sa studieuse retraite, un livre à la 
main ; il nous encourage et nous console, non plus sur 
ce théâtre sanglant où l'on retrouvait les traces d'une lit- 
térature funeste, mais dans ce domaine des intelligences 
où l'avenir prépare son salut ou sa perte. Compléter ainsi 
une brillante et utile carrière, c'est une gloire où se con- 
fondent le général et l'écrivam : notre admiration et notre 
reconnaissance ne les sépareront pas. 



XIV 



M. ALFRED NETTEMENT* 



(1 y a, entre certains hommes et certaines œuvres, des 
aflinités puissantes que j*ai souvent signalées, mais qui 
ne m*ont jamais paru plus évidentes qu'au moment où 
j*ai ouvert YHistoire de la Restauratioriy par M. Alfred 
Nettement. Après avoir défendu avec éclat, pendant 
vingt-cinq ans, la grande cause monarchique, après 
avoir, en deux éloquents tableaux de la littérature con- 
temporaine, montré comment, les lettres s'élèvent ou 
s'abaissent suivant qu'elles se rapprochent ou s'éloignent 
de rimmortel foyer des vérités religieuses, politiques et 
morales, M. Nettement devait être naturellement amené 
à nous raconter la Restauration elle-même, à refaire 
cette histoire tant de fois défigurée par la haine ou la ca- 
lomnie. Pour s'acquitter de cette tâche décisive, il ne 
s'est borné ni à ses informations personnelles, ni à son 
propre jugement. II s'est entouré de documents nom- 

* Histoire de la Bestauratitm, tome !•'. 

u 



182 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

breux, inédits pour la plupart, écrits ou recueillis, sous 
la dictée des événements, par quelques-uns des hommes 
le plus activement mêlés aux affaires de cette grande 
époque. Il a répandu sur tout cela cette lumière chaleu- 
reuse qui n'est pas, à Dieu ne plaise ! la partialité vul- 
gaire, mais que j'appellerai plutôt le goât de la vérité 
uni à la certitude qu^ cette vérité est telle qu'on l'aime et 
qu*on la veut. En retraçant la rentrée des Bourbons, en 
mettant en scène ces princes qui personnifièrent pour la 
France la paix, la réparation, l'oubli d'inexprimables 
souffrances, l'intégrité du territoire, l'avènement des li- 
bertés politiques, H. Nettement n'a pas abdiqué ce sen- 
timent royaliste qui est l'âme et la vie même de son 
talent ; mais il l'a soumis au sévère contrôle des faits, 
certain que le meilieiur* moyen de gagner le procès était 
de le plaider tout entier, sans déguisement et sans réti- 
cence, et qu'après avoir prouvé le caractère national et 
libéral de la Restauration, il n aurait pas à s'alarmer des 
fautes commises, des imperfections humaines, des diffi- 
cultés de situation, dont plusieurs ne furent pas surmon- 
tées parce qu'elles étaient insurmontables. 

Les deux volumes que noua avons sous les yeux vont 
de la campagne de France à la bataille de Waterloo ; 
court espace de dix-huit mois à peine, qui renferme assez 
d'événements pour suffire à l'émotion et à l'enseignement 
d*un siècle : chute de l'Empire^ établissement du gouver- 
nement royal ; tâtonnement des institutions nouvelles, ti- 
raillées en sens divers par deux courants contraires; 
retour de l'Ile d'Elbe, et enfin ce triste épisode des Cent- 
Jours, douloureux pour tous les partis, humiliant pour le 
génie même, amnistié par Is^ poésie complaisante, con- 
damné par l'histoire, et se hâtant vers son dénoûmeni 
sanglant et lugubre, â peu près comme ces coupables qui 



M. ALFRED NETTEMENT. 185 

tournent contre eux-mêmes leurs mains meuririères et 
croient échappera la justice des hommes en lui montrant 
le sang de leurs blessures. 

Ce serait peut-être manquer de respect à un livre d'his- 
toire que de l'appeler une œuvre d'art : pourtant Toptique 
historique a ses lois comme l'optique théâtrale ; or je me 
suis toujours demandé comment il se pouvait faire que 
fous les partis, depuis via Rochejacquelein jusqu'à La- 
fayette, depuis d'Andigné jusqu'à Carnot, eussent, à un 
moment donné, proclamé la nécessité et la nationalité de 
la Restauration, et que tous les historiens, en tombant 
d'accord sur ce point capital, prissent cependant plaisir à 
mettre en relief, dans tous ses détails militaires, la cam- 
pagne de 1814; à exagérer la grandeur des conceptions 
stratégiques, la valeur de victoires sans lendemain, l'en* 
jeuxde la France dans une lutte désespérée. Si Bonaparte, 
depuis plusieurs années, ne marchait plus que d'erreurs 
en erreurs, si chacune de ses fautes nous coûtait de san- 
glants sacrifices, s'il se refusait à prévoir, à conjurer un 
dénoûment inévitable; si sa situation se dessinait d'une 
façon telle, que, pour le premier de ses maréchaux comme 
pour le dernier de ses conscrits, sa chute dût être une 
nécessité, en vertu de quel patriotisme ou plutôt de quel 
mirage, me passionnerais-je pour des succès éphémères, 
qui n'arrêtent rien, qui ne sauvent rien, qui ne sont bons 
tout au plus qu'à prolonger des illusions fatales, à rendre 
plus terribles les convulsions d'une agonie? Vous me dites 
que, dans ces trois mois, dans ces glorieuses journées de 
Champaubert, de Brienne, de Hontmirail, de Hontereau, 
Napoléon s'est montré plus grand .capitaine qu'aux plus 
beaux jours de sa prospérité : d'abord je pense, avec 
M. Nettement, qu'il y a là une grande exagération : en- 
suite le génie militaire, comme tous les autres, est l'in- 



184 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

luitîon profonde, presque divine, de l^harmonie entre 
1 effort de l'homme et l'œuvre qu'il se propose, enli*e les 
moyens et le but, entre ce qu'il peut et ce qu'il veut. 
Dérangez, détruisez un de ces deux termes, que reste- 
t-il? Le rêve d'un cerveau puissant, entremêlé de lumiéi*e 
et d'ombre, se cramponnant, non plus comme. les nau- 
fragés ordinaires, à des' planches ou des rochers inertes, 
mais à des milliers d'êtres vivants qu'il entraine et dévore , 
dans sa chute. H. Nettement a donc été, selon nous, fort 
bien inspiré en traitant avec sobriété cette campagne 
de 1814, que l'on ne saurait amplifier sans diminuer 
d'autant et affaiblir le bienfait de la Restauration; car le 
lecteur, comme le spectateur au théAtre, est ainsi fait, 
que l'on ne peut pas fixer son émotion sympathique sur 
deux points à la fois, encore moins sur deux points con- 
traires. Si j'insiste sur ce détail, où une question de 
proportion litléraire caohe une question d'équité histo- 
rique, c'est que j'y trouve en germe le grand, l'éternel 
malentendu, volontaire chez les uns, inconséquent chez 
les autres, qui a plané sur cette époque, et à l'aide du- 
quel la Restauration a été battue en brèche. Cette faute, 
cette erreur d'optique que les historiens commettent, les 
contemporains l'ontcommise, et cela au moment même où 
la blessure plus vive, où le bienfait plus évident auraient 
dû les en préserver. On a dit, vous le savez, que les Fran- 
çais n'avaient pas la tête épique; ce qui revient à dire 
qu'ils n'ont pas d'imagination : c'est possible, c'est pro- 
bable même, puisqu'ils ont produit hHenriade, On doit 
cependant convenir que, dans cet orageux débat entre la 
Restauration et l'Empire de 1814, c'est l'imagination qui 
a joué le premier rôle, riMe ,qui n'est pas fini : l'imagi- 
nation, avec; ses caprices, ses contradictions, ses exi- 
gences de jolie femme, voulant à la fois le possible et 



M. ALFRED NETTEMENT. 185 

l'impossible, le blanc et le noir, ou, si vous Taîmez mieux, 
le blanc et le rouge. On maudissait le joug de fer qui 
pesait de plus en plus sur la France ; on comptait avec 
épouvante ces coupes réglées qui emportaient à la mort 
leâ hommes, les jeunes 'gens, les adolescents ; on s'efTrayait 
de ces victoires qui défiaient la Providence, la foi des 
traités, le droit des nations, qui affaiblissaient en nous le 
sentiment national en l'éparpillant sur un espace indéfini : 
on gémissait de. ces conquêtes, de ces expéditions qui 
entraînaient au loin, à l'aventure, la fortune du pays, 
pareille à ces voyageurs incorrigibles que Ton craint de 
ne plus revoir, ou de revoir exténués, en haillons ou à 
demi morts sur le seuil de leur maison. Les sanglots des 
mères et des femmes, des filles et des sœurs, s'élevaient 
incessamment vers le ciel, comme Tinépuisable anathéme 
lancé à ces gloires stériles. On trouvait fort bon qu'une 
race providentielle, unique, prédestinée à cette mission 
réparatrice, s'interposât, au moment décisif, entre l'inva- 
sion étrangère et le pays, le délivrât à aussi peu de frais 
que possible, triomphât des incertitudes, que dis-je? du 
mauvais vouloir des souverains alliés, donnât â la France 
une monarchie nationale et libérale, à l'instant même où 
sa nationalité pouvait disparaître, où sa liberté avait dis- 
paru ; enfin, et par-dessus tout, on se réjouissait avec 
ivresse de voir cesser la guerre. Tout cela, je le répète, 
paraissait admirable, et l'enthousiasme populaire, cet 
enthousiasme qui a fourni à H. Alfred Nettement tant de 
belles et émouvantes pages, ne faisait que traduire à sa 
façon la raison publique, l'opinion des hommes sérieux, 
l'humanité de tous les partis. Oui, mais, si le bon sens, 
l'esprit, le cœur, avaient de quoi se satisfaire, l'imagina- 
tion ne se contente pas de si peu. Elle aurait voulu pro- 
bablement que Louis XVIU, tout en apportant la paix, — 



i8t> CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

m 

cette paix si ardemment désirée, >- continuât à gagner, 
tous les trois mois, une bataille de Harengo ou une ba- 
taille ^'Austerlitz ; que cette multitude d'héroïques gro- 
gnards, condamnés à Finaction, continuât à se couvrir de 
gloire sur tous, les champs de bataille de l'Europe; que 
pas un pouce de terrain ne fût enlevé à nos conquêtes ; 
qu'à tous les avantages de la paix s'unissent toutes les 
gloires de la guerre. Elle aurait voulu que les Bourbons 
rentrassent, non-seulement sans aucune envie de rétablir 
tout ou partie de l'ancien régime, mais avec l'idée bien 
formelle de tenir à l'écart tous les hommes qui les avaient 
aimés et servis, qui avaient souffert pour eux, bravé 
l'exil, la confiscation, la mort, et dont plusieurs revenaient 
pauvres et nus dans la patrie défendue et agrandie par 
leurs ancêtres ; de n'employer autour du berceau de la 
monarchie restaurée que des révolutionnaires, c'est-à-dire 
des serviteurs ou des courtisans du principe qui avait 
renversé cette monarchie même, qui la menaçait encore 
et qui devait la ruiner de nouveau; des hommes tour à 
tour ensanglantés et avilis, hurleurs de club métamor- 
phosés en muets d'antichambre, instruments de guillotine 
ôbréchés par la servitude, docteurs es palinodies, prêts à 
quitter ou à reprendre, à tour de rêle, l'habit brodé du 
sénateur ou la carmagnole du tribun. Elle aurait voulu 
enfin, — et ceci répond aux plus misérables secrets de la 
vanité humaine, — que cette antique race, qui ne pouvait 
nous sauver qu'en s'appuyant sur un passé de gloire et 
de grandeur, qui tirait de ce passé toute sa force de ré- 
sistance à nos ennemis, de conservation et de résurrection 
au milieu de tant de ruines, remontât sur le trône sans 
qu'un seul vestige de ce même passé, une seule ombre 
de ce temps où cette monarchie séculaire plongeait ses 
vivifiantes racines, reparût sur ses traces et vint troubler. 



M. ALFRED NETTEMENT. 187 

même par des fantômes, ces instincts ègalitaires, plus 
tenaces mille fois et plus âpres que Tamour de la liberté. 
Voilà ce qu'on aurait voulu : du moins, il est impossible 
de s expliquer autremait les contradictions bizarres 
4iui altérèrent et compliquèrent, dès les premières heures» 
un fait aussi simple que celui-là : une monarchie 
nationale, parfaitement indépendante de Tinvasion, indif- 
férente, presque suspecte aux étrangers vainqueurs, 
ramenée par le vœu public, arrachant un grand pays à 
Thumiliation du démembrement et au fléau de la guerre, 
changeant en bienfait, en bonheur, les plus épouvantables 
catastrophes qui aient jamais bouleversé le monde, et 
apportant avec elle des institutions libérales qu'elle seule 
pouvait promulguer sans mensonge et développer sans 
péril. Voilà la vérité ; le reste est l'erreur : mais cette 
erreur a eu pour elle la passion, l'esprit du siècle, la 
force des gros bataillons, les puissances révolutionnaires, 
les ombrages de la démocratie et ce vx victis de notre 
aïeul Brennus, si souvent jeté par la politique dans la ba- 
lance de l'histoire. . / 

Nul n'aura mieux contribué que M. Alfred Nettement à 
réagir contre cet ensemble de faux témoignages qui com- 
mencèrent à manœuvrer le lendemain de l'entrée de 
Louis XVIil à Paris, et dont la trace peut se reconnaître 
à travers toutes nos révolutions. Dés les premières pages, 
il sépare d'une main ferme ce que l'on s'est efforcé de 
confondre; l'invasion des étrangers attirés au cœur même 
du pays par l'aveuglement volontaire de ce génie des ba- 
tailles qui ne sut ni s'éclairer dans la défaite, ni s'arrêter 
dans la victoire ; et le retour des Bourbons, rappelés par 
le vœu national, en dehors ou plutôt au rebours des in- 
fluences étrangères. L'indépendance absolue de ces deux 
grands faits qui ont pu être simultanés sans être solidaires, 



i 



i8S CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

nous apparaît d'autant plus clairement que le plus glo« 
rieux vainqueur de 1814, l'arbitre de cette situation tran- 
cliée par Tépée, Teinpereur Alexandre penche tout d'a- 
bord vers des solutions différentes, no cède qu'à regret à 
l'éclatante manifestation de la pensée publique, et, même 
en y cédant, essaye d'en atténuer^les effets à l'aide de 
combinaisons diplomatiques et par Tintervention des pou- 
voirs de création impériale. H. Nettement a démêlé avec 
une sagacité remarquable les fils de cette intrigue 
qui aboutissait au salon de H. Talleyrand et tentait de 
créer je ne sais quelle France légale, je ne sais quelle lé- 
gitimité d'institution sénatoriale, à rencontre de ces deux 
grandes et irrésistibles puissances du moment: la légiti- 
mité véritable et le sentiment universel. Louis XVin fut, 
dans ce conflit, très-beau, très-ferme, tout à fait digne du 
principe qu'il personnifiait avec une sorte de majesté pas- 
sive, de certitude immobile, dont le prestige frappait d'é- 
tonnement et de respect les hommes les plus habitués & 
d'autres éblouissements, à d'autres gloires. Il y eut vrai- 
ment là, à cet instant critique, chez ce monarque impo- 
tent dont les guêtres de velours remplaçaient la botte 
éperonnée du conquérant, un reflet de grandeur Louis 
quatorzième^ comme dit Chateaubriand, où le passé pre- 
nait une innocente revanche avant d'abdiquer pour jamais. 
M. Alfred Nettement a peint en maître cette figure origi- 
nale à force d'être antique, cette pérennité du droit au 
milieu de nouveautés passagères, ce roi quand même^ 
d'autant plus roi qu'il a peu régné, et d'autant plus fort 
de l'investiture dei siècles disparus, qu'il vient apporter 
au jeune siècle des lois et des libertés. Puis, comme les 
austérité^ de l'histoire ne doivent pas, après tout, dessé- 
cher le cœur, H. Nettement, en rencontrant sur ses pas 
le comte d'Artois, la duchesse d'Angoulème, les princes 



M. ALFRED NETTEMENT. . 489 

revenus de leur long exil pour faire à la France autant de 
bien qu'elle leur avait fait de mal, et salués de ville en 
ville par les témoignages de Tivresse populaire, s'arrête, 
lui aussi, dans ees oasis royalistes, et trouve, pour les re- 
tracer, ces accens émus, cette éloquence pénétrante, qui 
n*ôtent rien à Timpartialité historique, mais qui l'atten* 
drissent et la réchauffent. Dire que ces expansions de 
sentiments monarchiques rendent Thistoire moins virile 
et moins vraie, c'est exactement comme si l'on disait que 
le soleil méridional, en teignant de sa couleur et de sa 
chaleur les pierres de nos monuments et de nos édifices, 
allére leur solidité. 

Comment ces débuts si pleins de consolations et d'es- 
pérances, ces élans unanimes d'une grande nation ralliée 
au principe qui la sauve, aboutirent-ils si vite aux dissi- 
dences, aux malentendus, aux mécomptes? Comment 
les joies nationales de la rentrée des Bourbons furent- 
elles si vite troublées et comme désenchantées par les dif- 
ficultés de la politique et des affaires? Comment l'initiative 
royale, faussée et gênée dés les premiers jours, fut-elle 
à la fois suspecte et faible, accusée de velléités d'ancien 
régime et incapable de maîtriser le nouveau? C'est ce que 
M. Nettement nous fait excellemment comprendre dans la 
seconde partie de son premier volume. 



II 

L'inévitable effet d'un régime tel que l'Empire, surtout 
dans les dernières années, fut de créer, pour ainsi dire, 
trois Frances dans une seule, et c'était là une des diffi- 
cultés principales contre lesquelles allait se heurter la 
Restauration. Il y avait d'abord la France militaire, hé* 

11. 



190 . CAUSin\IES LITTÉRAIRES. 

roîque toujours, mais disposée à voir sa patrie dans son 
drapeau plutôt que dans son pays même, à qui la guerre 
coûtait si cher; admirable de dévouement et d'ardeurdans 
les rangs inférieurs de l'armée, mais fatiguée déjà et as- 
pirant, dans les hauts grades, sinon au repos, au moins à 
la possession certaine et définitive de ses honneurs et de ses 
richesses : il y avait ensuite la France officielle ou admi- 
nistrative, fille de la centralisation et, par conséquent , 
aussi peu enracinée que possible dans les mœurs et les 
affections populaires; depuis longtemps assouplie aux 
suprêmes volontés du maître, mais où il était facile de 
retrouver le vieux tuf révolutionnaire sous la couche so- ' 
Hde ou brillante du courtisan, du fonctionnaire ou du 
parvenu, préoccupée surtout, dans ces moments de crise, 
de deux intérêts divers, le soin de conserver ses jplaces, et 
celui d'amalgamer tant bien que mal ses traditions toutes 
fraîches avec ses anciens souvenirs : il y avait enfin la 
France, bourgeoisie, noblesse ou peuple, qu'importe? la 
France des châteaux et des chaumières, des ateliers et 
des campagnes également dépeuplés par la conscription 
et les batailles; celle des fommes, des sœurs et des 
mères, celle qui, sans distinction de caste ou de parti, 
sans arrière-pensée, politique, accueillait avec enthou- 
siasme les princes de la maison de Bourbon, et donnait 
à chaque épisode de leur rentrée les allures d'une fête 
nationale. Si je ne craignais de m'embrouiller dans mes 
chiffres comme Sancho dans le compte de ses chèvres, ne 
pourrais-je pas dire qu'il allait y en avoir une quatrième: 
celle qui rentrait chez soi ou reparaissait en scène à la 
suite de ces princes loyalement suivis et servis dans l'ad- 
versité; celle de qui l'on ne pouvait raisonnablement 
exiger ni une intelligence bien profonde des besoins nou- 
veaux, ni un renoncement bien absolu à tout ce que la 



M. ALFRED NETTEMENT. 191 

Révolution lui avait pris et qu'elle voulait garder, quoique 
vaincue? 

Tels étaient les embarras intérieurs que Louis XVill 
rencolhtrait sur les premières marches de son trône res- 
tauré* Du côté de l'extérieur, les difficultés n'étaient 
pas moindres : chose remarquable! ce qui a fait le plus 
de tort aux Bourbons dans les phases ultérieures de leur 
gouvernement, c'est l'association persistante de l'idée de 
leur retour avec celle de l'invasion étrangère ; c'est 
l'ombre importune des souverains alliés, apparaissant 
entre nos princes et nous à travers cette obscurité légen- 
daire que l'esprit de parti s'entend à épaissir comme la 
main du temps : or, au moment même, à ces heures dé- 
cisives où le rocher devient grain de sable, mais où le 
grain de sable peut se faire rocher, quel fut d'abord 
l'obstacle, puis l'embarras qui entrava le plus, d'abord 
l'avènement, puis le gouvernement de Louis XVIIl? L'em- 
pereur Alexandre, c'est-à-dire la personnification la plus 
brillante, et, jusqu'à un certain point, la plus populaire de 
l'invasion étrangère; Alexandre, qui, affectant de laisser 
la France maîtresse de son choix, mais trahissant des pré- 
férences contraires à la légitimité, peu favorable au vrai 
principe de la monarchie française , peu jaloux de l'asseoir 
sur ses bases véritables, prêtant une oreille aux accla- 
mations de la foule, l'autre aux insinuations habiles du 
prince de Talleyrand, demandait au roi des concessions, 
des transactions incompatibles avec ce principe môme 
d'où le roi tirait sa force, la force nécessair^,au maintien 
de la nationalité et de l'intégrité du territoire. Assu- 
rément, il n'eût pas été juste de demander à ce rêveur 
couronné, venu de l'autre extrémité de l'Europe à travers 
les étapes marquées par nos innombrables victoires, ni 
qu*il se fit une exacte idée de l'intime lien qui unissait la 



192 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

liberté à la légitimité, ni qu'il aimât passionnément ce 
droit monarchique qui fonctionnait sans lui, et était à 
son triomphe ce caractère absolu, complet, domina- 
teur, où se complaisent tous les vainqueurs, même les 
plus sages. Hais plus tard, n'y eut-il pas une suprême 
iniquité à confondre dans une même rancune ce qui fut, 
par le fait, non-seulement très- distinct, mais tfès-con- 
traire, à graver obstinément le profil des souverains 
alliés sur le revers de cette médaille nationale, frappée à 
.l'efQgie de nos princes? Les étrangers ne furent pas, ne 
furent jamais les intermédiaires entre les fiourbons et la 
France : ce furent les Bourbons qui s'interposèrent entre 
la France et les étrangers. Yous dites : Les Bourbons ra- 
menés par les baïonnettes étrangères : — les baïonnettes 
étrangères émoussées, écartées et finalement éloignées 
par les Bourbons, voilà ce que nous disons et ce que 
dirariiistoirc. 

Si quelque doute planait encore sur ces vérités histori- 
ques, il se dissiperait à la lecture du premier volume de 
M. Nettement. L'éloquent écrivain n'a pas plaidé, il a ra- 
conté, et il a su faire mentir à son profit le vieil adage la- 
tin : Scribitur ad narrandum^ non ad probandum ; il a 
prouvé en racontant. Appuyé sur les documents authenti- 
ques, il nous a lait suivre pas à pas les péripéties de ce 
drame de politique intérieure, répondant par ses mille 
fils visibles ou invisibles à la tragédie sanglante et ter- 
rible qui s'agitait et se dénouait au dehors ; il nous a 
montré, avec un irrésistible mélangé de sévérité et de 
douceur, les persounages entraînés, réunis, séparés, 
entre-choqués dans ce bizarre pèle-môle où les intérêts 
servent de parrains aux idées, où les opinions se dé- 
battent contre les chances, où le whist de H. de Tal- 
leyraud est le point de ralliement et le symbole de celle 



M. ALFRED NETTEMENT. 195 

partie gigantesque qui a la France pour enjeu : rois éton- 
nés de leur victoire, et préludant dès lors à ce manque 
de fixité, ù cet oubli des grandes lois de la solidarité mo- 
narchique, qui devait amoindrir l'idée de royauté et leur 
préparer de cruelles alarmes ou de rudes expiations : ma^ 
réchaux se rapetissant à mesure qu'ils s*éloignent des 
champs de bataille, et aussi faibles devant les incertitudes 
ou les lassitude de la fortune qu'ils avaient été intrépides 
Tépée à la main : pâles figures de diplomates s'eiïorçant 
de façonner à leur taille ces événements immenses et de 
réduire aux proportions d'un arrangement ce qui aurait 
dû être le renouvellement complet d'une nation retrempée 
dans ses origines, dans ses traditions, dans sa monarchie, 
dans ses libertés, dans tous ses éléments de durée et de 
vie : discoureurs de salon, de brochures et de tribune, 
essayant de bâtir un gouvernement comme on dresse â la 
hâte une tente sur le sol balayé par le simoun, et mécon- 
naissant à qui mieux mieux cette vérité maintenant dog- 
matique : à savoir que plus on eût reconnu d'antiquité et 
d'autorité au droit monarchiqu^e, plus on lui eût donné de 
largeur et de base, plus aussi on eût fait aisément et sû- 
rement de notre jeune liberté le ciment de ces vieilles 
assises; puis, comme toujours, intrigants de toutes sortes, 
mêlés au mouvement des affaires comme le frelon à la 
ruche, et légués aux régimes qui naissent par les régimes 
qgi tombent, pour renier les uns et embarrasser les 
autres. 

Pour triompher de ces difficultés incroyables, pour 
installer sur ces ruines neuves ou antiques, immobiles oU 
mouvantes, des institutions solides et durables, qu'eût-il 
fallu? H. Nettement nous l'indique sans surfaire personne, 
il eût fallu un génie surnaturel et des vertus surhumaines, 
non-seulement chez le souverain, mais chez les hommes 



194 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

appelés de loin ou de prés, et souvent de points Uen con* 
iraires, à le seconder et à le servir. On se souvient du ce* 
lèbre début de VUistoire de la Révolution^ de M. Thiers : 
a Je me suis figuré tour à tour que, né sous le chaume, 
etc. . . , j» début qui promet une impartialité, absente, hélas! 
de bien des pages du livre. Il eût fallu quelque chose 
d*analogue parmi les personnages, vainqueurs et vain- 
cus, acteurs, comparses et spectateurs de la tragi-co- 
médie de ISi^. Il eût fallu que les révolutionnaires se 
missent au point de vue des émigrés, que les émigrés ne 
vissent qu'avec les yeux des révolutionnaires; que les spo- 
liés fussent de Tavis des spoliateurs, et réciproquement; 
quelesétrangers eussent le cœur^ançais; que les Français 
ne ressentissent aucun trouble delà présence des étrangers; 
que les militaires eussent tous les sentiments des bourgeois, 
que les bourgeois eussent toutes les idées des militaires; 
que chacun prêtâttour à tour, et empruntât à son voisin, à 
son ennemi peut-être, assez d*abnégation, de sens politi- 
que, d'instinct de l'avenir, de divination historique, de dé- 
tachement de sa propre cause au profit de la cause d'au- 
tnii, pour fondre toutes les inimitiés, toiites les rancunes, 
tous les préjugés, tous les regrets, toutes les croyances 
dans une harmonie universelle. Et en quel temps eût-on 
demandé à l'humanité ces vertus, ces lumières extraor- 
dinaires? en un temps où la nature humaine se révélait 
çà et là sous de bien tristes jours, où les trahisons, les 
apostasies, les défaillances se multipliaient à chaque tour 
de roue de la Fortune, où les peuples assistaient à cet édi- 
fiant spectacle de prêtres défroqués, d'évèques mariés, 
d'abbés philosophes ou sceptiques figurant dans les con- 
seils de la couronne et escortant la fille ainée de l'Eglise 
sous la soutane déteinte du prince de Talleyrand, du 
baron Louis ou de Tabbé de Honlesquiou. C'est une erreur 



M. A'LFRED NETTEMENT. i95 

de croire que l'on puisse relever par un c^té la conscience 
humaine quand on la rabaisse par un autre, qu'on 
puisse invoquer les droits, les principes, les tradi- 
tions et les dogmes quand on les laisse publiquement 
entamer par des infractions personnelles qui impliquent 
l'oubli de ce que Ton rappelle, le dédain de ce que l'on 
impose comme imprescriptible et sacré. Ces arrangements 
peuvent aplanir les difficultés du moment, fournir des 
expédients à courte échéance ; mais ils déposent dans les 
âmes des germes de mécontentement, d'indifférence, de 
contradiction secrète, qui, plus tard, ôtent en solidité et en 
force ce que Ton a gagné en facilité, et arment le parti du 
mal de toutes les inconséquences commises dans la dé- 
fense du bien. M. Alfred Nettement, chez qui l'histoire 
parle le langage de la vérité avec l'accent de l'honnête 
homme, ne pouvait omettre ces nuances, et c'est l'hon- 
neur de son livre de les rappeler à ceux-là même qui en- 
tourent de phis d'amour et de respect ce trône miraculeu- 
sement relevé par le sentiment national et si vite ruiné 
par la passion révolutionnaire. 

Au milieu de ces éléments contradictoires ou dissolvants, 
Louis XVIII avait assez de sagacité pour tout comprendre, 
mais pas assez de force extérieure ou intime pour tout do- 
miner. Chaque fois que cette infirme et royale figure repa- 
rait dans le récit de M. Nettement, on admire cette justesse 
de ton, celte modération respectueuse, qui, sans abdiquer 
jamais le sentiment royaliste, laisse le lecteur maître de 
faire la part de l'éloge et du blâme. Louis XVIII excella» 
nous l'avons dit, dans bien des parties de sa tâche formi- 
dable: attitude majestueuse et digne vis-à-vis des étran- 
gers; conviction à priori de la force de son droit; instinct 
du présent, culte du passé, intelligence des moyens de lés 
réconcilier sans les trahir; certitude deceje ne sais quoi qui 



1M CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

résidait en lui et qui, sans éclat, sans victoire, substituait 
au prestige impérial un autre prestige moins éblouissant, 
mais plus imposant. Il tint tête à Aleiandre ; il triompha 
de ses répugnances, de ses objections et le fit douter — 
succès immense ! — de Tomnipotence que lui donnait la 
victoire : enfin il voulut et sut être législateur dans la plus 
grande acception du mot : on le voit, la part est belle; 
c'estbeaucoiip,c'est assez pour avoir sa place etsadatedans 
riiistoire. Hais, par son âge, ses infirmités, par son pen- 
chant au favoritisme, par une sorte d'égoisme ou de fati- 
gue contractée en de longues années d*exil dans ce si- 
mulacre de royauté où la vocation royale s'exerçait à 
vide, par une espèce de scepticisme ou de dédain 
de prince d'ancien régime mêlé à sa foi monarchique 
et à ses aspirations libérales, par des ressouvenirs du dix- 
huitième siècle accrocl^és sous le vestibule du dix-neu- 
vième, Louis XVIII ne pouvait suffire qu'à demi i sa mis- 
sion et ne l'accomplit qu'à moitié. Cette époque transitoire 
et terrible, où tant de secousses étaient imprimées au 
monde, où tant d'enseignements étaient donnés aux 
grands et aux petits, aurait eu besoin d'avoir sous les 
yeux» comme couronnement du nouvel édifice» un idéal 
héroïque, chevaleresque et chrétien qui dédommageât les 
imaginations et les âmes du chagrin de voir tomber le 
rideau sur les merveilles de l'Empire. Cet idéal manquait, 
et, entre les abdications de la gloire et les tâtonnements 
de la liberté» il y avait un interrègne moral, peu propre à 
accréditer et à affermir ce que l'on s'efforçait de fonder. 

Le roi, dans la situation qui lui était faite, sauva ce qui 
pouvait l'être : il dégagea de son mieux son principe et 
son droit ^e ces fictions débilitantes qui substituaient au 
vœu de la nation et à la consécration des siècles une con- 
cession électorale et emmaillotaient la couronne de saint 



M. ALFRED NETTEMENT. I9T 

Louis dans le mauteau de quelques sénateurs essoufflés de 
frayeur et de s^nents. N'importe ! tout rensemUe de 
cette première campagne législative se ressentit de ce 
faux départ, comme dirait un sportman. Il faut lire, dans 
Touvrage de H. Nettement, les détails de cette triste session 
de 1 81 4-, dont les tiraillements favorisèrent dans la Chambre 
et ailleurs les progrés d*ttne opposition d'où lesCent-Jours 
allaient sortir tout armés. Des mesures graves, des lois 
touchant aux plus hautes questions sodales, aux plus dé- 
licates fibres de la conscience, présentées légèrement, 
défendues sans conviction, attaquées et repoussées sans 
bonne foi; ce perpétuel contre-sens d'une nouvelle ère 
politique inaugurée par les débris du sénat et du corps 
législatif; ces méfiances surexcitées sans cesse sous 
prétexte de retour à Tancien régime, et ces chimères 
du passé servant à calomnier les réalités du présent; 
cette préoccupation constante des intérêts pereonnels se 
déguisant en inquiétude sur les questions générales, tout 
cela serre le cœur, et Ion doit remercier H. Nettement de 
Texactitude et de la vérité du tableau. Il y a quelque chose 
de douloureux, d'odieux presque, dans ces premiers abus 
de la liberté, personnifiés, en face d'un gouvernement 
naissant et faible, dans la plupart des mêmes hommes dont 
le servilisme avait fatigué, sans se fatiguer jamais, la for- 
tune de FEmpire. Comme il fallait que les situations fus- 
sent falsifiées, le niveau intellectuel abaissé, la langue poli- 
tique défigurée, le sentiment national détoumé*de sa voie, 
pour donner une sorte d'importance à des hommes tels 
que MM. Durbach, Bédocb, Bouvier-Dumolard 1 Ce dernier 
surtout fut, à ce moment, un personnage : <t Amis de la 
liberté, s'écriait-il, nous supportâmes la tyrannie de Ro- 
bespierre; mais le 9 thermidor perçait dims le lointain à 
travers les nuages. Nous pûmes soufiErir celle de Napo- 



i9t CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

léon; mais le despotisme, oomine la guerre, étall en 
viager sur noire tête, et nous avions un avenir. Français, 
cet avenir, on veut Féteindre, et couvrir d'un voile de 
plomb la statue de la Kberté : le souiBrirez-vous? » — 
Voilà les pensées, voilà les images,voilà le style qu'applau- 
dissaient les journaux et les tribunes ; voilà quels Ci- 
cérons Templissaient le vide laissé par la chute de 
César. 

Un académicien, en rendant compte récenunent, dans 
le MùmteuT^ d*une autre Histoire de la Restauraiion^ 
celle de H. L. de Viel-Castel, a dit qu'en face de ces fautes, 
de ces faiblesses, de ce désarroi général, l'esprit du 
lecteur souhaitait tout bas et appelait une secousse 
nouvelle, violente même, mais qui fit sortir la France de 
cette impasse et en finit avec ce gouvernement impos- 
sible. Nous ne sommes pas éloignés de partager son 
opinion; maispoiurun motif diamétralement contraire. 
Oui, à ce moment où brillent les Bouvier-Dumolard, où 
la Révolution reprend sa trame à peine interrompue, où 
tout est altéré, dérangé, amoindri, emmêlé dans ces 
formes monarchiques qui viennent de sauvar la France, 
on se surprend à désirer une secousse, voire une ca- 
tastrophe, qui rétablisse les vrais termes de la question, 
replace la lutte sur son vrai terrain, range de nouveau 
à droite et à gauche le bien et le mal, la monar- 
chie et la Révolution, la liberté et la démocratie. Sans 
doute le retour de l'ile d'Elbe fut un grand malheur, mais 
ce malheur était inévitable ; et dans l'impatience fié- 
vreuse que causent au lecteur ces altérations de la mo- 
narchie au moment même de ses plus grands bieniaits, 
on est tenté de dire qu'il était nécessaire. 

Tout préparait d'ailleurs ce funèbre épisode, au dehors 
coonne au dedans. En son excellent chapitre sur leçon- 



M. ALFRED NETTEMENT. 199 

grès de Vienne, M. Neltement nous a fait toucher au doigt 
ces premières mésintelligences qui, fomentées par le gé- 
nie diplomatique, se glissèrent entre les grandes puis- 
sances et remplacèrent si vite les enivrements de la vic- 
toire. « Parmi les spectateurs lointains , nous dit l'éloquent 
historien, qni suivaient du regard les vicissitudes -du 
Congrès de Vienne, il y en avait un qui, placé sur son 
rocher comme sur un observatoire, et en relation à la fois 
avec ritalie, la France et TÂllemagne par des communi- 
cations secrètes, sentait diminuer ses ennuis et grandir 
ses espérances à mesure que les bruits des mésintelli- 
gences européennes, grossies par la voix de la Renommée, 
arrivaient à son oreille, toujours ouverte pour les rece- 
voir : c'était l'Empereur Napoléon » — Ainsi finit le pre- 
mier volume de H. Neltement : nous le suivrons un peu 
plus tard, dans le second, à travers les incidents de ces 
Cent-Jours qui assombrirent et éclairèrent tout ensemble 
la Restauration. Pour le moment, bornons-nous à con- 
stater de nouveau et à saluer la valeur de cette œu- 
vre, qui doit marquer comme une date décisive dans 
la carrière de H. Nettement : œuvre consciencieuse, 
modérée, ferme, solide, chaleureuse d'un historien, d'un 
royaliste également fidèle aux intérêts de son parti et à la 
vérité de THistoire, ou plutôt assez heureux pour que son 
parti soit celui de la vérité. 



XV 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNAN 



Est-ce trop, de donner, à tout le moins une fois Van *, 
nos frivoles Causeries à une de ces œuvres qui, par le 
sujet et le nom de Tauteur, appartiennent plus spécia- 
lement à la littérature sacrée? En des temps plus heu- 
reux, au milieu des splendeurs du grand siècle, cette lit- 
térature a occupé une large place dans le mouvement de 
Tesprit français; et, si cette place s'est amoindrie, si le 
sacré et le profane se sont de plus en plus séparés, c'est 
justement parce que l'âme, cette légitime souveraine de 
Tart véritable, a été peu à peu détrônée et proscrite par 
toutes sortes d usurpateurs et d* aventuriers. A ceux qui 
déplorent ces usurpations fatales, qui gémissent de cet 
exil dont nous voyons les tristes erfets, il doit être permis 
de temps en temps de chercha* à rapprocher les dis- 
tances, à renouer la chaîne brisée, et nous ne saurions 



* Par le R. P. de PontleToy. 
< Samedi-saiot, avril 1860. 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNÂN. 20i 

trouver, d'occasion plus favorable que celle-ci : la vie 
du révérend père de Ravignan, écrite par Thominc 
qui Ta le mieux connu, le mieux compris, le mieux 
aimé, par son égal en sainteté, par le témoin assidu 
de ce travail intérieur qui Ta si sûrement conduit à 
la perfection chrétienne ; le livre où revit, dans toute 
Taustére et sereine beauté de sa physionomie angè- 
lique, ce religieux, qui n'a pas été seulement un grand 
orateur, un écrivain éloquent, un apôtre et un saint, mais 
un bienfaiteur, une immense influence, touchant, par 
mille points visibles ou insaisissables , à des milliers 
d'existences contemporaines, une âme enfin, une grande 
âme répandue dans le dix-neuvième siècle par tous les 
canaux de la prière, de la prédication, d'une infati* 
gable correspondance, par la direction spirituelle , le 
conseil, la charité, les bonnes œuvres, et apportant à tous 
les malades, à tous les blessés de l'esprit moderne, une 
consolation et un baume, la foi et la paix. 

« Cet homme, épris du ciel et dé Dieu, aurait voulu 
ne traiter qu'avec les âmes : la direction n'était pour lui 
qu'une prolongation de la prière : ou bien il parlait à 
Dieu, ou bien il parlait de Dieu; il l'aimait ou le faisait 
aimer. 11 avait étudié les hommes dans son propre cœur; 
il étudiait Dieu dans l'âme des autres, car Dieu y réside, ' 
et l'empreinte de son doigt sur un esprit le révèle mieux 
encore que les vestiges de ses pas dans la nature, n Je 
transcris ces lignes, d'abord pour montrer, par une courte 
citation, comment èôrivent ces religieux, ces prêtres dont 
le style fait sourire de pitié nos raffinés et nos beaux 
esprits, ensuite pour indiquer âmes lecteurs ce qui forme 
le plus vif et le plus sérieux intérêt de ce livre. Ln 
vie intérieure dans une âme prédestinée, est-il au monde 
un plus admirable spectacle, et, en supposant que l'on 



2(^2 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

fût assez malheureux pour n'y pas reconnaîtra la vocation 
et FefBcacité divine, ce spectacle ne résume-t-il pas tout 
ce qui mérite de fixer les nobles intelligences et de faire 
battre les cœurs généreux; la lutte, l'immolation, le sa- 
crifice, la constante victoire des facultés supérieures de 
notre être sur les plus basses, ce perpétuel méconten- 
tement de soi-même, qui, dans la conscience comme dans 
l'art, produit seul les œuvres durables, et cet idéal chré- 
tien qui serait encore le plus sublime effort de la nature 
humaine quand même il ne serait pas la preuve la plus 
éclatante de la grâce céleste ? Or, lorsque Ton apprit la mort 
du révérend père deBavignan,iln'y eut qu'une voix pour 
dire que d'autres écrivains, ecclésiastiques ou laïques, 
pouvaient dignement apprécier en lui et retracer élo- 
quemment l'homme extérieur, mais que l'homme inté- 
rieur appartenait par droit de cellule au père de Ponlevoy. 
Cette mission dont l'investissait d'avance le sentiment 
public et où nul n'eût pu le remplacer, le père de Pon- 
levoy Ta si excellemment accomplie, qu'à sou insu, mal- 
gré lui peut-être, il y aura trouvé un germe de succès 
qu'assurément il ne cherchait pas. Je rougirais de honte 
s'il m' arrivait de soumettre un pareil livre aux procédés 
ordinaires de la critique et de l'éloge, de discuter, an 
point de vue de nos vanités misérables, ce qui a été in- 
spiré par une pensée supérieure à toutes les jouissances 
d'amour-propre. Hais enfin, il faut bien le dire, cette 
œuvre d'intention purement édifiante est en même temps 
la plu3 attrayante des lectures* En* nous initiant, chez 
le révérend père de Ravignan, à cette vie intime dont chaque 
journée était un progrès du côté du ciel, le P. de Ponlevoy 
a su, mieux que personne, nous faire connaître et com- 
prendre cette vie active et militante qui donna à son il- 
lustre ami une telle prise sur ses contemporains, et le 



LE H. P. XAVIER DE RAVIGNAN. 205 

inéla si puissamment à la société de son époque. On 
ne saurait faire, ~ M. Thiers^nous le prouve, — de plus 
complète histoire d'un homme de guerre qu'en racontant 
ses batailles, ni de meilleure biographie d'un écrivain ou 
d'un artiste qu'en parlant de leurs ouvrages. De même, 
pour une existence telle que celle du père de Ravignan,il 
devait nécessairement arriver que celui qui nous rappel- 
lerait le mieux combien il fut saint, quelles courageuses 
victoires il remporta sur lui-même, par quelle série de 
combats et de travaux il se prépara à agir sur les âmes, 
serait aussi celui qui nous expliquerait le mieux sa vie 
tout entière, marchant côte à côte avec son siècle pour le 
purifier, l'éclairer et le bénir. Car, ne nous y trompons 
pas, c'est pour avoir constamment fait de ses vertus le 
commentaire de ses paroles, de son caractère le témoi- 
gnage de sa doctrine, de sa personne l'argument de son 
apostolat, que le père de Ravignan a tenu, parmi les 
religieux et les prédicateurs de son temps, une place à 
part et laissé, après son passage en ce monde, une em- 
preiiite ineffaçable. Cette lumière égale et douce qui 
rayonnait au dehors et guidait ou ramenait tant de pas 
chancelants ou égarés, c'était la même qui veillait sans 
cesse au dedans et dont il a entretenu la flamme jusqu'à 
ce qu'elle le consumât : aujourd'hui encore, c'est cette 
clarté, réfléchie et expansive tout ensemble, ^qui peut 
nous aider à le suivre à travers ces pages bienfaisantes. 
Essayons de nous rendre compte de cette influence ex- 
traordinaire dans ses rapports avec les principales époques 
que le père de Ravignan a traversées* 

Dans l'ensemble de sa carrière plus laborieuse que 
longue, le père de Ravignan nous apparaît comme la réha-^ 
bilitation vivante de tout ce que son siècle a le plus mé- 
connu et calomnié, comme l'expression la plus parfaite 



SOil CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

de Yême catholique^ mise successivement en présence des 
diverses forces qui, régnant tour à tour, ont toutes 
semblé, d*aprés les probabilités humaines, devoir tra- 
vailler à la repousser, à la proscrire, et ont toutes clé 
forcées de reconnaître ses bienfaits, d'admettre sa prér- 
pondérance. Il a, plus que tout autre, contribué à une 
réparation qui, sans prévenir ou conjurer les grandes 
expiations sociales, a du moins permis à ceux qui aiment 
la vérité de la proclamer, de la glorifier, en même temps 
que ses ennemis la vengeaient. La Restauration, c'est-à- 
dire les préjugés ; le gouvernement de 1830, c'est-à-dire 
les idées; la crise républicaine, c'est-à-dire les lois; l'Em- 
pire enfin, c'est-à-dire les faits; telles sont, sous une 
forme peut-être un peu elliptique, les quatre étapes de 
cette campagne de soldat de l'Église, les quatre pages en 
marge desquelles cette main s'est inscrite en caractères 
indélébiles. 

Le père de Ravignan, on le sait, se rencontra, en en- 
trant dans la vie, avec l'avènement de la Restauration. 
Officier avant d'être magistrat, magistrat avant d'être 
prêtre, élève de Saint-Sulpice avant d'èlre religieux, sa 
destinée fut tout d'abord, non-seulement de servir le ré- 
gime qui devait s'accorder le mieux avec sa naissance, son 
éducation, ses opinions et ses manières, mais de réagir 
par avance, et, pour ainsi dire, de protester en .action^ 
contre tout ce qui apprêtait à la génération d'alors des 
préventions dangereuses, des haines injustes et de cruels 
mécomptes. Il passa, l'épée à la main, au service de ses 
princes, ce désastreux épisode des Cent-Jours qui rouvrit 
toutes les plaies, brisa les réconciliations commencées , 
ajouta les maux de l'irritation à ceux derèpuisementi 
créa deux nations dans une seule, compromit la liberté 
dans un mariage de garnison, et que tous les prestiges 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNAN. 205 

du génie et de la gloire ne réussiront jamais à nous faire 
absoudre. Bientôt le jeune officier royaliste, entraîné déjà 
par cette vocation du mieux qu*\l devait pousser jusqu'à 
ses extrêmes conséquences, comprend qu'une nouvelle 
ère commence, que le cédant arma togse va devenir pour 
un temps la devise de cette France dépeuplée par les 
excès de conquête, et que la piété, la vertu, le talent, le 
courage auront à servir, sous un autre uniforme, contre 
d*autres ennemis, la société renaissante. Magistrat, il eut 
le temps d'accentuer encore plus sa physionomie et son 
rôle en triomphant des préjugés parlementaires de ses 
supérieurs et de ses collègues, en forçant à l'estime, à la 
sympathie, à l'admiration, ceux qui avaient murmuré à 
son propos le mot de faveur, en obtenant son premier 
succès oratoire dans le procès de Cauchois Lemaire, ce 
Béranger en mauvaise prose, et en figurant, avec cette 
franchise qui n'hésita jamais, dans cette congrégation 
qu'on accusait alors d'être une école d'hypocrisie, un 
instrument d'ambition, un séminaire en habit bourgeois 
chargé de surveiller la société laïque au profit de la société 
cléricale. Hais Gustave de Ravignan, malgré les larmes 
de sa mère, les séductions mondaines, les promesses 
d'une brillante carrière, fait un pas de plus : il rompt 
avec le monde ; il échange sa robe rouge contre celte soU'- 
tane que le siècle apprend de plus en plus à mépriser et 
à maudire. Le voilà tout à Dieu ; est-ce assez! S'arrêtera- 
t-il sur cette voie où le pousse Tesprit de sacrifice? Non : 
il y avait, à celte époque, un préjugé plus violent que 
tous les autres, contre un ordre religieux, le plus détesté 
de tous : il y avait un nom équivalent à la plus sanglante 
injure ; une figure sur laquelle toutes les puissances de la 
terre, depuis les désordres de la royauté jusqu'aux com- 
plicités du génie, avaient fait descendre le masque de Tar- 
is 



206 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

tufe et le manteau de Basile. — Je serai jésuite! s* écrie 
tout à coup Gustave de Ravignan dans un mouvement 
héroïque et prophétique. — Hais vous serez outragé, honni, 
persécuté, bafoué. — Je serai jésuite ! — Mais on vous cra- 
chera au visage, on vous chassera de ville en ville, et les 
fils de Voltaire jetteront sur votre passage ce sinistre éclat 
de rire qui ébranle les monastères et les temples. — Je 
serai jésuite ! — Il fut jésuite en effet, et, trente-cinq ans 
après, dans une des plus vastes églises de Paris, envahie 
par une foule immense, aux accents d'une voix inspirée, 
l'élite de la société française pleurait, avec un inefTable 
mélange d'amour, de douleur, de vénération et d'espé- 
rance, celui qui, en bravant tous les préjugés de Topinion 
humaine, avait fait éclater tous les miracles de la miséri- 
corde divine ! 

Gustave de Ravignan était donc devenu et restera à ja- 
mais le pèreXavier de Ravignan. LaRévolution de juillet, 
cette fille du mariage de garnison dont je parlais tout à 
l'heure, vient justifier les sombres prévisions de la sagesse 
mondaine. Un de ses plus lourds pavés, en ricochant de Pa- 
ris à Saint-Acheul, frappe le P..deRavignan à la joue et dé- 
chire sa soutane. Cette goutte de sang est le second bap- 
tême de cette vocation d'apôtre et de martyr. La situation 
a changé de face ; la mission change avec elle. Les préjugés 
d'une opposition victorieuse ont monté en grade; ils sont 
désormais des idées de gouvernement à la fois populaires 
et officielles. C'est ici, selon nous, que le travail du pieux 
jésuite sur les âmes se montre le plus admirable, le plus 
surnaturel. La société politique lui échappe : le pouvoir 
appartient à ceux qui, simples citoyens", ont été assez 
forts pour renverser l'édifice où toutes les institutions 
chères au père de Ravignan avaient trouvé ou cherché un 
abri. Jja Révolution ne s'est faite, le nouvel établissement 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNAIN. 207 

ne s'est fondé, Taccord possible entre les gouvernants 
et les gouvernés n'existe qu'à la condition de fortifier 
toutes les influences qui rendent inutile et impossible un 
homme tel que le père de Ravignan, de paralyser, d'anéantir 
toutes celles qui seconderaient ses efforts et assureraient 
sa moisson. C'en est fait, Tabîme est élargi, la distance 
doublée, la barrière cadenassée par l'État, gardée tout 
ensemble par les journalistes et par les factionnaires. 
Tout est perdu, tout est fini... Non, tout recommence. 
Lespréjugés, en prenant position dans la vie publique, sont 
devenus plus puissants, mais aussi plus vulnérables, plus 
accessibles à la lumière, plus ouverts à Texpérience. Cet 
empire que le prédicateur, l'apôtre, l'homme de Dieu ne 
peut pas avoir sur la société politique, il le ressaisira en 
détail sur les consciences individuelles, sur les âmes malades 
ou désabusées, sur les esprits avides de croyance et de cer- 
titude, et jusque sur les marches du trône ; car les gou- 
vernements peuvent être catholiques , protestants, aris- 
tocratiques, révolutionnaires, indifférents, athées; mais 
partout où il y a des hommes il y a des larmes à sécher, 
des blessures à guérir, des- prières à tourner vers le ciel. 
11 faut lire et relire, dans le livre du père de Pon- 
levoy, toute cette partie de la vie du père de Ravignan, 
qui commence dans la chaire de Notre-Dame et finit avec 
la monarchie de 1830. On comprend là comment, à un 
certain moment, après les premières déceptions et les 
premiers désaccords, après le vaillant coup de collier du 
père Lacordaire dans le sens d'untraité d'alliance avec les 
idées régnantes, le père de Ravignan a été l'homme néces- 
saire, chargé de renouer la tradition, de restaurer l'au- 
torité, de faire revivre, aimer, honorer tout ce que l'on 
avait essayé de détruire, et allant droit au but, à l'appli- 
cation pratique de ces vérités que son éloquent prédé- 



208 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

cesseur* avait disséminées d'une main libérale sur son au- 
ditoire enthousiasmé. On y comprend aussi comment, à 
rheure même où la proscription officielle et publique re- 
doublait de rigueur contre les jésuites, où toute une 
partie de la société, grave ou frivole, dépravée ou 
trompée, travaillait de concert à leur perte, ameutait 
contre eux les hommes politiques par la tribune et la 
presse, les lecteurs délicats par les insinuations habiles du 
bel esprit et de l'histoire, la multitude par les fictions 
corruptrices du roman-feuilleton, comment un travail 
tout contraire s'opérait au dedans, au for intérieur des 
consciences, agissant par gradations lentes, mais cer- 
taines, sur les intelligences de bonne foi, les ramenant 
d'abord aux conférences, puis aux retraites, et, de ce 
chaos épaissi de toutes les fumées de Torgueil, de toutes 
les ombres du mensonge, de toutes les vapeurs de la 
luxure, dégageant peu à peu cette figure éternellement 
gravée dans nos souvenirs : le père de Ravignan, dans sa 
chaire, le crucifix à la main, planant (le mot n'est que 
juste) sur une assemblée chrétienne. C'était l'époque où 
un admirable journaliste (rassurez- vous, je ne le nom- 
merai pas) s'écriait : « Jugez les deux sociétés par leurs 
œuvres ; en voici , des deux côtés, le dernier terme : 
H. Eugène Sue dans son feuilleton, le père de Ravignan 
à Notre-Dame ! » Dans ce temps-là aussi, un artiste cé- 
lèbre, fort peu chrétien, nous avouait n'avoir jamais rieu 
vu de plus émouvant que le visage du père de «Ravignan 
distribuant la communion pascale. « Il est impossible que 
celte vertu soit humaine, s'écriait-il presque irrité de sa 
découverte : il est impossible que la lumière qui brille 
sur ce sublime visage ne soit pas Un reflet du ciel ! » 

Et pourtant, que d'injustices encore I On se souvient 
des discussions de 1845, 1844, 1845, ou plutôt il faudrait 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNAN. 209 

les oublier, si nous n*y trouvions une occasion de con- 
stater la modération touchante, Tévangélique douceur 
avec laquelle le père de Ponlevoy retrace ce chapitre de 
nos incMisëquences et de nos erreurs. Rappelons aussi 
cette brochure de Y Institut des jésuites^ où le père de Ra- 
vignan, secondé par un éminent jurisconsulte» obtint, 
non pas une victoire complète, mais le seul succès pos- 
sible alors, celui qui consistait à dessiller les yeux dont 
l'aveuglement n'était pas volontaire, à faire profiter son 
Ordre de la respectueuse estime dont Tenvironnaient ses 
plus acharnés contradicteurs, et enOn à préparer pour un 
avenir plus ou moins prochain le jour de la réparation et 
de la justice. On put signaler dès lors, comme indice pré» 
curseur, un contraste entre toutes ces colères apparentes 
et un grand nombre de sympathies, de témoignages per^ 
sonnets qui semblaient vouloir racheter tout bas ce que 
tout haut ils refusaient encore. M. Guizot, H. de Salvandy, 
H. Holé surtout, devenu un des amis les plus chers du 
père de Ravignan, plusieurs princes et princesses de ta 
famille régnante, des aides de camp, des secrétaires des 
commandements, étaient déjà convertis à la cause de la 
liberté religieuse, pendant qu'on la proscrivait ou qu'on 
la chicanait dans les ministères et dans les Chambres. 
Bizarre époque, où se montrèrent, dans les hautes 
régions intellectuelles et sociales, assez de vertus, de 
croyances , ^ de talents , de bonnes volontés de toutes 
sortes pour suffire à l'assainissement d'une société et à 
rafiermissement d'un règne , et où talents , vertus , ^ 
croyances, gloires, bonnes intentions individuelles, suc- 
combaient à la logique de leur point de départ, à la fa- 
talité d'une origine qui condamnait le bien à pactiser avec 
le mal, la vérité à plier devant l'erreur, la liberté à s'a. 
bfttardir au contact d'une ombrageuse démocratie. Au 

12. 



2t0 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

milieu de cet antagonisme, de vagues pressentiments 
troublent les âmes et les rapprochent de celui qui leur 
a ouvert les sources de vérité et de vie, comme se pressent 
les voyageurs autour de leur guide, aux approches de 
Torage. Dans cette société paisible et heureuse en appa- 
rence, un drame mystérieux s'agite, pareil à celui qui se 
débattrait chez un homme dont le corps et Vesprit ne 
pourraient plus vivre ensemble. Ce drame, on en connaît 
le dénoûment. Hais, avant d y arriver, arrêtons-nous un 
moment, avec le père de Ponlevoy, à ce pathétique épisode 
du comte Albert de la Ferronays, offrant à Dieu sa vie 
pour la conversion de sa femme, Russe d'origine et schis- 
matique. I) meurt, elle se convertit et devient une sainte : 
le père de Ravignan a fermé les yeux de Tépoux; il est le 
directeur spirituel de la veuve, transfigurée par la dou- 
leur, la résignation et la foi« Elle meurt à son tour, bien 
jeune encore, en février 1848. Il y a là quelques pages 
d'une onction incomparable, et où Ton ne sait qui Ton 
doit admirer le plus, de l'historien, des deux nobles vic- 
times, ou de celui qui inspirait et dirigeait ces émula- 
tions de vertu. Ce qui fait un des charmes du livre du 
père de Ponlevoy, ce sont ces alternatives entre les scènes 
de la vie publique, où la part du père de Ravignan lui est 
distribuée par la main de Dieu, et ces incidents de la vie 
privée où il apparaît comme consolateur suprême et où de 
doux et pieux visages réfléchissent l'auréole du sien. C'est 
ainsi que nous verrons plus tard ces dévouements deTa- 
mour chrétien se renouveler au lit de mort de cette jeune 
comtesse de la Rochefoucauld, duchesse de Bisaccia, que 
Paris a pleurée comme une de ses plus élégantes pa- 
rures, et en qui le P. de Ravignan salua ces couronnes de 
fleurs-célestes que la mort épanouit. On éprouve une sorte 
de consolation mélancolique en rencontrant, à travers les 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNAN. 21i 

misères de l'histoire contemporaine, ces beaux noms qui 
s'élèvent vers Dieu, de temps à autre, comme des grains 
de pur encens, ces jeunes et nobles figures qui tendent 
les mains vers le ciel et demandent grâce pour les fautes 
de leur pays et de leur siècle. 

A. la fin d*une lettre écrite de Rome, le 20 février 184S, 
le père de Ravignan ajoutait ces mots : « Hier, à mon ré- 
veil, j*ai trouvé le monde encore une fois changé. Des con- , 
stitutions partout! Celle de Rome s'élabore. » 

Quelques Jours plus tard, il apprend la Révolution de 
Paris, et s'écrie : « Que d'enseignements! Hais que d'é- 
nigmes! Adorons la main de Dieu, et prions! )>EtIe 
\ 5 mars, en s'embarquant à Givita-Vecchia : « Me voici, 
Dieu me ramène I » 

Oui, Dieu le ramenait ; ce ne devait pas être une des 
moindres singularités de notre époque, que cette révolu- 
tion née d'un accès de fièvre démocratique, proclamée, 
en fait, par des comédiens, des vaudevillistes, des com- 
mis voyageurs, et aboutissant à la liberté religieuse, à la 
loi sur l'enseignement. Le père Ravignan avait sa place 
à prendre dans cette œuvre : il avait bravé les préjugés, 
vaincu les idées : il pliait contribuer, par son influence, 
à faire entrer dans la loi ces idées redressées et purifiées 
par ses prédications et ses exemples. 



II 



« L'apostolat du père de Ravignan, à partir de son 
retour à Paris, en 1848, fut moins éclatant, mais non 
moins laborieux, et plus fécond. Après les semailles, ce 
sera comme la récolte... )i — Nous ne referons pas, à 
propos de cette période de la vie de l'illustre religieux, 
l'histoire de la République de février ; nous ne dirons 



212 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

• 

pas non plus que le père de Ravignan ait été, de fait, un 
législateur : il avait dans tous les rangs de la société un 
trop grand nombre d'amis, et des amis trop reconnais- 
sants, pour que l'on ne songeât pas à le nommer représen- 
tant, dans ce moment de fusion, de diffusion et de 
confusion générale, où des évoques, des moines, des ser- 
gents, des nègres, des paysans bas-bretons, des pha- 
Janstériens et M. Xavier Durrieu siégèrent côte à côte sur 
les bancs de TÂssemblée constituante. Hais son humilité 
et la règle de son ordre le tenaient.à l'écart, et sa gloire, 
selon nous, n'y perdit rien. Le père de Ravignan, nous 
l'avons dit, était, avant tout, une influence. Or, si l'on 
nous accorde que les bonnes lois se préparent dans les 
âmes et le sentiment public avant de s'élaborer, et que 
leur autorité dépend de cet accord entre l'idée qui les 
suggère et le pouvoir qui les promulgue, on reconnaîtra 
que celui-là fut aussi législateur dans le sens de la liberté 
religieuse qui, par ses efforts, ses vertus, ses prédica- 
tions, ses exemples, avait le plus contribué à ramener à la 
vérité, à la justice l'opinion longtemps égarée. Le jour où 
M. Thiers et le jésuite de Notre-Dame échangèrent amica- 
lement leurs cartes pour se remercier mutuellement de la 
part bien différente, mais également efficace, qu'ils 
avaient prise à cette œuvre réparatrice, on put dire que 
l'esprit moderne etl'Ëglise signaient un pacte de récon- 
ciliation et d'alliance, en présence de périls nouveaux et 
d'intérêts urgents où se réunissaient enfin, pour com- 
battre ensemble, toutes les forces intellectuelles et 
sociales. 

Ce ne fut pas là, — le père de Ponlevoy nous le rap- 
pelle, — le seul genre d'influence exercé par le père de 
Ravignan dans cette grande affaire de la loi sur l'ensei- 
gnement et sur les congrégations religieuses. Il y en eut 



LE R. P. XWIER DE RAVIGNAN. 213 

un autre, d'une nature plus délicate, qui agissait, non 
plus sur les anciens adversaires, mais sur les omis, les 
serviteurs de cette sainte cause, séparés par des dissen^ 
timents de détail ou des rancunes personnelles. Auprès 
des uns il avait fallu obtenir plus que ce qu'ils se 
croyaient eux-mêmes disposés à accorder ; il fallait 
décider les autres à se contenter de moins que ce qu'ils 
se croyaient fondés à exiger. Pour ce difficile travail où le 
cœur humain, avec tous ses détours et toutes ses réti- 
cences, pouvait, à chaque instant, se faire le compUce 
des dissidences politiques et religieuses, le père de Ravi- 
gnan était l'homme unique; rien ne lui manqua dans 
l'accomplissement de cette tâche, pas même la calomnie, 
cette épreuve suprême du juste, qui, comme la solitude, 
affaiblit les faibles et fortifie les forts. 11 fut accusé d'être 
trop faible aux concessions, de faire trop bon marché des 
intérêts qu'il avait à défendre. Il faut lire sa réponse, 
pour bien apprécier ce mélange de fermeté, de douceur, 
de droiture, d'humilité, de candeur et de bon sens, qui 
ajoutait constamment aux inspirations de la grâce le» 
plus irréfutables conseils de la sagesse humaine. 

On rencontre dans ce chapitre, tout près du père d^ 
Ravignan, des noms que Ton est d'abord un peu étonné 
d'y trouver ; puis Ion se ravise, et l'on se dit que, dans 
le pliin providentiel, il fallait que tous les partis, comme 
toutes les classes de la société, vinssent payer leur tribut 
à cette réparation éclatante dont le père de Ravignan 
était à la fois le principal auteur et l'expression la plus 
parfaite. C'est ainsi que le général Cavaignac, après les 
journées de juin, pendant cette phase d'omnipotence dont 
il n'usa que pour obliger de rester républicaine la France 
qui le forçait d'être dictateur, eut une active correspon- 
dance avec ce jésuite qui avait appris à madame Gavai- 



214 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

gnac, sa mère, la supériorité des vertus chrétiennes sur 
les vertus stoîques. Le révérend père de Ravignan aurait 
pu être alors, s'il l'avait voulu» archevêque de Paris, 
arbitre des nominations ecclésiastiques, réformateur de 
rÉglise; car le digne général, plus fort en tactique mili- 
taire qu'en théologie, lui proposait des innovations, des 
réformes, qu'il abandonnait aussitôt, quand son pieux 
correspondant lui en démontrait l'irrégularité. Un peu 
plus loin, c'est M. Victor Considérant qui soumet au 
disciple de saint Ignace ses utopies et ses brochures 
fouriéristes. Plus loin encore, c'est le comte Anatole 
Demidoff, ce dilettante fantasque et blasé, ce lord Sey- 
raour du Caucase, plus connu jusqu'ici par ses excentri- 
cités que par ses bomies œuvres, qui choisit le père de 
Ravignan pour confident de ses charités schismatiques, 
pour consolateur de son spleen de millionnaire ennuyé. 
Auprès de ces mélancolies de la richesse, quoi de plus 
suave et de plus touchant que l'épisode de cette jeune 
actrice, tourmentée d'une nostalgie chrétienne au milieu 
des oripeaux de son théâtre et des applaudissements de 
la foule? Ceux qui accusent d'un peu de sécheresse et de 
rigorisme Técoïe à laquelle appartient le père de Ravi- 
gnan, pourront recueillir, au courant de ces pages balsa- 
miques, deux opinions qu'il exprima et mit en pratique 
pendant tout son apostolat et qui nous charment par Jeur 
ivangélique mansuétude. La première est celle qui per- 
met aux âmes pieuses, inquiètes du salut d'un fils, d'un 
frère, d'un époux subitement frappés, de croire, par une 
sorte d'intuition surnaturelle, qu'entre la vie et la mort 
il y a un moment, un de ces moments qui suffisent au 
mourant pour se repentir et â Dieu pour pardomier. 
L'autre rend aux artistes dramatiques leur droit d'accli- 
matation dans la société chrétienne, à la condition pour- 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNAN. 215 

tant de ne pas s'exposer de nouveau à en sortir, soit par le 
désordre de leurs mœurs, soit ppr rimmoralité des pièces 
qu'ils jouent. Car, remarquons-le en passant» il y aurait 
quelque chose de contradictoire à avoir été excommunié 
en jouant Polyeucte et à ne plus Tétre en jouant le FiU 
naturel ou le Père prodigue. 

Quoi qu'il en soit, le père de Ravignan avait préparé 
et il marqua de son empreinte tout ce que des hommes 
illustres, courageux, éloquents, dévoués, obtinrent, i 
cette époque, des progrès de Tesprit public dans l'intérêt 
de rÉglise et de la liberté religieuse. Cette époque, on le 
sait, fut transitoire et rapide : il eut bientôt à appliquer 
sa bienfaisante influence à un régime nouveau où le fait 
dominait Vidée, où l'action remplaçait le conseil, où les 
hommes d'action, par conséquent, prenaient place au 
premier plan de la scène politique. L'armée française vit 
alors des religieux, des prêtres, des sœurs de charité 
confondus dans ses rangs, partager ses fatigues, ses 
périls, ses souffrances, et lui apporter ce qui va si bien 
au cœur du soldat, ce qui avait, hélas! si souvent man- 
qué à l'héroïsme de nos troupes, les joies du ciel au 
luilieu des gloires de la terre, et les bénédictions de 
la patrie immortelle. Elle les vit sans déplaisir, sans 
surprise, avec ce sentiment de cordiale familiarité qui 
s'établit si vite entre la soutane et l'uniforme; le bien 
qui en résulta pour tous, le baume divin qui pansa tant 
de blessures, les consolations qui attendrirent l'impla- 
cable génie de la guerre^ avons-nous besoin de les rappe- 
ler? Les Gloriot, les Damas, les Parabère, ces aumôniers 
de la victoire dont plusieurs périrent avec leurs ouailles, 
étaient entrés dans la voie que le père de Ravignan avait 
ouverte. De loin, retenu en France par cette santé déjà 
perdue qui ne devait plus lui accorder que par miracle les 



216 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

quelques années de sursis, il pouvait reconnaître son œu- 
vre continuée et rendue visible par ces intrépides tra- 
ducteurs, son âme planant sur ces champs de bataille 
comme Talcyon sur la mer en furie. Le général de Saint- 
Arnaud, agenouillé devant le prie-Dieu du père deRavi- 
gnan, telle serait, si nous avions à illustrer ce récit, ta 
saisissante image que nous choisirions de préférence. La 
plus énergique personnification du fait accompli s'incli- 
nait devant cette vertu sans rivale, comme s'était incliné 
le représentant le plus pur de Tidée républicaine. Un acte 
de foi récité par un jésuite suffisait à combler toutes ces 
distances et à opérer tous ces prodiges. 
- Revenons à ces aspects de la vie intime, que le biogra- 
phe du père de Ravignan nous a montrés sous le mysté- 
rieux demi-jour du sanctuaire. Les six dernières années 
de cette vie si pleine ne furent qu'une lutte perpétuelle 
contre des souffrances toujours croissantes, et si les célè- 
bres docteurs Récamier et Cruveilhier réussirent à pro- 
longer cette précieuse existence, ils étaient à la fois mé- 
decins assez savants et chrétiens assez sincères pour 
déclarer que les efforts de leur art y étaient sans cesse 
secondés par une intervention surnaturelle. Rien n'égale 
Teffet pathétique de ces derniers chapitres, de cet épilo- 
gue où le père de Ravignan, la poitrine déchirée, la voix 
éteinte, miné par la fièvre, bri^sé^ mais non abattu, trouve 
encore moyen, au milieu des crises de cette longue ago- 
nie, de prodiguer dlnnombràbles bienfaits, de diriger 
une multitude d'œuvres et de consciences, de soutenir 
une écrasante correspondance, de prêcher des retraites, 
de rendre d'immenses services à la société et à l'Église, 
de dire d'éloquentes vérités aux grands et aux puissants 
de ce monde, d'écrire son livre sur Clément XIII et 
Clément XIV^ et de s'eni curer d'un groupe où chaque 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNAN. 217 

physionomie semble s'animer, s*éclairer de ces clartés 
divines qui passent sur son pâle et noble visage. J'ai 
remarqué ailleurs, à propos des souvenirs d'une femme 
célèbre, tout ce qu'il y avait de triste dans cette espèce 
de revue funèbre où l'auteur et le lecteur voient tour à 
tour défiler tous les contemporains, tous les amis de 1 hé- 
roïne ou du héros : brillants satellites d'une radieuse 
planète, qui peu à peu disparaissent et s'évanouissent, ne 
laissant plus dans le ciel que la nuit et sur la terre que 
des tombeaux. Dans la biographie du père de Ravignan, 
ces adieux successifs à ceux qu'il a aimés, à ceux qui 
l'entourent et le précèdent, n'ont pas ce caractère de 
morne tristesse : ils ne révèlent le néant des choses 
humaines que pour le couvrir d'espérances impérissables. 
Le docteur Récamier, le baron Cauchy, sœur Rosalie, le 
comte Mole, M. de Salvandy, madame Swetchine, âmes 
pures ou purifiées qui servirent de cortège à la sienne, 
beaux noms diversement chers à la religion et à la 
France, souvenirs de charité, de vertu, de science, de 
noblesse, de sainteté, de talent, d'éloquence, qui s'abri- 
tent sous son nom, comme des rejetons d'un môme arbre 
sous son ombre vigoureuse et féconde! Admirables 
influences qui dérivaient de lui, comme ces prises d'eau 
que les cultivateurs empruntent aux grands fleuves pour 
étendre sur leur passage la fraîcheur et la fertilité! Sous 
la plume du père de Ponlevoy, le bulletin funéraire des 
amis du père de Ravignan n'est pas un nécrologe : c'est 
plutôt une feuille de route, avec le ciel pour dernière 
étape : « — Ce bon M. Cauchy ! disaient les religieux de 
la rue des Postes, le lendemain de sa mort, il sera entré 
dans le ciel comme il e/itrait dans nos chambres, sans 
frapper à la porte. » — Or je ne vous ferai pas l'injure de 
vous apprendre (qui l'ignore?) que ce bon II. Cauchy, si 

13 



^118 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

simple, si naïf, si fervent, a été surnommé le Newton de 
]a France, qu'il n'avait pas, depuis la mort de M. Ampère, 
de.rival en analyse et en algèbre, et que,, comme l'illustre 
et .aimable M. Biot, cet autre ami, cet tautre pénitent du 
père de Ravignan, Caucliy joignait à cette science in* 
comparable un beau talent littéraire. Maintenant, pre- 
nez pour points de départ les noms de Bellart et de 
Frayssinous : placez dans les stations intermédiaires ceux 
de Berryer, Montalembert, Dupanloup, Lacordaire, Fal- 
loux, Holë, Salvandy, Pontevès, Saint-Arnaud, Gavaignac, 
Lamartine, Biot, Cauchy, Récamier, Guizot, Thiers, 
Excelmans, la Rochefoucauld, Polignac, la Ferronays, 
Gramont, Royer-GoUard, Bellune,Wiu*temberg, Hamilton, 
Walckenaêr, Marie-Amélie, de Broglie, Louis Veuillot, 

Et beaucoup que je sais, et beaucoup que j'oublie ! 

songez à ces étrangers protestants ou schismatiques que 
le père de Ravignan a convertis ou ébranlés; à ces pau- 
>res filles de théâtre qui lui ont dû de vivre et de mourir 
chrétiennes ; à ces existences obscures ou superbes qui 
se sont consolées, affermies, humiliées, rassérénées en 
lui et par lui, et dites-moi si les filets de cet apôtre n'ont 
pas tenu dans leurs mailles toutes les puissances et toutes 
les gloires de notre pays et de notre temps ! 

Tel est ce livre, dont l'attrait est d'autant plus puis- 
sant, que, très-mystique en certains endroits et dépassant 
même notre faiblesse, il y revient toujours et se remet à 
notre portée au moment où nous commencions à y sonder 
avec effroi des abîmes de sainteté. Cette légende hagio-> 
graphique, transplantée en plein dix-neuvième siècle et 
offrant toutes les authenticités de l'histoire, exerce sur 
rimaffination et sur le cœur un charme que la foi rend 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNAN. 219 

sans doute plus invincible, mais auquel les indifTérènts 
eux-mêmes et les sceptiques auraient peine à résister. Le 
style du père de Ponlevoy est merveilleusement en har- 
monie avec son sujet : pur, lumineux, pénétrant, il a 
cette transparence qui caractérise l'art spiritualiste, et qui 
signale, en littérature, la prépondérance de Tâme sur le 
corps ; cette onction que les vérités religieuses communi- 
quent à ce qu'elles touchent; ce vague parfum, semblable 
à ces ineffables senteurs d'encens que Ton respire en 
entrant le soir dans nos vieilles cathédrales. Ceux qui 
croient qu'on ne peut peindre une figure humaine qu'en 
prodiguant les détails plastiques et les exubérances de 
palette, n'ont qu'à lire les pages où le pieux biographe 
ranime, recompose et fait revivre la physionomie du père 
de Ravignan. Ceux qui, pour émouvoir et faire couler les 
larmes autour d'un lit de mort, ne croient pas pouvoir se 
passer de violences de pinceau et d'effets de mélodrame, 
pourront voir là comment on raconte la mort d'un saint, 
et comment la sobriété même du récit mouille de pleura 
les yeux les plus insensibles. Par ce contraste comme par 
une foule de qualités sérieuses, le livre du père de Pon* 
levoy rentre dans le domaine de ces causeries, et si j'ai 
cru devoir m'y arrêter un peu plus longtemps que dans 
mes haltes hebdomadaires, ce n'est pas seulement pour le 
remercier du bien que m'a fait Cette lecture, et pour 
rendre encore une fois hommage, à propos de ces deux 
Volumes, aune mémoire vénérée et chérie-, c'est encore 
pour avoir occasion de rappeler une vérité qui, si elle 
passait dans la littérature profane, n'y serait pas inutile 
et la relèverait de bien des ignominies. Je ne prétends 
pas qu'un drame ou un roman, un chapitre de critique ou 
d'histoire, doive puiser aux mêmes sources et user des 
mêmes procédés que l'œuvre du père de Ponlevoy racon- 



220 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

tant la vie du père de Ravignan; mais je crois sincère- 
ment qu'une partie de Tart moderne n*est tombée si bas 
que parce que ia matière y a de plus en plus prévalu sur 
Fâme, et j'ajoute que le livre du père de Ponlevoy n'a 
tant de charme que parce que la matière y est de toutes 
parts vaincue, parce que Tâmc s'y dégage et y rayonne 
dans un flot de céleste lumière. 

L'auteur de la Vie du père de Ravignan nous per- 
meltra-t-il, avant de finir, non pas une critique, mais une 
objection respectueuse? Nous nous sommes attachés sur- 
tout à faire comprendre à quel point les gens du monde 
trouveront plaisir et profit à le lire. £h bien! pour ceux- 
là, pour éviter quelques réclamations, quelques froisse- 
ments inutiles, nous ne voudrions pas que les mots de 
conversion et de rétractation demeurassent accolés, 
même dans une table des matières, au nom de M. de Cha- 
teaubriand. Une plume spirituellement bienveillante me 
reprochait récemment d'avoir, en plusieurs occasions, 
montré trop de sévérité à l'égard de l'auteur des Martyrs 
et de la Monarchie selon la Charte. En effet, nous ne 
devons jamais oublier qu'en notre double qualité d'hom- 
mes de lettres et d'écrivains monarchiques nous sommes 
les fils, — hélas ! bien dégénérés — de M. de Chateau- 
briand, qui a été le plus grand homme de lettres de son 
siècle, et qui a proclamé les plus éloquentes vérités au 
service de la monarchie. Lui chercher querelle pour des 
imperfections et des aspérités de détail, c'est donc à la 
fois de l'irrévérence filiale, de l'inconséquence politique 
et de l'ingratitude littéraire ^ C'est pourquoi je voudrais 
aujourd'hui commencer à réparer mes torts en deroan- 

*■ Voir rÈtudc suivnnlc sur Ùiateaubriand et son groupe, par 
M. Sainle-Deuve. 



LE R. P. XAVIER DE RAVIGNAN. 221 

dant au révérend père de Ponlevoy d^effacer ou d'adoucir 
ces deux mots qui pourraient donner le change à quel- 
ques-uns de ses lecteurs et offenser quelques vieilles 
admirations. H. de Chateaubriand, à son lit de mort, a 
pu, a dû déplorer quelques teintes trop vives, répandues 
dans les Natchex> et même dans \es -Martyrs, Il a dû sur- 
tout regretter d avoir, dans ses Mémoires que sa mort 
allait livrer à la curiosité publique, donné trop de cours 
aux violences de son génie, de son humeur, de ses ran« 
cunes; Ton se sent profondément ému, en lisant, à cette 
sombre date du 3 juillet 1848, cette déclaration pour 
laquelle sa main mourante se fit suppléer par son neveu : 

« Je déclare devant Dieu rétracter tout ce qu'il peut y 
avoir dans mes écrits de contraire à la foi, aux mœurs et 
généralement aux principes conservateurs du bien. » 

Hais écrire les mots de conversion et de rétractation, 
comme s*il se fût agi de Lamennais ou au moins d'Au- 
gustin Thierry, à propos du Chateaubriand définitif, de 
celui qui contribua à faire relever les autels, et qui, bien 
des années auparavant, racontant sa vraie conversion, 
écrivait ces lignes pathétiques : « Ha sœur me manda le 
dernier vœu de ma mère; quand sa lettre me parvint au 
delà des mers, ma sœur elle-même n'existait plus : ces 
deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'in- 
terprète à la mort m* ont frappé. Je suis devenu chré- 
tien; ma conviction est sortie du cœur : j'ai pleuré et j'ai 
cru, » c'est là, je le répète, une légère dissonance, et je 
me permets de la signaler avec d'autant plus de franchise 
que je n'en ai pas rencontré d'autre dans ces deux volu- 
mes. Les temps sont tristes, la tâche est rude, notre sen- 
tier étroit et difficile. Ne nous exposons jamais, en trop 
insistant sur les différences du moins au plus, à diviser 
des forces qui toutes sont nécessaires, auxquelles le père 



222 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

de Ravignan a constamment prêché l'union, et qui, dans 
des conditions diverses et des mesures inégales, peu- 
vent toutes concourir au même but. De près, dans Tin- 
térieur du sanctuaire, M. de Chateaubriand a pu être, 
comme nous tous, une conscience troublée, un cou- 
pable à qui une voix sévère a eu le droit d'imposer 
la rétractation et le repentir. De loin, sur les degrés du 
temple qui restent en vue du public, le révérend père de 
Ravignan a mieux fait que convertir H. de Chateau- 
briand: il Ta continué et complété, en précisant davan- 
tage, en achevant d* accentuer ce sentiment chrétien que 
ruiustre poète retrouva et ranima sur des mines. Après 
le dix-hUitièiQe siècle, si stérile pour les lettres chré- 
tiennes, on se console et on espère, lorsqu'on parcourt 
par la pensée les soixante premières années du nôtre, et 
que Ton place aux deux extrémités ces deux figures 
imnlortelles : H. de Chateaubriand présentant à la géné- 
ration nouvelle le Génie du Christianisme; et le révérend 
père de Ravignan, réconciliant une génération vieillie 
avec la parole de Dieu, la robe du jésuite et Tautorité de 
rÉglise. 



XV[ 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE ' 



Un écrivain illustre, un homme de génie, atteint de 
presque toutes les maladies morales de son époque, mais 
les relevant par d'incontestables qualités de foice, d'ori- 
ginalité et de grandeur, remplit la moitié d'un siècle de 
ses œuvres, de sa gloire, de son autorité, de son bruit. Les 
circonstances s'arrangent pour ajouter un prestige à sa 
renommée : habile isous des aii^ de dédain ou de rudesse, 
il a l'art de profiler des événements qui le posent en per- 
sécuté, de rester populaire alors que sa cause est vain- 
cue, ou, ce qui est plus difficile, alors même qu'elle 
triomphe. Quand arrivent les années de déclin, une suave 
et gracieuse influence s'empare à la fois de lui et de son 
public pour caresser l'orgueil de l'un et réchauffer l'admi- 
ration de l'autre : elle écarte toutes les épines qui pour- 
raient entraver ses dernières étapes littéraires et blesser 
cet épiderme, devenu plus sensible à mesure qu'il vieillit. 

* ChatêanbHttnd et son groupe littéraire sous V Empire. 



224 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Les précautions sont si bien prises, ratmosphëre exté- 
rieure si soigneusement interceptée ^la critique et la foule 
si parfaitement endoctrinées, que ce grand écrivain, dont 
les meilleurs chefs-d'œuvre avaient rencontré des détrac- 
teurs et soulevé des orages, ne trouve que des panégy- 
ristes pour les tristes productions de sa vieillesse. Enfin, 
par une coïncidence ou un contraste qui a aussi sa ma- 
jesté, le jour où ce glorieux octogénaire descend dans la 
tombe, — une tombe arrangée pour reflet comme tout le 
reste de sa vie, — on dirait que les débris du vieux monde, 
les restes de l'antique société vont disparaître avec lui. La 
république qu'il a rêvée et flattée s'incline devant ses fu- 
nérailles, et, dans ce siècle coupé en deux par la grande 
victoire démocratique, le passé emporte sa dépouille 
comme un trésor , l'avenir répète son nom comme un 
précurseur. 

Quelques années s'écoulent, et la réaction ne se fait 
pas attendre. Plus Tamitié avait été ingénieuse et la po- 
pularité persistante, plus la postérité du lendemain est 
pressée d'abuser de ses droits et de régler le décompte 
de cette gloire surfaite, de ce génie embaumé dans Fen- 
cens. Ce que l'on osait à peine chuchoter, on le dit : ce 
que Ton n'eût jamais osé dire, on le crie. Une nouvelle 
génération s'élève, une nouvelle société s'installe, une 
nouvelle littérature se produit, pour lesquelles les grandes 
images et les grandes pensées de cet homme sont lettres 
closes, quelque chose de pareil à ce que serait le langage 
ou le costume de Versailles ou de Trianon pour les habi- 
tués du tourniquet de la Bourse ou des cafés du boule- 
vard. Il subit, — sauf à se relever plus tard, — les incon* 
vénients attachés à ces longs règnes suivis de frondeuses 
régences, à ces puissances ou à ces gloires longtemps 
maintenues dans une température de convention et livrées 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 225 

tout à coup au vent et au soleil. II n*y a rien là que de 
naturel, de logique, de conforme à nos penchants, au 
courant de la vie humaine, à réternelle fragilité de ces 
choses auxquelles notre vanité s'attache et qui se brisent 
dans sa dernière étreinte. Ce qui s*est passé pour Chateau- 
briand a eu lieu sans doute en d'autres pays, en d'autres 
temps, avec dç légères variantes, pour d'autres célébrités.' 
Mais ce qui s'était vu plus rarement et ce qui peut sem- 
bler plus bizarre, c'est que ce soit le même homme qui, 
dans la première période, se soit distingué au premier 
rang des thuriféraires, dont la plume délicate ait distillé 
les plus charmantes, les plus ferventes, les plus élégantes, 
les plus mystiques louanges, et qui, dans la seconde 
phase, se charge le plus obstinément de changer Tor pur 
en un plomb vil, de chiffrer les différences, de chercher 
le pied d*argile sous la draperie spiendide dont lui-même 
ajusta les plis, et de remplacer, autour de la statue, les 
aromates du sanctuaire par les odeurs du boudoir. Qu'on 
lise, par exemple, dans la Revue des Deux-Mondes du 
15 avril 1834, les pages signées Sainte-Benve et intitulées : 
Chateaubriand^ ses Mémoires ; que l'on remarque surtout 
ce passage : « Entrons bien dans cette pensée : respirons, 
respirons sans mélange la poésie de ces pages où l'inti- 
mité s'exhale à travers l'éclat. Embrassons, étreignons 
en nous ces rares moments, pour qu'après qu'ils auront 
fui ils augmentent encore de perspective, pour qu'ils di- 
latent d'une lumière magnifique et sacrée le souvenir. 
Cour de Ferrare ! jardins des Médicis, forêt de pins de 
Ravenne où fut Byron, tous lieux où se sont groupés des 
génies, des affections et des gloires, tous Édens mortels 
que la jeune postérité exagère toujours un peu et qu'elle 
adore, faut-il tant vous envier? Et n'enviera-t-on pas un 
jour ceci? » — Que l'on s'arrête un moment à la page 

13. 



226 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

suivante, où H. Sainte-Beuve rend un chaleureux hom- 
mage au rôle politique de M. de Chateaubriand, « à ces 
actes d'honneur désintéressé et de généreuse indignation 
qui font du bien au coeur parmi tant d'égoîsmes prudents 
et d'habiles indifférences, » — où il le loue principale- 
ment « de son irrémédiable dégoût de tout régime peu- 
reux, ignoble (il s'agit du gouvernement du roi Louis- 
Philippe), qui suit sa cupidité sous Fastuce et qui parfois 
devient même cynique dans ses actes ou dans ses aveux. > 
— Puis, que Ion ouvre presque au hasard ces deux nou- 
veaux volumes, si attrayants du reste et si bien remplis ; 
qu'on en lise attentivement les notes innombrables qui 
forment comme un second ouvrage dans le premier ; que 
l'on médite les morceaux friands où l'auteur cherche 
dans la vie même de H. de Chateaubriand de quoi infirmer 
la solidité de ses convictions religieuses et la sincérité de 
son rôle d'apologiste chrétien; que l'on arrive enfin à la 
page 411 du tome deuxième, où le Chateaubriand poUtique 
est réduit à peu près à néant ; — et l'on pourra mesurer 
l'immense espace que H. Sainte-Beuve a parcouru de 1834 
à 1860 en passant par 1848, ou, si vous aimez mieux, du 
salon de madame Rècamier au cabinet de rédaction du 
Moniteur^ en passant par le cours professé à Liège quel- 
ques mois après la mort de H. de Chateaubriand. 

Ne crions pas trop fort, cependant ; n'allons ni trop loin 
ni trop vite; n'oublions pas que nous avons affaire à un 
littérateur exquis, au plus habile stratégiste de la critique 
moderne, et que, si nous lui adressions quelque récrimi- 
nation vulgaire, nous lui donnerions trop d'avantages. On 
a dit, nous avons peut-être dit nous-même, que H. Sainte- 
Beuve avait adulé H. de Chateaubriand quand la société 
dont il était le centre avait voix prépondérante à TAcadé- 
mie française, et qu'il s'était empressé de le renier dès 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 227 

qu'il n*eut plus besoin ni de lui, ni de sa patronne, ni de ses 
amis, ni de personne. C est une injustice banale, la pire 
des injustices. M. Sainte-Beuve, sans se départir de cette 
modestie qui est le plus naturel ornement de l'homme de 
lettres, savait très-bien qu'il avait trois fois, dix fois plus 
de talent qu'il n'en faut pour être académicien ; que ce 
n'était qu'une question de temps, de quelques années 
tout au plus ; qu'il y arriverait comme y arrivait M. Victor 
Hugo, comme y arrivèrent un peu pins tard ses éminenls 
contemporains, MM. de Vigny, Mérimée, Vitet, et qu'il 
n'avait pas besoin pour cela de se faire enfant de chœur de 
la chapelle de l'Âbbaye-aux-Bois. Si donc il a paru, dans 
ces derniers temps, prendre un opiniâtre plaisir à amoin- 
drir celui qu'il avait tant adniiré, à humaniser, à fémi- 
niser l'homme qu'il avait déifié, ce n'est, croyez-le bien, 
ni inconséquence, ni ingratitude ordinaire : M. Sainte- 
Beuve n'est pas ingrat envers M, de Chateaubriand; il ne 
pouvait pas l'être : il ne lui doit rien : il n'est ni son 
obligé ni son disciple. Je sais bien qu'il cite avec une 
certaine complaisance un fragment de lettre où on lui dit 
ceci : « Prenez garde, monsieur : vous avez une sorte de 
penchant à être sévère pour René. De ceux qui vont parler 
de lui, vous serez le plus en droit sans doute, et celui 
peut-être dont il faisait le plus de cas : mais vous n'avez 
pas le droit d'être sévère ; car vous; sortez un peu de lui; 
du moins vous en dérivez. En lisant René, Amaury s'écrie : 
Me voici ! ... n Ce sont là des compliments, et rien de plus . 
Amaury ne crie rien à René, par la bonne raison que 
René vit encore et qu'Amaury, le héros du soporifique 
roman de Volupté^ est mort et enterré depuis longtemps. 
Il y a donc, entre l'auteur des Martyrs et l'auteur des 
Ca'ii^eries dtt lundi, des solutions de continuité assez com~ 
plëtes pour qu'il ne puisse être question ni d'ingratitude, 



228 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ni d'irrévérence filiale. Le mobile qui pousse H. Sainte- 
Beuve, il faut le chercher dans des complications plus 
singulières et plus raffinées de la nature humaine» ou du 
moins de certaines natures. Cette élude psychologique ou 
morale, dont M. Sainte-Beuve lui-même nous a donné de 
si parfaits modèles, a plus d'enseignement et d*attrait 
qu'une étude purement littéraire, où nous serions forcé 
de trop louer ce livre qui, en définitive, est charmant, 
qu'on ne voudrait pas avoir écrit, mais qu'on lit avec un 
rare plaisir. Quel que soit Tabîme qui nous sépare aujour- 
d'hui de H. Sainte-Beuve, il faut bien, pourvu qu'on soit 
un peu du métier, admirer cette organisation si passion- 
nément littéraire, cette curiosité terrible à force d*étre 
intelligente, ce style souple, onduleux, irisé, ces qualités 
de finesse, d'ingéniosité, de dextérité, d'insinuation déli- 
cate et pénétrante, qui en font, malgré tout, un maître, 
qui en eussent fait, s'il eût vécu deux siècles plus tôt, le 
type achevé de l'homme de lettres entre Ménage et Voi- 
ture. La littérature est un art; moins indépendant, à coup 
sûr, que la peinture, la statuaire ou la musique, des opi- 
nions de l'artiste ou du degré d'estime qu'il inspire, mais 
ayant pourtant en soi-même sa force, sa séduction et son 
mérite; et lorsqu'une œuvre, discutable au point de vue 
de l'intention ou de Télévation morale, réunit cependant 
certaines conditions de beauté ou d'agrément, on peut la 
contempler avec complaisance comme l'on contemple de 
loin, les soirs de premières représentations, ces belles 
personnes dont le visage et les épaules sont de véritables 
objets d'art. Ajoutons que, par un singulier privilège, 
M. Sainte-Beuve a le secret de professer et de pratiquer 
la bonne littérature, tout en faisant parfois ce qu'il faut 
pour assurer le triomphe de la mauvaise. 
Avai.t tout, un sentiment que M, Sainte-Beuve a pri« 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 229 

pour devise, qu*il donne pour mot dordre aux débutants, 
le désir de ne pas être dupe et de paraître ne l'avoir ja- 
mais été; désir qui, en s*exagérant avec l'âge, le pousse- 
rait à des manies de collectionneur, à fureter des auto- 
graphes, à écouter aux portes, à fouiller dans des paquets 
de lettres, à rassembler le dossier de tous les hommes cé« 
lèbres : secondement^ — nous le disons avec tristesse, — 
un penchant antichrétien, une sorte d'exaspération chro- 
nique du scepticisme primitif, qui va croissant depuis 
quelques années et qui cherche à se satisfaire en recru- 
tant à titre de sceptiques les défenseurs mêmes du chris- 
tianisme, comme Lalande inscrivait» dit-on, tousses amis 
dans son Dictionnaire des Athées : enfin, — ceci est plus 
délicat à indiquer, — un goût trés-vif d'indiscrétions et 
de confidences féminines, une tendance à intervenir dans 
les mystères romanesques des existences illustres, à s'y 
complaire en connaisseur, à flairer ce que don Juan, dans 
son brutal langage, appelle odor di femina^ un parfum 
de patchouli, là oîi le vulgaire n'aperçoit que les ressorts 
extérieurs de la vie publique ou les créations idéales d'un 
poète; telles sont les trois inspirations principales que je 
croîs découvrir dans ce livre, et que l'on y retrouve, en 
maint endroit, à travers ces gracieux méandres où ser- 
pentent côte à côte l'analyse et la mémoire de H. Sainte- 
Beuve. 

Il y a deux manières d'approcher les hommes célè^ 
bres, surtout ceux qui parlent le plus puissamment aux 
imaginations contemporaines ; deux genres d'impressions 
bien différentes à recevoir dans leur commerce familier : 
la première, la plus naïve, la plus honnête, quelquefois, 
hélas I la plus niaise, consiste à se sentir heureux et fier 
du seul fait de celte intimité, à se chaufferde leur flamme, 
à s'éclairer de leur rayon, à faire de leur gloire sa passion 



,230 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et comme sa propriété personnelle, à entrer avec une ab- 
négation superbe dans le cercle lumineux qu'ils tracent, 
à s y. absorber et à s*y perdre. Le respectable M. Glausel 
deCoussergues travaillant quinze ans, de son propre aveu, 
pour s'entendre appeler une fois, à la tribune, par H. de 
Chateaubriand, mon éloquent ami; H. Ballanche fondant 
en Jarmes au seul mot de Gymodocée, ou mieux encore 
(car les femmes seules savent être dupes en restant spiri- 
tuelles) cette foule dé belles éplorées que fascina le génie 
de René, et dont M. Sainte-Beuve, si vous l'en pressiez 
bien fort, vous donnerait, comme Leporelio, le dénom- 
brement, voilà les types aimables et touthanfs de cette 
première manière sans laquelle les planètes n'auraient pas 
de satellites. Il y a ensuite une façon plus raffinée et plus 
compliquée, celle qui, en présence de Tidble, mêle tout 
bas ses protestations secrèles et indéfiniment ajournées 
à ses admirations de commande, qui prend ses notes à 
l'écart sur un agenda de poche tout en faisant sa partie 
dans Yhosanna universel. L'amour-propre, cet infati- 
gable Protée, met alors autant de soin à chicaner son en- 
thousiasme qu'il en a mis, chez les naïfs, à l'exalter. Ce 
n'est plus dans la faculté pleinement admirative, dans 
l'intimité du grand hon^me, dans le plaisir d'être le pre- 
mier à recueillir sur ses lèvres les trésors de son génie, 
qu'il place ses plus exquises jouissances, mais dans l'art 
de ne pas être ébloui au milieu de l'éblouisseroent gé- 
néral, d'inventorier à part soi les taches, les petitesses et 
les misères. On n'a pas, bien entendu, le mauvais goût 
ou rimprudence de déprécier ce dont tout le monde s'é- 
merveille. On accepte officiellement le diapason du groupe 
dans lequel on est honoré de se voir adopté et de vivre : 
on lui sert même d'interprète si les circonstances rcxi- 
gent et si l'on est déjà critique attitré dans la ^eme à la 



CIUTEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE 251 

.mode : mais l'on ronge son frein, comme les courtisans 

d'un roi vieux, sévère et dévot, qui se réservent m petto, 

pour le règne suivant, leur franc-parler et leurs licences. 

Ce sentiment devient si vif à la longue qu'il produit deux 

effets remarquables : il empêche d'apercevoir ce qu'il y 

aura plus tard de contradicloire entre les enthousiasmes 

du moment et les restrictions à venir, et il se change peu 

à peu en une espèce de haine, d'irritation du moins contre 

l'homme que l'on encense, tant l'effort de dissimulation 

que l'on s'impose fmit par devenir impatientant! Sachons 

nous mettre à la place de M. Sainte-Beuve, et que celui 

d'entre nous qui n'a pas péché ou qui n'aurait pas péché 

lui jette la première pierre ! Qui de nous, à certains mo- 

menls du début, en face des difficultés et des obstacles, 

n'a fait ou ne s'est senti disposé à faire des sacrifices à son 

ambition, à son avènement httéraire? Gustave Planche 

est le seul, dit-on, qui n'ait jamais eu de ces faiblesses , 

et il y aurait même lieu, à ce propos, à un rapprochement 

assez bizarre. A l'époque où M. Sainte-Beuve écrivait sur 

H. de Chateaubriand les phrases empanachées que j'ai cir- 

tées, Gustave Planche, avec ce magnifique sang-froid qu'il 

eût gardé devant toutes les puissances et toutes les gloires 

de la terre, publiait dans la même Revue ^^ sous ce titre, 

les Royautés littéraires, un article célèbre où, après avoir 

r-ayé d'un trait de plume le Génie du christianisme y les 

Martyrs et Vltinéraire^ il réduisait Chateaubriand aux 

' 1" Mars 1834. La phrase mérite d'être citée textuellement : a Cri- 
tique de second ordre dans le Génie du christianisme ^ voyageur in- 
exact et verbeux dans V Itinéraire f imitateur patient, mais inutile , 
de Virgile et d'Homère dans les Martyrs et les NatcheZj Chateau- 
briand, elc, etc. » Dans le même article, ce bon Gustave Planche parle 
(( des trésors contenus dans l'âme ardente et poétique de SainlCrBcuvc. 
— rdcs inripérissnbles consolations que Sainte-Beuve a demandécsà Dieu.» 
En général, rien de curieux comme les jugements portés alors par les 



252 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

soixante pages de René, C'était injuste sans doute ; c'é- 
tait absurde peut-être; mais cela ne manquait pas 
d*un certain caractère en face du salon et du groupe 
alors à Tapogée de leur influence académique et mon- 
daine. Aussi Gustave Planche est-il mort à Thôpital, et 
M. Sainte-Beuve est académicien, professeur, comman- 
deur, et probablement sénateur en expectative. Dans ce" 
temps-là, il semblait avoir reçu du ciel, avec mille autres 
(Ions précieux et charmants, une Uexibilité de lierre tou- 
jours en quête d'un ormeau. Seulement le lierre meurt où 
il s'attache, et, chez M. Sainte-Beuve, le lierre, au lieu de 
s'attacher et de mourir (nous y aurions trop perdu!) 
passait d'ormeau en ormeau jusqu'à ce qu'il eût parcouru 
toute l'allée. A cette date, la dispersion du cénacle roman- 
tique laissait sans emploi cette faculté de plante flexible 
et grimpante : M. de Chateaubriand était l'ormeau par 
excellence, ou plutôt le chêne majestueux, je dirai pres- 
que la forêt tout entière. D'ailleurs, en sa qualité de répu- 
blicain, affamé de libertés que le gouvernement de Juillet 
ne lui donnait pas, M. Sainte-Beuve était et devait être 
en coquetterie avec l'illustre patriarche de la légitimité, 
11 n'y a dans tout cela rien d'inexplicable ni d'impardon- 
nable. En outre, qui ne tiendrait compte de l'immense 
différence d'appréciations et de points de vue? Chateau- 
briand et ses Mémoires étaient apparus d'abord à M. Sainte* 

illustres sur d'autres illustres : par Gustave Planche, sur ChateaubriaDd, 
Lamartine, Victor Hugo, Sainte-Beuve, etc.; par Géorgie Sand, sur ma- 
dame de Staël; par II. de Vigny, sur Napoléon I"; par Sainte-Beuve, sur 
Cbateaubriand , sur Lamartine, sur Louis-Philippe, sur Baluc; par 
Lherroinier, sur Lamennais, sur Vabbë Lacordaire, etc. Il faudrait pren- 
dre exactement le contre-pied de ces jugements soperiies pour avoir 
ce qui est resté la vérité actuelle et définitive. Nous les recueiUeroos 
peut-ôtre un jour, pour essayer de noua faire pardonner nos propret 
énormités. 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 233 

Beuve dans ce cadre si heureux, si bien choisi, qu'il a si 
bien peint « dans ce salon étroit, et qui était asser peu et 
assez noblement rempli pour qu*on se sentît fier d'être au 
cercle des préférés, » devant le tableau de Corinne au cap 
Hiséne, souvenir d'une glorieuse amitié : quatorze ans 
plus tard, ils étaient, comme il le dit lui-même, exposés 
au coin de la borne dans le feuilleton d'un journal. Ne 
soyons donc pas injustes : il est tout simple, tout naturel 
que H. Sainte-Beuve, jeune, visant au succès, digne de 
l'obtenir, to^chant à la célébrité sans la posséder encore, 
invité et choyé par cette noble et spirituelle élite, très- 
sensible à ces primeurs de gourmet et de dégustateur lit- 
téraire, ait voulu être tout ensemble reconnaissant et pré- 
voyant en disant de l'œuvre et de l'auteur un peu plus 
de bien qu'il n'en pensait, et qu'en 1848, dégagé de tout 
lien, chassé de Paris par son horreur des barricades, 
précédé à l'étranger par sa légitime réputation de critique, 
prenant pour sujet d'un cours public un écrivain célèbre 
pour qui la postérité commençait, il ait cru devoir le ré- 
duire à sa vraie taille et même le rapetisser un peu pour 
se punir de l'avoir grandi. 

Dans quelles limites H. Sainte-Beuve pouvait-il se li- 
vrer à cette révision, à cette réaction contre lui-même 
aux dépens de H. de Chateaubriand? Où devait-il, selon 
nous, se borner pour rester dans son droit? Où nous 
semble-t-il l'avoir dépassé? Telles sont les principales 
questions que soulève cette séduisante et instructive 
lecture. 

D'abord il est évident que les nombreuses notes qui 
soulignent, pour ainsi dire, chacune de ces pages, que le 
Cliateavbriana et les divers extraits de lettres ou Mé- 
moires inédits, ne sont pas de la même inspiration que les 
vingt et une leçons professées à Liège : questa coda non è 



254 CAUSERIES LITTËRÂIRES. 

^i questo goMo. Dans celles-ci j'aperçois un critique su- 
périeur, un peu assombri peut-être et désenchanté par 
les événements récents, mais sans parti pris de dénigre- 
mont, et ne cherchant qu'à faire preuve de clairvoyance, 
de ménioire et de goût après les années d'éblouissement 
ou de complaisance. Ces leçons, dont plusieurs sont très- 
belles, dont la troisième surtout nous parait admirable de 
justesse, expriment sans nul doute le sentiment vrai de Fau- 
teur au moment où il a professé. Sur ce nouveau terrain, 
devant un nouveau public, après une révolution, qui cen- 
tuplait les distances, à propos du géant de la littérature 
moderne, que sa mort livrait à Thistoire littéraire et dont 
il fallait bien prendre la mesure, il eût été insensé dln- 
terdire à un de noâ premiers jcritiques le droit de juge- 
ment au nom de ses admirations passées. Si, dans une 
vie un peu longue, il n'était pas permis à la maturité de 
revenir sur les illusions et les exagérations de la jeunesse, 
si Ton était contraint à cinquante ans de dire de chaque 
Jiomme et de chaque chose ce que l'on en a dit à vmgt- 
(Cinq, la carrière des lettres deviendrait tout simplement 
impossible ; celui de tous les métiers qui a le plus besoin 
xlç Uberté, d'air et d'espace, ressemblerait à une geôle où 
l'écrivain serait rivé aux souvenirs de ses débuts comme 
un captif à sa chaîne. Non : puisqu'il était malheureuse- 
ment prouvé ou prévu que; dans ^ensemble monumental 
de l'œuvre de Chateaubriand, bien des parties ne résiste- 
raient pas à l'action du temps*, aux vicissitudes du goût 
et de la mode, au déchet de. la prose poétique dans une 
société réaliste et démocratique, puisqu'il y avait un 
triage à faire dans les écrits et des réserves à indiquer sur 
l'homme, M. Sainte-Beuve, déjà critique éminent et mûr, 
quels que fussent d'ailleurs là-dessus ses antécédents, 
•était parfaitement autorisé à nous donner, après le Cha- 



CHATE.\UBUIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 235 

teaubmnd idéalisé, le Chateaubriand véritable : cette 
forme môme du cours public^ qui établit, du professeur à 
son auditoire, des relations plus magistrales qu'entre Yè- 
crivain et le lecteur, semblait interdire tout ce qui se se- 
rait ressenti des effusions et des adorations d'autrefois. 
Maintenant, M. Sainte-Beuve ne fut-il pas un peu prompt 
à user des privilèges de cette situation nouvelle? Dans 
cette première explosion de sa pensée, presque au lende- 
main des glorieuses funérailles, n* est-il pas facile de dé- 
mêler les longues et secrètes rancunes de ce vif esprit 
contre la gêne qu'il avait subie, contre la violence qu'il 
s'était faite, lorsque, par exemple, il avait eu à recom- 
mander au public un livre tel que la Vie de Rancé? C'est 
indubitable : quiconque sait lire trouvera en germe dans 
le cours liégeois tout ce qui devait se développer et s'ai- 
grir plus tard dans les notes et dans les appendices. Hais 
enfin ce cours, à ne le prendre que par le dehors et sans 
y regarder de trop près, renferme sur le Chateaubriand 
littéraire, « le plus grand des lettrés du. dix-neuvième 
siècle, » sur AtaUiy Jienéy les Martyrs^ le Génie du chris- 
tianismey V Itinéraire^ le Dernier des Abencérages^ une 
foule de vérités présentées avec un tour ingénieux-, dans 
un attrayant clair-obscur où les imaginations peuvent 
choisir ce qu'elle^ veulent, et où la sagacité n'est encore 
ni de l'indiscrétion ni de l'irrévérence. C'est, en somme, 
de l'excellente critique et de la bonne histoire littéraire. 
Nous acceptons pleinement, pour notre part, ce triple 
élément, ces troiâ mobiles que U;. Sainte-Beuve sighale 
comme dominants chez M. de Chateaubriand : l'ennui, le 
désir romanesque, et l'honneur; pourvu qu'on fasse à ce 
dernier une large part léonine, que M. Sainte-Beuve, dans 
ses note^ et ses conclusions finales, se trouve avoir singu- 
lièrement amoindrie. Rien de plus équitable que la dis^ 



256 CAUSERIES LITTÉRAIRES, 

tinction indiquée par Tauteur, au sujet des Martyrs^ 
entre les beautés qui durent encore et qui vivront, et celles 
qui ont disparu dans le naufrage d'une poétique où le 
convenu et Tartificiel s'accusaient trop. Rien de plus fine- 
ment observé et de mieux dit que le passage sur le Der- 
nier des Abencérages, « qui est une fin, un extrême, sans 
pourtant sortir encore de la ligne de beauté; où les ré« 
penses sont toutes par contrastes et par compartiments, 
par ressorts, qui représente, en un mot, la perfection 
dans la roideur. » Ce récit, ou, comme le dit excellem* 
ment H. Sainte-Beuve, ce tableau d*empire, n'eut pas, 
ajoute*t-il (en 1826) tout le succès auquel il avait droit, 
n'ayant point paru à son moment... Les esprits poétiques 
d*alors ne purent s'éprendre à temps et jouir à leur aise 
de ce beau type d'Aben-Hamet ; les esprits romanesques 
s'en tenaient volontiers à Malek-Adel. i Et au bas de la 
page nous lisons cette note que nous ne contredirons cer* 
tainement pas : « On est tombé depuis dans l'excès tout à 
fait contraire : la réalité, même copiée, ne suffit plus : on 
l'étudié au microscope pour lamieux rendre, i Oui, pour 
en rendre toutes les laideurs, pour la dépouiller de 
toutes ces illusions, de tous ces prestiges dont Tensemble 
s'appelle le beau et mérite seul d'attirer à soi les imagi- 
nations, d'être le but suprême de l'art : oui, on a fait tout 
cela, et bien pis encore ; mais à qui la faute? La faute, nous 
la trouverons bientôt, sans sortir de ces deux volumes: 
poursuivons. 

Le chapitre de Hen&esi traité de main de maître, bien 
que H. Sainte-Beuve, qui sur tant d'autres points a fait 
peau neuve, se soit beaucoup trop obstiné cette fois dans 
ses vieilles prédilections pour l'ennuyeux Obertnan. Il 
n'a pas trop trahi ni abandonné Atala, qui pouvait cepen* 
dant fournir bien des prétextes à trahisons -, car vraiment 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 237 

nous venons de relire cette histoire qui fit verser tant do 
larmes; et, sauf quelques admirables détails, elle nous a 
paru antédiluvienne. Enfin, on ne peut qu'approuver le 
programme que s'impose l'auteur, et d'après lequel il a 
Tair de s'arrêter, dans son étude, au moment de la car- 
rière de M. de Chateaubriand où, les grandes œuvres étant 
publiées et classées , la période d'art purement littéraire 
épuisée, sa politique envahit sa littérature, non pas pour 
l'anéantir, mais plutôt pour s'en imprégner. Chateau- 
briand, en eiïet, ne fut jamais qu'un grand artiste en poli- 
tique; et, comme les artistes, après tout, ne sont pas in- 
capables d'avoir de temps à autre d'aussi bonnes inspira- 
tions que les bourgeois, il eut parfois de bons moments et 
toujours ses grandes lignes. 
«On le voit, toute cette partie officielle^ en apparence la 
plus considérable, du livre de M. Sainte-Beuve est, sinon 
indiscutable, au moins irréprochable. Les admirateurs 
de M. de Chateaubriand, — et puissent-ils rester bien 
nombreux ! — gardent le droit de maintenir leur admira- 
tion à Tancienne température : surtout, nous pouvons et 
nous devons gémir de ce penchant qui entraîne la se* 
conde moitié de notre siècle à se désabuser de ce qui fut 
le charme, l'enthousiasme, la fête, le poème, la passion 
de la première moitié ; nous devons nous demander triste- 
ment en vertu de quelles conditions d'abaissement in- 
tellectuel et moral nous avons vu, presque au même mo- 
ment, Balzac grandi et Chateaubriand rapetissé. Toutes 
ces réserves faites, l'ouvrage de M. Sainte-Beuve conser- 
verait son importance et son attrait ; il nous offrirait un 
Chateaubriand provisoire, ajusté aux points de vue de la 
génération nouvelle par un transfuge de la nôtre; un 
Chateaubriand vraisemblable, vrai peut-être, acceptable 
du moins, entre le Chateaubriand de M. de Marcellus, 



258 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

traité avec la spirituelle et facile indulgence d'une Adèle 
amitié, et celui de M. Villemain, vu et retracé par les 
grands cdtés, avec toutes les magnificences de cette 
brillante manière, presque contemporaine, presque égale 
du héros et du sujet. 

Par malheur, depuis l'époque où ce cours a été pro- 
fessé, je ne sais quel travail dissolvant et corrosif s'est 
fait, non pas dans le talent (il n'a jamais été plus leste et 
plus acéré), mais dans l'âme de H. Sainte-Beuve. Il y a 
des prospérités qui aigrissent comme il y a dos adversités 
qui rassérènent. En se voyant, dès les Causeries du 
lundis accusé de défection et de manque de respect envers 
M. de Chateaubriand, l'ingénieux écrivain s'est mis â 
rechercher pour ses torts des pièces justificatives, et il a 
aggravé les uns en multipliant les autres. Dès lors le soin 
de trouver Chateaubriand en faute, de le placer en con- 
tradiction avec lui-même, de discréditer ses grandeurs 
par ses petitesses, ses croyances par ses faiblesses, ses 
ouvrages publics par ses actions cachées, ce soin est de- 
venu pour M. Sainte-Beuve une gageure d'amour-propre. 
En même temps, se séparant de plus en plus, par goût 
et par choix, des hommes éminents qui forment l'aristo* 
cratie littéraire, faisant des avances à une littérature qui 
a toutes sortes de raisons pour rayer de son programme 
l'idée de respect, il a imité ces patriciens volontairement 
déclassés qui savent que le plus sûr moyen de réussir dans 
la mauvaise compagnie est de médire de la bonne. Or, 
Chateaubriand étant peut-être parmi les hommes illustres 
Celui qui dédaigne le moins de fournil* des armes contre 
lui-même, H. Sainte- fieuVe n'a eu qu'à puiser dans ses 
souvenirs, dans ses collections, dans ses lectures, dans 
ces tnille petits documents pliis ou moin^ apocryphes qui 
bourdonnent autour des grandes célébrités. De la cette 



CHATEAUBRIAND ET M. SAÏNTE-BEUVE. 259 

bizarre bordure ajoutée après coup au bas de cette étoffe 
dont on ne pouvait contester l'éclat et la solidité. Dans ce 
supplément, où la malveillance se déguise à peine, la 
question n*est plus d*exercer un droit de critique sur les 
ouvrages, mais un droit de curiosité sur Thomme; iltie 
s'agit plus de savoir ce qui dans les écrits de Chateau- 
briand est destiné à survivre ou à périr, mais ce qui dans 
sa vie permet de suspecter le royaliste et le chrétien. Là 
commence, selon nous, la partie malsaine et, pour ainsi 
dire, illicite, de cette œuvre remarquable. Là aussi Ton 
peut suivre ce travail dont nous parlions tout à l'heure, 
cette sourde guerre qui s'est faite, dans Tesprit de M. 
Sainte-Beuve, contre tout un ordre de sentiments et d'idées 
dont le nom sonore de Chateaubriand reste, pour bien 
des gens, le glorieux synonyme. Il y avait eu primitive- 
ment preuve de bon goût à s'abstraire du rôle politique 
de H. de Chateaubriand, à terminer cette étude littéraire 
au moment où ce rôle commence. Mais M. Sainte-Beuve 
n'a pas pu se retenir sur cette pente, et il revient main* 
tenant au Chateaubriand politique en des pages à deux 
tranchants, où un fond de haine collective et lentement 
amassée se cache, tant bien que mal, dans une querelle 
particulière. Cette fois il n'est plus sur son terrain, et les 
arguments ne manqueraient pas pour lui répondre. Parmi 
les contradictions, les inconséquences qu'il signale dans 
les opinions et la vie publique de Chateaubriand, et d'après 
lesquelles les deux moitiés de cette vie, selon lui, ne se 
rejoindraient pas, il en est plusieurs que M. Sainte-Beuve^ 
en homme avisé, aurait dû omettre ; car la marche dit 
tennps et des expériences récentes nous les font paraître 
moins inconséquentes et moins contradictoires qu'il ne le' 
voudrait pour les besoins de sa cause. Ainsi, lorsqu'il nous 
dk avec persiflage : a II aimait la liberté, soit ! mais il 



240 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

haïssait Tégalité! » lorsque un peu plus loin il incri- 
miner comme preuve accablante contre le libéralisme de 
Chateaubriand, ce passage de la Vie du duc de Berri: 
f Nous n'avons que deux choses à opposer aux folies de 
cette impatiente jeunesse; la légitimité escortée de tous 
ses souvenirs, environnée de la majesté des siècles; la 
monarchie représentative assise sur les bases de la 
grande propriété » défendue par une vigoureuse aristo- 
cratie , fortifiée de toutes les puissances morales et reli- 
gieuses, » c'est à ses dépens que M. Sainte-Beuve aous 
prouve que le sens politique est très-inférieur chez lui au 
sens littéraire : ces quelques lignes, en effet, contiennent 
les grands principes fondamentaux de la monarchie re- 
présentative. Confondre la liberté avec légalité, son en- 
vieuse sœur, refuser à un homme le titre de libéral sous 
prétexte qu'il demande, pour mieux asseoir les libertés 
publiques, une aristocratie vigoureuse et une forte auto- 
rité religieuse et morale, G*est commettre à la fois une 
erreur et un anachronisme. 11 est possible que Chateau- 
briand, vaincu et assombri, ait désespéré plus tard pour 
la France de la réunion de ces éléments indispensables à 
la durée du gouvernement qu'il avait rêvé. Hais, à cette 
date de 1820, la part faite aux surexcitations causées dans 
tous les c^urs royalistes par Thorrible attentat du i 5 fé- 
vrier, on peut dire que Chateaubriand était là dans le 
vrai, et qu'aucune de ces paroles ne lui était le droit de se 
dire en d'autres temps l'ami des libertés constitution- 
nelles. N'importe I si H. Sainte-Beuve s'était borné à une 
discussion politique, nous n'aurions pas à nous en émou- 
voir. Nul ne pourrait s'étonner que, partisan de la démo- 
cratie discipUnée par la force, il repoussât les opinions de 
Chateaubriand comme étant la satire des siennes : tout 
au plus serions-nous tenté de sourire en songeant à ce 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 241 

satisfait d'aujourd'hui , qui n'a trouvé ni Louis-Philippe 
ni Chateaubriand assez libéraux pour lui. Mais H. Sainte- 
Beuve ne discute pas ou discute peu les idées générales : 
ce n'est pas sa manière; il procède par biais, par insi- 
nuations personnelles ; il s'attaque surtout à l'homme, 
s'ingéniant à faire paraître l'homme inconséquent et petit» 
afin que ses doctrines se rappetissent et se déconcertent 
avec lui. Pour atteindre ce but détourné, il compulse» il 
interroge, il remue, non-seulement des pièces existantes 
et des témoignages authentiques, mais des pièces qui 
n'existent pas encore, des témoignages qui n'ont pas 
rompu le silence. Il demande qu'on publie telle lettre de 
M. Joubert, qui coule à fond, dit-il, la psychologie de Cha- 
teaubriand. 11 invoque les Hémoires inédits de H. Yiennet, 
les souvenirs intimes de M. de Pongerville, « qui tient 
l'histoire d'un vieil avocat de considération, » afin de 
donner quelque consistance à une anecdote relative au 
mariage de M. de Chateaubriand, anecdote bien vieille, 
attribuée déjà au maréchal de Richelieu, au chanteur 
Jélyotte et à bien des gens. Jusqu'à présent on avait res- 
pecté le chapitre des finances de Chateaubriand : cette 
fiôre et glorieuse pauvreté apparaissait comme une har- 
monie de plus dans l'ensemble de cette vie. Nous tous, 
grands et petits, que la littérature n'enrichit guère, et 
qui perdons souvent pour Tamour d'elle l'occasion de 
nous enrichir, nous aimions à trouver dans le plus grand 
écrivain de notre siècle ce type suprême du mépris de 
l'argent, passé démode, hélas ! plus encore que la prose 
à*Atala; et lorsque, dans le dernier volume des Mémoires 
d' outre-tombe, ime page inimitable nous l'avait montré 
causant avec le vieux roi Charles X et ces deux royautés 
échangeant les comptes de leur indigence, bien des yeux 
s'étaient mouillés de larmes, et il lui avait été beaucoup 

14 



242 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

pardonné. M. Sainte-Beuve ne le laisse pas même intact 
de ce côté -là. Il trouve moyen dé faire coup double aux 
dépens de deux gloires, en affirmant, d'après M. dé La- 
martine, que M. de Chateaubriand, à chacune de ses ré- 
conciliations avec le pouvoir, se fil payer ses dettes. De- 
puis, M. Sainte-Beuve a sans douto connu et aimé des 
souverains qui n'ont pas eu à payer les dettes de leurs 
serviteurs, lesquels n'étaient pas, j'en conviens, des Cha- 
teaubriand : cette fois c'est aux Mémoires de M. de Vi- 
troUes, Mémoires qui n*ont pas paru, que notre infati- 
gable chercheur demande un surcroit d'éclaircissements 
et de lumières. C'est ce que l'on pourrait appeler une 
procédure en régie, poursuivie avec toute la sagacité 
minutieuse d'un juge d'instruction servi par des rapports 
de police. Prenez garde ! vous engagez la littérature dans 
un mauvais sentier : vous faites pour Chateaubriand ce 
que M. Michelet a fait pour Louis XIV; vous plongez la 
poésie dans la fange du réalisme, comme il y a plongé 
l'histoire. En admettant comme vrai tout ce que vous 
ramassez ainsi à grand renfort de documents, de confi- 
dences, de mémoires nés ou â naître» savez*vous ce que 
vous produirez avec cet ensemble de misérables vérités? 
Quelque chose de faux, de bas et de grimaçant, comme 
toute ressemblance prise par le détail, du cdté vulgaire et 
grossier : cette ressemblance n'est pas la vérité, parce 
qu'elle n'est pas la beauté ; satis quoi le dernier des pho* 
tographes serait supérieur au plus merveilleut des pein- 
tres. Leë portfaits de Raphaël, de Titien, de Léonard, 
vivent, ils sont immortels, ils sont vrais, et tant pis pour 
la réalité s'ils ne l'étaient pas ! La photographie du coin 
ne sera plus qu'un chiffon ignoble, dés que le modèle 
aura vieilli ou disparu. Si vous avez le malheur de ne plus 
croire â rien d'infini et de divin, vous devez croire du 



CHATEAUBRIAND ET M. SAÏNTE-BEUVE. 243 

moins aux lettres^ à Tart qui vous a fait ce que vous êtes. 
Eh bien, cet art, ces lettres, vous les rabaissez, vous les 
humiliez dans le passé, vous les fourvoyez dans Tavenir, 
en leur enseignant à dépouiller de tout idéal ceux qui en 
ont été, malgré leurs fautes ou leurs défaillances, les plus 
nobles représentants. Un'yapas, dit-on, de héros pour 
son valet de chambre ; mais pourquoi se faire volontaire- 
ment valet de chambre quand on a tout ce qu'il Tant pour 
être maître? Du moins, quand les valets se vengent de 
leur domesticité forcée en publiant leurs indiscrétions 
dénigrantes, il s'y mêle une vulgarité, une bassesse de 
langage, qui rétablit les distances, qui réduit à leur juste 
mesure le plaisir qu'on y trouve et la confiance qu'ils in- 
spirent. Ce qui est pis, c'est un talent fin, exquis, supé- 
rieur, mis au service de ce travail de décomposition qui 
a l'air de ne s'exercer que sur un homme, mais qui, dans 
le fait, atteint les sentiments, les croyances, les vérités, la 
cause que cet homme a défendus avec éloquence ou per- 
sonnifiés avec éclat. Triste et dangereux enseignement, 
surtout à une époque de scission et de rupture, où le 
professeur prêche à des convertis, où la société nouvelle, 
la jeune littérature, ne sont que trop portées à prendre 
au pied de la lettre ces leçons de mésestime, à accepter 
comme dernier mot du débat cette réduction ou cette 
flétrissure, à supprimer à la fois toutes les grandeurs de 
l'individu et toutes les sources de ces grandeurs ! Cha- 
teaubriand démoli, la bréc);ie faite, démolissons aussi 
l'honneur, le dévouement» la fidélité, la poésie, la pas- 
sion, Tamour chevaleresque, tout, jusqu'aux beautés de 
pensée et de langage. On discrédite tout ensemble l'auteur 
de la Monarchie selon la Charte et ses opinions en mon- 
trant qu'elles n'ont pas toujours servi de régie à sa con- 
duite, qu'il a parfois agi, vécu autrement qu'il n'a pensé, 



244 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

parle ou écrit. Patience ! la génération qui nous pousse et 
dont vos opérationsttnatomiques flattent tous les instincts, 
mettra dans ses idées, dans ses mœurs, dans ses senti- 
ments, dans ses écrits, dans son style, un ^i parfait 
accord, qu'elle épargnera aux Saumaise futurs, ou plutôt 
aux Sainte-Beuve de l'avenir, tout embarras, tout travail 
de réduction et de triage ! 

Les chicanes adressées au Chateaubriand chrétien mé- 
ritent, selon nous, des reproches du même genre. Elles 
sont d'autant plus inopportunes, que Chateaubriand, sur 
cet article, ne s'en est jamais fait accroire, qu'il n'a ja- 
mais affecté ni les grimaces de l'hypocrite, ni les exagé- 
rations du fanatique. L'histoire de sa conversion est simple 
et touchante. Entraîné d'abord par les premières ardeurs 
de sa jeunesse combinées avec les égarements de son épo- 
que, il apprend tout à coup que sa mère est morte en dé-^ 
plorant ses erreurs : il est foudroyé; il tombe à genoux; 
il pleure, il prie, il croit : sans doute dans une révolution 
pareille le sentiment tient plus de place qu'une conviction 
solide et raisonn^e ; mais ce sentiment une fois réveillé ne 
se dément plus; il subsiste à travers les inconséquences 
ou les faiblesses de cette longue vie, et au moment su* 
prême le père de Ravignan le retrouve intact au chevet 
de l'illustre agonisant. H. Sainte-Beuve appelle Chateau- 
briand un épicurien à l'imagination catholique. C'est in- 
génieux, mais inexact ; il serait plus juste de l'appeler 
un catholique à l'imagination romanesque. Les vérités 
religieuses lui apparaissaient dans une sorte de nimbe écla- 
tant et mouvant plutôt que sur le roc inébranlable; mais 
sa foi, pour n'être pas toujours réfléohie ni conséquente» 
n'en était pas moins sincère, et s'en étonner, ce serait 
méconnaître ces fluctuations, ces sinuosités du cœur hu- 
main, que H. Sainte-Beuve connaît si bien quand il le 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUYE. S4S 

veut. Où en serions-nous, grand Dieu ! où en serait notre 
débile et infirme nature, s'il fallait absolument être im- 
peccable pour avoir le droit d'être croyant, que dis-je? 
pour ne pas démonétiser en sa personne ses croyances les 
plus chères et les plus sacrées? Cette alternative d'aspi- 
rations ef de chutes, d'élans vers le ciel et de retours vers 
la terre, c'est proprement l'homme, c'est la misérable 
créature que la main divine peut seule relever et soutenir; 
cent fois plus misérable encore si l'on parvenait à lui per- 
suader que chacune de ses fautes la condamne à se passer 
de Dieu et à ne pas y croire. Et à qui imposeriez-vous cette 
loi draconienne qui refuserait le titre de chrétien à qui- 
conque ne serait pas infaillible? Au plus grand artiste de 
son siècle, à un homme incessamment tourmenté et bal- 
lotté en sens contraires par son génie, par son imagination, 
par ses rêves : c'est exactement comme si vous vous 
. étonniez de ne pas trouver la sécurité du port et la soli- 
dité des rochers en pleine mer, au milieu des récifs et des 
tempêtes de l'Océan l 

Au reste, nous le répétons, ce n'est pas là la vraie 
question pour H. Sainte-Beuve : peu lui importe que 
Chateaubriand ait été, dans sa foi religieuse, plus ou moins 
consistant et convaincu ; peu lui importe, pour tout dire, 
le christianisme de Chateaubriand : c'est le christianisme 
en général qu'il s'agirait de compromettre dans ces ques- 
tions de personnes. Chateaubriand, Lamartine, Lamennais, 
Victor Hugo, puis, un peu plus bas, Armand Carrel, Déran- 
ger. .. La pente est glissante, et Ton arriverait vite au Dieu 
des bonnes gens ou it^ôme au Dieu absorbé dans le pan- 
théisme. Quelques-uns dé nos contemporains célèbres 
ayant, à un moment donné, rompu avec cette religion des 
humbles dont s'accommodait mal leur orgueil, la thèse de 
H. Sainte-Beuve est celle-ci : M. de Chateaubriand, après 

i4. 



946 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

avoir, au commencement de ce siècle, défendu en poète le 
chriatianisme, Ta non-seulement senti chancelerdans son 
ftme, mais il Ta Vu s'affaiblir autour de lui ; subissant 
ainsi sa défaite dans la partie religieuse de sa tâche comme 
4ans la partie politique. Ici H. Sainte-Beuve s*appuie sur 
le témoignage d'un homme d'État autrichien, de H. le 
comte de Fiqueirnont, qu'on ne s'attendait guère à rencon- 
trer en cette affaire : « H. de Chateaubriand, nous dit le 
comte de Fiquelmont, a vu les principes du christianisme 
s*atraiblir chaque jour davantage, et sa voix ne s'est si 
fort élevée que pour masquer davantage son impuissance. » 
— Nous en sommes fâché pourla perspicacité de l'homme 
d'État tudesqueet pour celle du critique athénien; mais ceci 
Ti'est pas une erreur, c'est le contraire de la vérité. Pré- 
tendre que le christianisme s'est affaibli en France et dans 
le monde pendant le demi-siècle qui va de 1802 à 1852, 
de la publication du livre de M. de Chateaubriand au len- 
jdemain du coup d'État, c'est vouloir lutter contre ime 
invincible évidence. C'est à cette dernière époque, si nous 
ne nous trompons, que M. de Montalembert publia son 
bel ouvrage Des intérêts catholiques au dix-neuvième 
siècle^ et aucun de nos lecteurs, j'en suis sûr, n'a oublié 
le merveilleux effet de consolation et d'allégement que 
produisit, au milieu des déceptions et des angoisses pu« 
bliques, ce vigoureux tableau de la différence des situa- 
tions entre la veille du concordat et la veille du 2 décem- 
bre. Hier encore une voix éloc|uente, interrompue par la 
mort, celle de H. de Vatimesnil, nous redisait, avec la 
double autorité de la science et de la vertu, ce que c'était 
que le christianisme en France au moment du concordat, 
avant les conférences de Frayssinous. Quant à ce qu'il est 
aujourd'hui, les hommes tels que H. Sainte-Beuve ne 
veulent pas et ne peuvent pas le savoir. Ils n'assistent pas 



CIÏATEAÏJBRÏAND ET M. SAINTE-BEUVE. 247 

au travail de cette vie intérieure, de cette âme intime et 
féconde du christianisme, de la grande famille chrétienne, 
qui ne se produit pas au dehors, qui n'écrit pas de roman 
ni de poème, mais qui couvre silencieusement la terre de 
ses œuvres bienfaisantes, multiplie les obscurs sacrifices, 
s'assied au foyer domestique, purifie les mœurs, s'étend à 
des profondeurs inconnues, crée une société régénérée 
par la foi, l'immolation, la charité et le devoir, à côlé des 
désordres et des rumeurs de la société extérieure. De 
temps à autre ils voient un esprit superbe se détacher 
avec bruit comme ces hautes branches que la sève aban- 
donne, que le soleil dessèche et que le vent fait tomber; 
et ils croient qlie c'est l'arbre même qui tombe et qui 
meuïl : ce qui le fait vivre, ce qui en couvre, chaque prin- 
temps, d'une écorce nouvelle le tronc mutilé, ce qui en 
épaissit les rameaux, ce qui en ranime la verdure, ce qui 
en affermit les racines, ils ne le voient pas, ils ne le croient 
pas, ils ne le savent pas. Au lieu de les accuser, il faut 
les plaindre. 

Nous serons plus bref sur le chapitre délicat où H. Sainte- 
Beuve parait tellement se complaire, celui des faiblesses 
de H. de Chateaubriand et des romanesques victimes qui se 
sont laissé dévorer^ consumer par Tardent et mobile René. 
Nous l'avouons, elles nous paraissent tout aussi étrangè- 
res aux œuvres, au génie, à la gloire, à l'influence de 
l'auteur des Martyrs, qu'Adrienne Lecouvreur à la ba- 
taillle de Fontenoy ou la Fornarina à la Transfiguration. 
La vraie critique, la véritable histoire littéraire, n'ont rien 
à voir dans ces commérages, proches voisins de cette lit- 
térature clandestine, de ces chroniques scandaleuses, 
honteuses abdications de Tart, signes suprêmes de la dé- 
gradation d'une société et d'un temps. Pour nous, les 
femmes àeM. de Chateaubriand se nomment Atala,Cymodo- 



248 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

cée,Amélie,Velléda,Bianca; ellesne se nomment ni madame 
de G...,ni madame de B...,ni la duchesse de M...,ni celte 
indiscrète madame HortenseA . . .,dont les mémoires inédits 
sont le|bouquetfmal et comme le dessert de cette alléchante 
lecture. Celles-là, je ne les connais pas, je ne veux pas les 
connaître, et je suis forcé de faire remarquer à H. Sainte- 
Beuve que, s*il s'était avancé d'un pas de plus dans cette 
voie mauvaise, il aurait, lui homme grave, lui écrivain 
éminent, rendu à la mémoire de Chateaubriand le même 
office que rendaient récemment à un jeune et infortuné poëte 
des femmes auteurs, devenues les héroïnes de leur propre 
histoire et les conteuses de leur propre roman. Celte ex- 
ploitation de la galanterie apocryphe, de la curiosité sen- 
suelle qui tourne à la monomanie chez un certain public, 
n'a plus rien de commun avec le noble métier des lettres, 
et Ton n'est plus digne de les aimer quand on se permet 
en leur nom de telles licences. Qui nous dit d'ailleurs que 
plusieurs de ces dames ne se sont pas vantées? Voilà, par 
exemple, madame Horlense A..., que H. Sainte-Beuve ap- 
pelle Hortense tout court, sans doute pour mieux nous 
convaincre des rapports d'intimité et de partage qui exis- 
tent entre René et Amaury. En admettant rauthenticité 
de ces mémoires, qui m'assure de la véracité de ces aveux? 
Une femme d'esprit, grande connaisseuse en pareille ma- 
tière, madame Sophie Gay, a parlé, dans une page assez 
piquante, d'un revirement bizarre qui a lieu de nos jours 
dans les mœurs mondaines, et d'après lequel les femmes 
coquettes (pardon de ce vieux style) en sont venues à in- 
tervertir les rôles, à compromettre les hommes à la modo. 
Si le fait est vrai pour de séduisants personnages dont le 
mérite le plus clair est de bien mettre leur cravate, que 
scraitrce pour ces glorieux porteurs d*auréole que leur 
génie poétique et passionné désigne aux empressements des 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 249 

filles d'Eve? J'indique, bien entendu, sans rien affirmer, 
et surtout sans trop m'attarder dans cette atmosphère où 
tout le monde n'est pas aussi bien acclimaté que M. Sainte- 
Beuve. Si je me trompe, je dis : tant pis! non pas pour 
Fauteur du Génie du Christianisme et des Martyrs, qui 
seul est en cause, mais pour Thomme privé, qui devait 
échapper à ces révélations inutiles, et qui, sincère admi- 
rateur de la Bible, ne se doutait pas qu'il y avait un Cham 
dans l'auditoire si soigneusement trié de l'Abbaye-aux-Bois. 
Je dis : tant pis pourChateaubriand, comme je dis tant pis 
pour lui, s'il a eu réellement le malheur d'appeler un jour 
M. de hamarime grand dadaù ! mais tant pis aussi pour 
H. Sainte-Beuve qui, en relevant ces tristes détails, a 
abaissé d'un cran la valeur littéraire et morale de son 
livre! 

C'est dommage pourtant ! Si nous avions, ce qu'à Dieu 
ne plaise ! des intentions hostiles contre M. Sainte-Beuve, 
ce n'est pas sous des critiques, mais sous des louanges 
que nous voudrions l'accabler : nous essayerions du 
moins, par nos éloges, par nos citations, de le rendre plus 
coupable aux yeux de nos lecteurs et aux siens. Je cueille 
au hasard, dans le premier volume, cette page délicieuse, 
écho lointain d'Amélie : a J'ai souvent pensé que les sœurs 
de grands hommes, d'hommes distingués, quand la na- 
ture les a faites les dignes sœurs de leurs frères, leurs 
égales par l'esprit et par le cœur (ce qui s'est vu plus 
d'une fois), se trouvent plutôt supérieures à eux à d'autres 
égards : elles se maintiennent plus aisément à la hauteur 
première. Je m'explique : la nature, comme ici dans cette 
famille de dix enfants, produit un homme de génie, et 
elle crée en même tenips un génie- femme comme Lucile. 
Et bien ! le génie-femme sera ou restera plus volontiers 
supérieur et |meilleur moralement, poétiquement. Les 



250 CAUSERIES LÏTTÉRAÏRES. 

bommes, à Un certain jour, font leur métier d*hommes ; 
ils sortent du nid paternel : ils se prennent à tous les 
buissons ; la pôiissière du chemin les ternit ; s'ils ne se 
perfectionnent beaucoup en avançant, ils se gâtent ; cela 
arrive souvent. Les feounes, si elles restent ce qu'elles 
doivent être, gardent le foyer, et aussi, dans toute sa 
délicatesse, elles y gardent le culte de l'idée première, de 
ridéal j(s'il y a poésie) ; .elles sont comme les prêtresses 
domestiques de cette chose sacrée que nous allons dis- 
sipant, dépensant, exploitant au profit souvent ou de notre 
ambition, ou de notre amour-propre, de ce que Ion ap- 
pelle la gloire. Elles restent fidèles avec religion, avec 
discrétion et mystère : elles ont un dépôt jusqu'à la fin et 
accroissent plutôt de leurs larmes le premier trésor. Ainsi 
fit Lucile en regard de René. On la définirait bien d'un 
mot : c'est le génie de son frère, dégagé de tout alliage 
d'auteur, de toute complication littéraire, mondaine, po- 
litique et vaine, le pur génie avant qu'il ait revêtu ou 
après qu'il aura rejeté l'enveloppe mortelle. » 

Plus loin« dans la belle étude sur ChênedoUé, sérieux 
poète qui ne sut pas saisir sonmoin^t, quoi de mieux 
senti et de mieux dit que ce passage : a Les événements 
de juillet 1830 avaient été une douleur pour ce cœur ami 
du passé. Il avait demandé bien peu à la Restauration : il 
la regretta beaucoup. Quand Charles X, dans son voyage 
de Paris à Cherbourg, passa par ce canton de Nonnandie, 
ChènedoIIé fut présent sur son passage : famille d'un 
poète saluant celle d'un roi sur la route de l'exil ! . . . Ainsi 
que je l'ai assez marqué, ChênedoUé, dans le cours de sa 
vie, en venant trop tard et le lendemain, manqua souvent 
l'occasion : qu'on n'aille pas dire que cette fois il la man- 
qua encore : noble poète, il l'avait trouvée ! » Comment, 
dirons-nous à notre tour, comment, lorsque l'on sait 



• CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 251 

écrire et penser ainsi, fait-on descendre sa littérature 
dans la société de ces dames qui connaissent si bien la 
couleur des yeux de Guglielmo et celle des yeux d*Ot- 
tavio, et des yeux de Henry, et des yeux de Raoul, et dés 
yeux de René? (Tome II, page 404.) Comment, quand on 
pourrait être Quintilien ou Addison, ou mieux encore 
quand on pourrait être Sainte-Reuve, consent-on k être 
Tallemant des Réaulx ? 

Encore une fois, c'est là le châtiment et la conséquence 
de certaines situations volontairement acceptées. H. Sainte- 
Reuve, en rompant ses grandes et légitimes amitiés lit- 
téraires, s'est trouvé en présence d'autres mœurs, d'une 
autre littérature, d'un autre langage : perdant ses alliés 
naturels, il a, pour ne pas rester seul, contracté, subi, 
resserré des alliances incroyables chez un homme d'un 
goût aussi fin. C'est ainsi que dans ce livré où abondent 
des traits de malveillance ou de rancune à peine voilée 
contre nos maîtres les plus incontestés, il salue, en pas- 
sunt) d'un hommage, qui?... H. Barbey d'Aurevilly, un 
7iltra'Catholiqtie qui a écrit des romans libertins, un critique 
hebdomadaire qui défraye là gaieté des petits journaux et 
fait de chacun de ses articles un déli, une gageure contré 
le bon sens et la langue française. Se brouiller avec 
M. Cousin, s'incliner devant M. Rarbey, quelle pénitence ! 
C'est ainsi que, dans une autre circonstance, M. Sainte- 
Reuve, l'écrivain exquis, l'académicien éminent, se vit 
amené, par sa haine contre le véritable groupe acadé- 
mique, à présider et à juger un concours littéraire pour 
des prix décernés par un ex-pharmacien, et à écouter, à 
couronner sérieusement je ne sais quel comparse de la 
société des gens de lettres, auteur d'un panégyrique de 
M. de Ralzac, de ce même Ralzac, l'homme qui s'est le plus 
cruellement moqué de H. Sainte-Reuve et que M. Sainte* 



•*., 



252 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Beuve a le plus profondément délesté. Tout se paye; 
c'est une loi morale qu'en littérature comme ailleurs 
les petits ont le droit de rappeler lorsque les grands 
l'oublient. 

Oui, tout se paye, mais ce n'est pas M. Sainte-Beuve seule- 
ment qu'il sied de remettre en face de cette loi sévère. Si 
la gloire des grands écrivains de notre époque est exposée à 
de semblables atteintes, ce sont eux qui ont ouvert la porte 
et donilé l'exemple. Us sont punis parce qu'ils sont cou- 
pables. S'ils n'avaient pas eux-mêmes introduit le public 
dans leur vie privée, s'ils n'avaient pas étalé aux regards 
curieux et profanes les secrets de leur cœur, les mystères 
de leur famille, les images sacrées de l'aïeul, de la sœur 
et de la mère, s'ils n'avaient pas livré à tous venants le 
commentaire réel de leurs créations poétiques, l'idée ne 
serait venue à personne de fouiller après eux dans leurs 
souvenirs, de compléter leurs révélations, de suppléer à 
leurs rélicences. Us ont voulu que la portion intime et 
cachée de leur existence entrât en partage de gloire et de 
bénéfices avec leur vie publique ; ils se sont placés tout 
au long sous la vitrine des libraires : dès lors quiconque 
les avait connus, approchés, encensés, flattés, enviés, 
hats, femmes, critiques, amis, ennemis, indifférents, a pu 
se croire autorisé à venir prendre leur mesure et metti'c 
la main à Tétalage. Il y a teUe page du livre de M. Sainte- 
Beuve qui eût été impossible, si telle autre page des Mé- 
moer^ d'ou^r^-tomten'existait pas. Cen'est pas toutencore: 
Mes croyances ou les sentiments qui élevèrent leur génie 
et inspirèrent leurs ouvrages n'auraient jamais été révo- 
qués en doute, s'ils n'eussent fait à leur passion de po- 
pularité d'impardonnables sacrifices, s'ils n'eussent tendu 
la main à des hommes qui avaient froissé ces sentiments 
et insulté ces croyances. Pour nous, qui avons appris i 



CHATEAUBRIAND ET M. SAINTE-BEUVE. 253 

lire et à écrire dans les œuvres de Chateaubriand, qui 
avons fait de notre admiration pour Tillustre poète une 
partie de notre éducation, une des ivresses de notre jeu- 
nesse, pour nous qui amnistions ses fautes politiques, 
qui détournons nos regards de ses faiblesses roma- 
nesques, qui tenons pour sincères et certaines ses con- 
victions religieuses, et qui, malgré tout, Taimons encore, 
il y a un détail dans sa vie que nous ne lui pardonnerons 
jamais. Sa vive et publi(|ue amitié pour Béranger, pour 
Armand Garrel, a été un antécédent déplorable et un fu- 
neste exemple : elle a permis aux sceptiques, aux mal- 
veillants, au vulgaire, de se demander ce qu'il y avait de 
sérieux dans les doctrines de ce ministre promoteur de 
la guerre d'Espagne, qui courtisait le déserteur du dra- 
peau français de 1823 ; dans la religion de cet apologiste 
du christianisme, qui coquetait avec le chantre de la 
gaudriole : elle a fait douter des principes mêmes en lais- 
sant douter de Thomme ; elle a suggéré cette idée dissol- 
vante que, pour ces grandes et hautaines intelligences, ces 
vérités n'étaient que jongleriers, bonnes à éblouir, sous des 
plumes brillantes, les niais et les dupes : enfin elle a été 
cause que, plus tard, lorsque des écrivains sortis des 
mêmes rangs, mais sans autorité et sans gloire, ont voulu 
discuter Béranger, hii demander compte du mal qu'il 
avait fait et réduire ce prétendu Pindare à sa taille de 
chansonnier, ils ont été traités d'iconoclastes, de sauvages 
et de barbares, rompant, pour faire un peu de bruit, le 
pacte de famille entre les hommes séparés par leurs opi- 
nions, mais rapprochés par leur talent; le grand nom de 
Chateaubriand leur a été jeté à la face comme une con- 
damnation sans appel. Singulier retour pourtant ! aujour- 
d'hui une réaction injuste, mais évidente, s'accomplit 
contre Chateaubriand : Béranger est démoli par ceux que 

15 



254 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

leurs opinions sembleraient devoir ranger parmi ses admi- 
rateurs, et c'est le même homme, H. Sainte-Beuve, leur 
ancien courtisan à tous deux, qui, après avoir discrète- 
ment donné le signal de la prise d*armes contre l'un, 
compte maintenant les misères et les inconséquences de 
Tautre. Ainsi tombent ensemble ces, deux popularités si 
soigneusement conservées et qui n'auraient jamais dû 
s*unir. 11 y a là de quoi consoler les humbles et faire réflé- 
chir les illustres. A ceux-là, s'il en existe encore, nous 
dirons comme conclusion finale : a Ne vous révélez au 
public que par vos ouvrages. Soyez toujours et avant tout 
de votre religion, de votre monde, de votre parti. Ne 
faites pas à votre popularité des sacrifices que payerait un 
jour votre gloire. Voyez ce qui arrive pour les plus grands 
de ceux qui vous ont précédés ; ils sont châtiés par où 
ils ont péché, et de la même main qui leur avait tressé 
des couronnes. Vous êtes libres de ne pas honorer outre 
mesure les instruments de cette punition tardive ; mais la 
leçon est bonne et vous ferez bien de la méditer. )> 



xvn 



. EDGAR QUINET 



JTT 4 



Oiseaux bleus, couleur du temps ! oiseaux giîs, couleur 
de la pluie ! chimères aux ailes de soie ! licornes vaga- 
bondes qui ne dormez jamais, en cela bien différentes des 
lecteurs de certains ouvrages ! aurochs myslérieux, ci- 
gognes fatidiques, pesantes autruches, sacrés ibis, noc- 
turnes chouettes, phosphorescents phallènes, corneilles 
séculaires, bavardes perruches, vampires sanguinaires^ 
formes indécises, vagues fantômes, larves ébauchées, vi- 
sions confuses du sabbat et de Walpurgis, vous qui aidet 
Fhomme à traverser les heures stériles, soit que vous 
amusiez l'attente en lui offrant Aliasvérus^ soit que vous 
trompiez la douleur en lui récitant Prométhée, soit que 
vous semie2 la torche des vers luisants sous les pas de 
celui à qui Merlin V enchanteur fait la route ténébreuse, 
ne pouvez-vous venir à mon aide? ne pouvez-vous me 
trouver un livre? 

' Merlin VEnchanteur. 



256 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

— Voici Merlitiy le fameux Merlitiy Merlin Vendtanteur, 
me répondirent en chœur ces fantastiques légions du cau- 
chemar et du rêve. Abracadabra ! si tu n'es pas enchanté 
avant la huit centième page, c'est que tu seras rélif aux 
enchantements, et nous n'aurons plus qu'à l'abandonner 
à cette muse bourgeoise qui n'a jamais connu ni Taliesin 
niEpistrophius. Situ veux absolument comprendre AferKn, 
c'est que tu n'es pas digne de le lire ; si tu crois l'avoir 
compris, c'est que tu n'es pas digne de l'avoir lu. N'essaye 
[as de soulever ces voiles, de pénétrer ces arcanes, de 
percer ces ombres, d'éclaircir ces symboles, d'appro- 
fondir ces mystères, de porter une irrévérente lumière 
dans ces obscurités saintes : incline-toi I adore ! humi- 
lie le fini, c'est-à-dire ton intelligence, devant l'infini, c'esl- 
à-dire l'enchanteur Quinet : abaisse le moi, c'est-à-dire 
le toif devant le non moi, c'èst-à-dire la grotte sibylline 
de Merlin ; sans quoi tu seras condamné à ce sommeil 
d'airain dont il est parlé au vingtième livre ; châtiment 
allégorique réservé par le poète à ses lecteurs de mau- 
vaise volonté : tu seras changé en statue sans sel, et tu te 
réveilleras au bout de dix mille ans, avec les cinq sous 
d'Ahasvérus dans ta poche; à moins que tu n'aimes mieux 
réciter, pour ta pénitence, les vingt-cinq mille vers des 
Triades. 

— Fort bien, licornes vagabondes ! Fort bien « chimères 
aux ailes de soie ! Mais un pauvre critique est obligé d'ex- 
pliquer ce qu'il a lu ; et comment voulez-vous qu'il ex- 
plique ce qu'il n'a pas compris? 

— Ah ! le vieil arriéré ! comme on voit bien que tu es 
rivé à ce parti rétrograde qui croit à la souveraineté du 
pape, et se cabre contre le fait accompli ! — Eh bien ! 
soit : cache tes ailes de pigeon, et écoute : voici une rc« 
celte qui pourra soutenir ton imbécillité. Nos plus fins 



M. EDGAR QUIiNET. 257 

critiques ont rendu compte de Merlin V enchanteur avec 
ces égards que Ton doit à Edgar, avec ces ménagements 
que l'on refuse aux évoques, mais que Ton ne peut re- 
fuser au panégyriste de Marnix. Trop respectueux pour 
comprendre M. Quinet, trop spirituels pour rester court, 
ils l'ont traduit à leur guise, et la glose a paru plus claire 
que le texte. Imite ces ingénieux modèles : regarde dans 
l'œuvre de H. Quinet comme dans le verre d'un kaléi- 
doscope ; dis ce que tu y vois : tes lecteurs ne peuvent 
te demander davantage, et tout le monde sera content. 

— Oiseaux bleus, licornes et chimères, je me prosterne 
et j'obéis. 

Merlin, c'est l'esprit français : il naquit, dans une nuit 
d'orage, du mariage morganatique d'un petit démon avec 
une grande sainte. Cette double origine explique les pro- 
digieuses antithèses qui se sont révélées en lui pendant 
le cours des siècles : tour à tour doux et violent, docile 
et rebelle, tapageur comme un enfant terrible, rangé 
comme une pensionnaire, crédule et sceptique, pensif et 
railleur, ramassant aujourd'hui les morceaux des assiettes 
qu'il a cassées liier, insurgé ce matin, agenouillé ce soir, 
chassant ses précepteurs, adorant ses maîtres, impatient 
du fil de soie qui le conduit, résigné au joug de fer qui 
l'opprime, échangeant son repos contre une liberté dont 
il ne sait pas se servir, sacrifiant sa liberté à un repos 
dont il abuse; éveillé comme un page de cour, endormi 
comme un lecteur de M. Quinet, capricieux et sensé, 
routinier et mobile, vif jusqu'à la démence, indolent jus- 
qu'à Tapathie, insupportable et irrésistible, irritant et 
charmant, se méfiant de toutes les sagesses, se prêtant à 
toutes les folies, tel enfin qu'on ne peut ni le haïr sans 
regret ni l'aimer sans trouble, et qu'il semble constam- 
ment prêt à nous chanter un hymne des anges mis en 



258 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

musique par les diables. Tel fut Merlin : mais, ainsi qu'il 
arrive souvent aux jeunes gens de bonne maison, il offrit, 
pendant sa belle adolescence, plus de trait de ressem- 
blance avec sa mère,la fille des cieux, qu*avec son père, 
le prince des abîmes. D'ailleurs^ dès ses premiers pas 
dans le monde, il eut le bonheur, de rencontrer Viviane 
et de la choisir pour fiancée : Viviane, c'est la raison 
légère, aimable et souriante, éprise de lumière et de foi, 
délicate, ailée, aérienne, butinant les fleurs comme l'a- 
beille, laissant comme elle son aiguillon sous son miel, 
vivant dans la rosée, buvant ses gouttelettes sur la pointe 
lustrée des herbes printanières. Or, comme tout dépend 
pour un jeune cœur de la première femme qu'il aime, 
Merlin ne voulut plus sentir et penser qu'avec l'âme de 
Viviane. Ce fut un beau moment et un beau couple ! Voyez- 
les, Viviane et Merlin, errant, les mains entrelacées, aa 
sein dç cette belle nature dont ils ont la fraîcheur et la 
grâce, Téclat et la jeunesse. C'est le matin de la vie et 
de la société chrétienne ; c'est l'heure où tout sourit sur 
la terre et dans le ciel, où l'azur est plus bleu, le rayon 
plus doux, la feuille plus épaisse, les fleurs plus par- 
fumées, la brise plus suave, les oiseaux plus joyeux, où le 
souffle de Dieu passe incessamment sur le monde, éveil- 
lant toutes les splendeurs et toutes les harmonies. Viviane 
et Merlin s'accordaient admirablement avec ce poétique 
ensemble : ils étaient les figures vivantes de ce frais ta- 
bleau. Us aimaient à se promener au bord des lacs, à 
s'enfoncer dans les futaies mystérieuses, à se perdre dans 
les sentiers voilés de verdure et d'ombre, à s*agenouiIlerau 
pied des croix dressées le long des chemins. Merlin créait 
des œuvres pieuses et charmantes, et quand Viviane les 
avait bénies, il était fier de son ouvrage. Si Viviane ra- 
massait dans les prés des trèfles symboliques, si elle les 



M. EDGAR QUINET. 259 

montrait en souriant à Merlin, le lendemain ces trèfles 
épanouissaient leurs merveilles sculptées sur le front de 
nos églises, et Merlin, après avoir bâti, allait prier. Si Vi- 
viane, au plus touffu de la forêt, faisait remarquer à Merlin 
tout ce que ces troncs et ces branches, ces voûtes de ra- 
meaux et de feuillages semblaient cacher de religieux mys- 
tères, bientôt des cathédrales et des chapelles plongeaient 
leurs racines dans le sol, lançaient leurs arceaux et leurs 
flèches, et abritaient la prière sous l'ombre de leurs pi- 
liers. Sur les hauteurs voisines du ciel, dans les vallées 
inaccessibles aux bruits du monde, Merlin, à un signe de 
Viviane, édifiait des monastères et des cloîtres. Penché 
sur les livres de la sagesse divine et de la science hu- 
maine, il hésitait parfois et s'arrêtait dans sa lecture, se 
demandant tout bas laquelle de ces deux sagesses de- 
vait prévaloir, et écoutant dans le lointain les murmures 
railleurs de son père. Mais il sentait sur son épaule l'ha- 
leine embaumée de Viviane, qui lisait derrière lui : elle 
posait le doigt sur la page, et il voyait, comme par enchan- 
tement, ses doutes s'évanouir dans la parole de vérité, 
comme des atomes dans un rayon de soleil. Puis, quand 
Viviane lui demandait s'il se croyait émoussé par cette 
vie d'amour et de foi, s'il se trouvait assez savant et assez 
riche, si quelque chose manquait à son bonheur et à ses lu- 
mières, Merlin lui montrait le ciel, les collines surmontées 
d'unecroixquidominaitrhorizon,les foules prosternées sur 
les dalles des églises gothiques, et il embrassait Viviane : 
les amoureux ne sauraient trouver une meilleure réponse, 
et les docteurs même voudraient bien en trouver une 
aussi bonne. 

Hélas! cette lune de miel eut un terme : quelques 
siècles s'étaient écoulés, et, un matin, Merlin jugea que 
Viviane vieillissait : rien de plus faux, car la beauté de 



260 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Viviane est immortelle comme sa jeunesse; mais, la 
veille, Merlin avait rencontré, dans un champ mêlé de bon 
grain et d'ivraie, Isoline, c'est-à-dire la science profane, 
cueillant des coquelicots et des bluets. Elle avait eu pour 
lui des regards provocants et de coquets sourires : Merlin 
passait outre pourtant, car il ne songeait pas encore à 
trahir Viviane. Mais voici qu'à l'angle du chemin il se 
heurta nez à nez avec Fantasus, Taliesin et Griselidis, 
vieille commère qui avait, comme Alcine, le privilège de 
paraître jeune en se fardant : Fantasus, c'est-à-dire le 
caprice; Taliesin, c'est-à-dire. le sophisme; Griselidis, 
c'est-à-dire l'hérésie : vous voyez que je suis plus naïf ou 
moins discret que M. Edgar Quinet, et que je vous donne 
tout de suite la clef de mes allégories. 

On put voir là combien la mauvaise compagnie est dan- 
gereuse pour les esprits faibles. Fantasus, avec sa ma- 
rotte bariolée, sa toque de satin changeant dont la plume 
insolente défiait les nuages, son justaucorps, mi-partie de 
velours fané et de paillettes en or faux, éblouit le bon 
Merlin, dont la tête n'était pas très-forte. Taliesin, avec 
sa robe noire, lui fit l'eiïet d'un grand savant. Griselidis 
fut assez effrontée pour lui dire qu'elle l'aimait depuis son 
enfance, et il eut l'ingénuité de la croire. Pendant qu'il 
écoutait ces propos, il voyait sur un fond lumineux, ver- 
doyant et fleuri comme un décor de théâtre, Isoline, dans 
des attitudes voluptueuses, lui tendant une coupe d'or 
remplie de vieux falerne, et lui montrant du doigt, en un 
poétique mirage, des déesses et des nymphes. C'était 
trop de séductions pour Merlin ; il avait écouté et regardé ; 
il but, s'enivra et s'endormit. Quand il se réveilla, Isoline 
et Griselidis lui affirmèrent qu'il venait de renaître, et le 
pauvre ensorcelé les crut si bien, que longtemps il parla 
de sa renaissance. Tout ce que souffrait Viviane à l'aspect 



M. EDGAR QUINET. 261 

de ces infidélités bruyantes, toutes les larmes qu'elle 
répandait, toutes les prières qu'elle répétait pour essayer 
de rompre le charme fatal, je vous le laisse à penser. 

Cependant Merlin, comme presque tous les mauvais 
sujets et les maris qui se dérangent, était dans le fait un 
assez bon diable. Il y avait en lui un fond de droiture 
naturelle et un reste d'amour pour Viviane. Il eut un jour 
à payer les dettes de Fantasus chez le tavernier du coin : 
Taliesin, se promenant avec lui en téte-à-téte, lui donna 
sournoisement un croc-en-jambe qui le fit tomber à la 
renverse avec d'affreux étourdissements : il découvrit une 
ride sur la tempe gauche d'Isoline et crut deviner que 
Griselidis avait de fausses dents. Il se dégrisélida et 
revint à Viviane, qui, toujours tendre et dévouée, sécha 
ses pleurs et pardonna. Mais, instruite par le malheur, 
elle comprit qu'il fallait désormais à Merlin un régime 
moins simple, moins primitif et moins sévère : elle sut 
dérober à ceux et à celles qui l'avaient tant fait souffrir 
quelques-uns de leurs secrets. 

Viviane n'eut pas de peine à persuader à Merlin que tout 
ce qui n'était pas elle n'était bon qu'à le rendre malheu- 
reux, à altérer son naturel, et, en lui étant la clarté, à le 
priver du meilleur de ses avantages. Ce fut une récon- 
ciliation charmante. Jamais Merlin n'avait été si brillant, 
si vif, si content de Viviane et de lui-même : ses défauts 
étaient devenus des qualités, et il avait su trouver jusque 
dans ses erreurs de nouveaux moyens de plaire. Hélas ! 
encore hélas ! les réconciliations durent moins que les 
premières tendresses. Les temps s'assombrirent, les 
cœurs s'endurcirent, les esprits s'égarèrent. Viviane se 
voila la face, et Merlin, n'étant plus éclairé par ses beaux 
yeux, eut la funeste idée d'allumer les candélabres de 
l'orgie, Un matin , i celte heure douteuse où les flam« 

15. 



262 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

beaux pâlissants luttent avec le crépuscule, Merlin, Tœil 
fixé sur les roses flétries, les coupes vides et les débris du 
festin, vit s'asseoir prés de lui un jeune vieillard aux ma- 
nières engageantes, qui, s'exprimant en termes choisis, 
lui parla excellemment de l'humanité , de la société, de 
la liberté et de la nature. Il s'appelait Epistrophius, et fai- 
sait profession de philosophie. Merlin fut séduit par ses 
beaux discours, pa^ un agréable mélange de sensibilité et 
de finesse, de raisonnement et de moquerie : il s'y trompa 
d'autant plus aisément qu'Epistrophius, dans ses écrits et 
dans son langage, affectait plusieurs de ces qualités que 
Merlin savait être chères à Viviane ; la netteté, 1 enjoué* 
ment, le naturel, l'atticisme, l'éloquence. Il se hvra donc 
corps et âme à son nouveau professeur; mais Merlin ne 
s'était pas assez souvenu que lui-même, en d'autres temps, 
il avait eu pour disciple et parfois pour compagnon de 
route un nommé Jacques Bonhomme, espèce de gros gar- 
çon en sabots, aux mains calleuses, à la voix rude, aux 
appétits violents, qui, humble et timide d'abord, avait 
singulièrement grandi. Après de longues années de jeûne, 
de travail et-de souffrance, Jacques Bonhomme, éman- 
cipé et endoctriné, ne voulait plus jeûner, ne voulait plus 
travailler, ne voulait plus souilirh*. Epistrophius le disert 
finissait à peine sa dernière leçon de philosophie; il 
achevait à peine la dernière tirade de son dernier dis- 
cours sur la nature et l'humanité, que Jacques Bon- 
homme ^e rua sur la scène sans s'annoncer à la can- 
tonnade, cria, brûla, hurla, brisa, saccagea, pilla, dé- 
molit, tua, massacra, le tout au grand désespoir de Mer- 
lin et à la grande surprise d'Epistrophius, qui trouva, ce 
jour-là, la nature bien dénaturée et Thumanité bien in- 
humaine. Merlin, frappé au cœur, entouré de décom- 
bres, spectateur de sa propre ruine, eut encore une idée 



M. EDGAR QUINET. 263 

lucide : il revint derechef à Viviane, qui, persécutée, pro- 
scrite et captive, ne demandait qu'à lui tendre les bras et 
àsecorfsoler aveclui. Un moment on put croire qu'une 
adversité commune avait resserré pour janiais et consacré 
leurs liens; qu'une nouvelle ère allait commencer, aussi 
lumineuse, aussi féconde, aussi bienfaisante que l'avaient 
éfé les fiançailles et la réconciliation de Viviane et de 
Merlin. Mais, grand Dieu ! voici que, du fond de la forêt 
Noire, du haut des burgs démantelés, du seuil des écoles 
ténébreuses que le Rhin enveloppe de ses brouillards, 
Merlin vit accourir maître Gâchîsius, le margrave Gaêli- 
Malhias, la sorcière Alifantina, la princesse Tedesca, la 
fée Ostrogothe, groupe bizarre dont la marche pesante 
soulevait une poussière opaque, dont le souffle éteignait 
les lumières, dont le regard terne changeait la baguette 
légère de Merlin en une lourde massue de chêne druidi- 
que. Leurs voix caverneuses s'entre-choquaient dans une 
langue qui semblait avoir pensé allemand avant de parler 
français. Leurs discours hérissés de syllogismes, encom- 
brés de panthéisme, cuirassés de hégelisme, lardés de 
strausisme , bigarrés de vers symboliques, émaillés d'i- 
mages allégoriques, brodés de prose poétique, troublaient 
les cerveaux, embrouillaient les idées, jetaient l'âme dans 
un de ces vagues malaises où Ton ne sait pas si l'on dort 
ou si l'on veille, si l'on a un caillou sur l'estomac ou un 
gnome au chevet de son lit , si Ton sort du collège de 
France ou des Petites-Maisons, si l'on tient un livre entre 
les mains ou si l'on entend un somniloque haranguant un 
somnambule. Ils passaient, ils passaient comme les Djinns 
de M. Victor Hugo : 

On doute, 
La nuit... 
J'écoute : 
Tout fuit... 



264 



CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Tout passe : 
L'espace 
Efface 
Le bruit. 



Merlin n'eut que le temps de se cacher : H. Edgar Quinet, 
moins avisé et plus lourd, reçut toute l'averse : Thalluci- 
nation fut si complète, qu'il crut Merlin enveloppé avec lui 
par cette cohorte germanique. Mais Merlin s'était enfenné 
à double tour pour laisser se dissiper cette bourrasque, 
et pendant que M. Edgar Quinet écrivait les deux grqs vo- 
lumes du faux Merlin V enchanteur y le vrai Merlin enchanté 
relisait Montaigne et MoUère,Hamilton et Lesage^Zadigei 
Gil Blas; et il se promettait formellement d'être toujours 
français pour rester clair, ou d'être toujours clair pour 
redter^-ft^pçais ; ce qui revient exactement au même. Je 
vous conseille de faire comme lui. 



LE LA FONTAINE DES VIEILLARDS ET LE LA FONTAINE 

DES ENFANTS 



XVIII 



MM. TAINE ET LOUIS RATISBONNE ' 



Notre tâche serait facile et brève, s'il ne s'agissait que 
déjuger, chez M. Taine, la question de talent; car il nous 
semble impossible d'en avoir davantage. Éclut, vigueur, 
don du pittoresque, richesse de l'image, sentiment d'ar- 
tiste échauffant et colorant les facultés du critique, style 
plein de saveur et d'accent, nerfs en saillie bien que re- 
couvert» de chair vive, sève débordante, sang jeune cou- 
rant à fleur de peau, rien ne manque à ce vaillant écrivain 
qui a su donner à un genre paisible, froid et rassis, le 
mouvement et le feu de l'action et de la vie. Si le talent 
de H. Taine n'est pas précisément de ceux qui corrigent 
ou rassérènentles littératures en décadence, ilest au moins 
du ceux qui réveillent les littératures assoupies : et cepen- 
dant j'éprouve, en le lisant, une impression que je suis 
forcé d'avouer. Pendant les vingt premières pages, c'est 

< U Fontam et m faW^i. «- Is Com^dtie enfantine, 



260 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

un charme, un entraînement irrésistibles. Puis vient Té- 
blouissement, puis la fatigue. Rigault, Prévost-Paradol, 
Sainte-Beuve, Emile Montégut, Cuvillier-Fleury (je rap- 
proche tout exprès des manières bien diverses), me dé- 
lectent et m'instruisent sans m'accabler; laine m*ècrase. 
Auprès d'eux, je ne me sens pas incapable de renouer l'al- 
liance de l'art nouveau avec la société polie et le vieil 
esprit français, de me rattacher, par exemple, à ce spiri- 
tuel abbé de Feletz qui m'a toujours paru le plus aimable 
trait d'union entre la causerie de salon et la critique de 
journal. Avec M.Taine, je suis dépaysé, et je reconnais 
que le fil est rompu. Puisqu'il aime à illiistrer ou plutôt à 
illuminer sa pensée, qu'il me permette une comparaison. 
Quand je le lis, il me semble que je me trouve dans un 
appartement somptueux, un peu encombré, plein de ma- 
gnifiques objets d art, non sans un certain mélange de 
bric-à-brac. On allume une douzaine de bougies; je re- 
garde, j'admire, je suis ravi : puis on en allume trente 
autres; c'est trop déjà; la lumière est trop crue, trop 
violente : l'or des cadres, la soie des tentures, l'émail des 
potiches, l'ébène des dressoirs, les rosaces des tapis, les 
glacis des tableaux, la blancheur des statuettes, le scintil- 
lement des cristaux, tout cela rayonne, flambqie, ruis- 
selle, resplendit, éblouit, se heurte dans un merveilleux 
pêle-mêle de clartés et de couleurs. Mais voici le maître 
de la maison, qui juge que la salle n'est pas encore assez 
éclairée : et en avant le grand lustre, les torchères et les 
candélabres ! C'en est fait, mon admiration devient pres- 
que une souffrance, et mon extase une migraine : je 
gagne à la hâte le petit boudoir où une lampe discrète 
veille sous son globe d'albâtre, et oiî j'aperçois, à travers 
une ombre transparente, un doux et timide visage penché 
sur un bouquet de violettes; ou mieux encore j'ouvre la 



MM. TAINE ET LOUIS RATISBONNE.' 267 

fenêtre, j'aspire une gorgée d'air pur, et mes yeux se re- 
posent en regardant les étoiles. 

Je ne dirai pas que, devant M. Taine, je me sens petit 
comme M. Perrichon devant le Mont-Blanc; mais plutôt 
que je me trouve pauvre comme quand je quitte mon 
humble cabinet de travail pour entrer dans le magasin de 

Monbro. 

Ceci posé, M. Taine, si admirablement doué, par exem- 
ple, pour parler de Saint-Simon ou du moderne Balzac, 
élait-il aussi bien appelé à écrire sur la Fontaine? C'est ce 
qui me ramène à mon sujet. 

On s'est plaint souvent que le merveilleux génie de la 
Fontaine fût défloré par les enfants, à cet âge où l'esprit 
ne peut saisir le sens intime de cette épopée familière et 
ne voit rien au delà de ces surfaces à peaux de bêtes. Il 
faudrait lire la Fontaine à trente ans, à ce moment de la 
vie où l'expérience,, déjà commencée, laisse pourtant à 
l'imagination et à l'âme cette fleur sans laquelle certai- 
nes beautés, toutes de nuances délicates et d'idéale har- 
monie, ne peuvent être complètement goûtées et com- 
prises. On se trouverait alors dans les dispositions les 
meilleures pour jouir de cet art caché, incomparable, qui 
n'appuie jamais, qui glisse sur toutes choses sans même y 
laisser le dard envenimé de Voltaire; qui se compose 
d'ingénuité et de malice, d'échappées et de réticences, et 
qui mieux encore que Molière, bien plus puissant d'enver- 
gure, nous donne l'expression exquise et suprême des 
liardies^es de l'esprit dans une société réglée et sous 
un gouvernement absolu. On aurait, pour lire la Fon- 
taine, les yeux d'Alceste sous le binocle de Philinte. 
Est-ce bien pour cet âge moyen, pour cette douce et sage 
température intellectuelle que M. Taine a écrit son livre, 
si remarquable d'ailleurs? Nous ne le croyons pas : c'est 



868 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

à une société vieillie, à des sens blasés, à des esprits à la 
fois raffinés et endurcis que s'adresse cette méthode 
impitoyable, aussi voisine de l'anatomie que de l'analyse, 
et qui, comme le scalpel et le bistouri, semble toujours 
prête à faire crier les chairs et saigner les fibres de l'hu- 
manité. C'est, en d'autres termes, le la Fontaine des 
vieillards que nous donne M. Taine. Il faut vraiment être 
arrivé au déclin d'un siècle sexagénaire, perclus de révo- 
lutions et de rhumatismes, pour qu'un homme d'un 
talent supérieur puisse écrire le gros mot anthropologie 
â la huitième page d'un livre sur l'auteur des Animaux 
malades de la peste et de la Cigale et la Fourmi, — « Ana- 
tomistes et physiologistes, que me voulez-vous?» s'est 
écrié H. Sainte-Beuve avec cette finesse de tact qui ne 
l'abandonne jamais, mais sans s'apercevoir que lui-même, 
en ces derniers temps, il nous avait poussés dans cette 
voie. Il marquait, par cefte parole de maître, des diffé- 
rences que la nouvelle école oublie trop. Non, l'analyse 
n'est pas l'anatomie, pas plus que l'esprit n'est le corps ; 
les confondre, c'est matérialiser la critique au moment 
même où on cherche à lui infuser un sang jeune et une 
vie nouvelle. L'anatomie coupe (M. de la Palisse ne dirait 
pas mieux), l'analyse délie ; elle procède par infiltrations 
et non par coups de couteau : immatérielle et impalpable 
comme les objets dont elle s'occupe et les éléments dont 
elle dispose, son triomphe est de pénétrer sans faire 
grincer les portes, de vaincre, d'assouplir ou de dissoudre 
par une lente et secrète assimilation entre sa propre 
essence et tout ce qu'elle touche. Maintenant, il est 
possible, — car je ne me donne pas pour un docteur, — 
que l'analyse, telle que je l'indique et que je la regrette, 
avec ses allures insinuantes et discrètes, ne soit plus pra- 
ticable dans un temps comme le nôtre, et qu'une critique 



# 



MM. TAINE ET LOUIS RATISBONNE. 269 

à laquelle je reproche de manciuer d*air soit en complet 
accord avec une société où Tair manque. On Ta déjà 
remarqué, sous une forme bien plus littéraire, avec 
un art bien plus parfait, H. Taine tient, dans la criti- 
que , une place analogue à celle que H. Dumas fils 
occupe au théâtre, à celle que H. de Balzac a léguée, dans 
le roman ,' aux trois ou quatre conteurs réalistes qui se 
partagent la pourpre tachée d'Alexandre. C'est bien là le 
règne de la démocratie, dans les lettres comme partout, 
mais d'une démocratie soumise à des conditions particu* 
lières, qui ne triomphe et ne gouverne qu'en dessous et au 
dedans, en un travail mystérieux et permanent, et qui, en 
de hors et au-dessus, se sent domptée, gênée, disciplinée, 
assujettie, satisfaite à la fois et mécontenta, assouvie et 
inquiète. Si H. Taine eût écrit son livre en 1828 ou en 
1845, sous un régime de liberté parlementaire et de mo- 
narchie libérale, j'imagine qu'à talent égal il l'aurait écrit 
autrement. Aujourd'hui, par une sorte de mirage très- 
singulier, mais fort explicable, il a pu, lui, écrivain dé- 
mocrate, enfant d'une philosophie positiviste plutôt 
qu'éclectique, se croire le contemporain de la Fontaine, 
penser et sentir comme lui sur ces grandes iniquités hu- 
maines, ces grandes inégalités sociales qui, sous Louis XIV, 
ne pouvaient être attaquées que de biais, par insinuations, 
par allégories, avec des pattes de mouche écrites par des 
pattes de singe : mais , dans cet anachronisme volon- 
taire, dans celte fusion de sa pensée avec celle du fabu- 
liste, il a apporté les idées, les allures, les vivacités, 
j'allais dire les violences de l'esprit le plus moderne, les 
façons rudes et cassantes d'un disciple d'Armand Carrel 
et d'Auguste Comte. Il a poussé au noir la Fontaine, et, 
sous prétexte de ne pas s'en tenir à la lettre, il a, nous le' 
croyons, dépassé l'esprit. Ces chapitres si saisissants, si 



270 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

vivants, rflomm^, leRoi^l^Caurtisafiy laNoblesse^ leBowr- 
geais, les Dieux, les Bêtes, qui vous pincent et vous 
poignent comme des tenailles d'acier, me font l'efTet 
d'une photographie merveilleuse, mais implacable, svih 
slituée à de fines et délicates esquisses de Lancret ou de 
Chardin. La Fontaine n*y est pas seulement traduit, 
interprété de main de maître ; il y est transpercé, et, au 
delà du bonhomme, j'aperçois tout un monde mélangé de 
démocratie et d'absolutisme, où les abus, les mœurs, les 
lypes du dix-septième siècle sont jugés d'après les idées 
les plus avancées du nôtre. Là où la Fontaine n*a mis que 
des malices, j'aperçois des haines. Là où sa plume a riva- 
lisé de légèreté et de grâce aérienne avec le papillon et 
l'abdlie, où la satire joue et s'envole dans l'espace 
comme la bulle de savon irisée par le soleil, j'aperçois le 
robuste outil démocratique, habile à creuser la terre et à 
percer les montagnes, mais incapable d'effleurer sans dé- 
chirure ces fins et souples tissus que le génie du grand 
siècle a créés de son souffle, animés de son sourire et 
brodés de ses mains blanches. Chose remarquable ! je 
pourrais, pour préciser et autoriser ma critique, renvoyer 
H. laine à son propre livre ; car, s'il a, selon moi, assom- 
^^h aggfravé, alcoolisé, envenimé la Fontaine, parfois 
aussi il Ta supérieurement peint : — a Ilien de si fin que 
cet agrément : toutes les grâces de ce style sont légères ; 
il s'est comparé lui-même à l'abeiUe, au papillon qui va 
de fleur en fleur et ne se pose qu'un instant au bord des 
roses poétiques. Tous les sentiments, chez lui, sont tour 
à tour effleurés, puis quittés : un air de tristesse, un 
éclair de malice, un mouvement d'abandon, un élan d'é- 
loquence, vingt expressions passent en un instant sur cet 
aimable visage. Un sourire imperceptible les relie. Les 
étrangers ne l'aperçoivent pas, tant il «st fin. Il se moque 



I 



MM. TAINE ET LOUIS RATISBONNE. 271 

sans qu*on s'en doute, au passage, sans insister ni 
appuyer. II n'éclate pas ; il ne dit qu'à demi les choses, 

de, etc » — Oui, c'est bien cela; mais c'est cela que 

je regrette de ne pas trouver toujours chez son commen- 
tateur, si ingénieux à tout exprimer et à tout peindre. 
Un peu plus loin, M. Taine ajoute :. « Si vous voulez fixer 
cette peinture fuyante, vous la grossissez. Quand Grand- 
ville, pour illustrer la Fontaine, a mis sous nos yeux ses 
bêtes en habits d'homme, il a tout gâté. » — Rien de plus 
vrai : mais M. Taine, toute proportion gardée, n*a-t-il 
pas fait un peu comme Grandville? N'a-t-il pas, lui aussi, 
mis des habits d'hommes aux bêtes de la Fontaine ; des 
habits d'ancien régime, coupés et brodés par un tailleur 
d'aujourd'hui? Les bêtes de la Fontaine avaient déjà bien 
de l'esprit : celles de M. Taine en ont trop. Les unes 
n'avaient fait que des épigrammes ; les autres ont fait des 
révolutions. 

Il faut, nous le répétons, des lecteurs vieillis, des cer- 
veaux usés, une société chagrine, pour se plaire corn* 
plétement à ce la Fontaine transposé : s'ensuit-il que le 
véritable puisse être compris et aimé par les enfants? 
Assurément non, et c'est ici que se place naturellement 
Tœuvre charmante de H. LouisRatisbonne.H. Hatisbonne, 
l'énei^gique traducteur du plus viril des poètes, a eu 
l'excellente idée de se faire en famille le fabuliste, le la 
Fontaine de cet âge heureux à qui on ne doit pas appren- 
dre tçop tôt que les loups croquent les moutons et que les 
lions sont moins innocents que les ânes. Cette Comédie 
enfantine (remarquez que nous ne disons pas puérile)^ 
écrite pour quatre délicieuses petites filles qui l'ont si 
bien inspirée et qui la récitent si bien, a, par un beau 
soir d'automne, six semaines avant le jour de l'an, 
passé du foyer domestique qui voulait la retenir, entre 



272 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

les mains d'un éditeur assez spirituel pour comprendre 
qu'à un pareil livre il ne s'agissait pas de créer un public, 
mais de multiplier une famille. Illustré à ravir, et tout à 
fait dans le sentiment de cette poésie naïve, par HH. Go* 
bert et Froment, ce beau volume nous arrive, présenté 
et patronné par Stahl en personne, cet humoriste qui n'est 
jamais de mauvaise humeur, ce ravissant esprit qui a du 
Musset en prose, du Henri Heine attendri et souriant. 11 
faut lire, dans l'aimable préface de Stahl, comment cette 
Comédie enfantine est venue au monde, sous les yeux 
d'une heureuse mère, pour le bon plaisir de roses et fraî- 
ches actrices de quatre à huit ans, tout étonnées aujour- 
d'hui et toutes contentes que leur comédie leur échappe 
pour aller faire le tour de ce petit monde qui joue à la 
corde, jase et gazouille dans les jardins du Luxembourg 
et des Tuileries; pour aller réjouir, instruire, faire sou* 
rire et rêver ces milliers de frères et de sœurs dont les 
pères ne sont pas poètes. Nous ne déflorerons pas par des 
citations ces jolies fables qui sont, pour les enfants, d'une 
morale plus claire, plus immédiate, phis pratique et plus 
douce que celles de la Fontaine; et, sans vouloir établir 
de comparaison impossible, nous avouerons que, tout en 
admirant l'adorable fabuliste, nous nous sommes parfois 
demandé si les enfants pouvaient trouver beaucoup de 
charme et de profit dans l'œuvre d'un homme à qui ont 
évidemment manqué toutes les vertus de la famille. Dans 
celte préface qui vaut, à elle seule, un gros livre, Stahl 
nous démontre, avec autant de raison que de grâce, tout 
ce qu'il y a d'illusoire dans la plupart des livres destinés 
officiellement à la jeunesse et à l'enfance, dans cette litté- 
rature des enfants, telle que la professent et la pratiquent 
des écrivains, souvent médiocres, suant sang et eau pour 
mettre leurs pensées d'hommes au niveau des jeunes 



MM. TAINË ET LOUIS RATISBONNE. 273 

esprits qui doivent les lire. Non, ce n'est pas ainsi que 
doit se faire cette littérature que j'appellerai volontiers 
légère et sacrée comme le poète de Platon. Un père de 
famille a ses enfants sur ses genoux : il voit s'attacher 
sur lui ces regards limpides' et profonds derrière lesquels 
il y a des mondes : mondes mystérieux où des clartés 
soudaines sillonnent des ombres lumineuses, où des so- 
lutions imprévues s'accrochent à des questions indiscrètes, 
où passent des poupées et des géants, des sylphes et des 
fantômes, des lutins et des anges, des énigmes et des 
sphinx. De la rencontre, du choc de ces deux regards, le 
regard du père qui réfléchit et celui de l'enfant qui songe, 
jaillit une étincelle, une flamme douce et flottante entre 
la réalité et la fantaisie. Que le père s'en empare et la fixe; 
voilà la vraie littérature, la vraie poésie des enfants; 
voilà la Comédie enfantine de H. Louis Ratisbonne : voilà 
aussi ce que dit la préface de Stahl bien mieux que je ne 
vous Tai dit et que je ne saurais vous le dire. 



XIX 



M. VICTOK DE LAPRADE* 



Je croirais manquer de respect à M. Victor de Lapradc 
si je traitais ses beaux vers comme on traitait autrefois 
les œuvres de poésie, en discutant les hémistiches, en 
proclamant les beautés, en signalant les défauts, en jus* 
tifiant par des citations mes éloges ou mes critiques. Il y 
a dans son talent tant d'élévation et de grandeur, sa 
forme austère et pure couvre un tel fond de virile et gé- 
néreuse pensée ) qu'on se sent entraîné par son souffle, 
emporté avec lui vers ces cimes où sa poésie vit à Taise 
comme Taigle dont elle a l'envergure et la force. J*ai 
parlé ailleurs de Psyché^ de ce poème où la plus char^ 
mante des fables du polythéisme est devenue» sous la 
plume de M. de Laprade^ Un trait d'union entre ces mys- 
lérietlx symboles et les plus hautes vérités du spiritua- 
lisme chrétien. Aujourd'hui c'est sur les Poèmes évan* 
géliques que je voudrais surtout ramener l'attention de 

* Poëmes évangéliques. 



M. VICTOR DE LAPRADE. 275 

mes lecteurs. Couronnés par rAcadémie française, pré- 
cédés et suivis de ces admirables strophes filiales, qu'un 
malheur récent rend plus irrésistibles encore et plus 
émouvantes, présentés cette fois au public avec une pré- 
face qui est à elle seule un chapitre de Poétique chré- 
tienne, ces Poèmes nous livrent, pour ainsi dire, H. de 
Laprade tout entier. Ils nous le révèlent du moins tel que 
nous aimons à nous le figurer ; chrétien sincère avec ce 
grain d'indépendance qui va si bien aux nobles âmes et 
qui donnait aux chrétiens du dix-septième siècle tant de 
caractère et d'accent; cherchant sous les voiles divins 
l'humanité dans ce qu'elle a de plus vivifiant, de meil- 
leur, de plus conformée sa céleste origine ; l'amour, la 
liberté, le sacrifice, les tendresses domestiques, la dou- 
leur surtout, cette grande loi devinée par les stoïques, 
appliquée et pratiquée par le christianisme ; s'efforçant 
enfin, avec autant de fermeté que de succès, de réconcilier 
Torthodoxie et l'art, ces deux antagonistes dont on a si 
souvent envenimé les contradictions et les querelles. C'est 
principalement sur ce dernier point que M. Victor de 
Laprade nous appelle à le juger : en effet, toute la 
question est là : une fois que nous l'aurons résolue en 
l'honneur du poête^ notre tâche sera bien facile ; il ne 
nous restera plus qu'à saluer cette poésie tour à tour 
simple et savante, énergique et tendre , majestueuse et 
touchante, écrite en marge des Évangiles sans jamais en 
altérer le texte* Nous n'aurons plus qu'à nous passer de 
main en main ce beau t)ase athénien, rempli des fleurs 
du Calvaire, 

Un écrivain que l'on s'est remis à admirer, — j'avoue ne 
pas savoir pourquoi, — M. Edgar Quinel a dit quelque 
part : « Non, l'art n'est pas l'orthodoxie et le poète n'est 
pas le prêtre : en élaguant ce qu'il désespère d'assouplir, 



276 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Tartiste arrive fatalement à défigurer le dogme. » — S*il 
fallait prendre au pied de la lettre ce rigoureux arrêt, il 
serait permis de se demander par quels secrets les 
artistes du moyen âge, y compris HicheUAnge et Ra- 
phaël, ont su, non-seulement ne pas altérer les pages 
sacrées dont ils s'inspiraient, mais les faire entrer plus 
profondément encore dans les imaginations et dans les 
i\mes ; comment les chrétiens les plus scrupuleux peuvent 
avoir sans remords dans leurs bibliothèques le Tasse, 
Dante, Hilton et Chateaubriand. H. Victor de Laprade, 
dans les premières pages de sa remarquable préface, a 
excellemment établi la distinction entre les parties du 
divin livre auxquelles il serait imprudent de toucher, et 
celles que le poêle, comme le peintre, peut méditer avec 
une émotion religieuse et humaine tout ensemble; émo- 
tion qui peut à son tour se traduire sur le papier comme 
sur la toile. 11 distingue, avec non moins de justesse et de 
goût, ce qu'il y a de dangereux, — je dirais volontiers 
d*absurde, — dans Femploi du merveilleux dirétieny tel 
que l'ont adopté d'illustres poètes, et ce qu'il y a de légi- 
time, d'irréprochable et, dans la difficulté même, d'at- 
trayant à s'approcher respectueusement des livres saints, 
à y chercher des sujets de récits poétiques, de médita- 
tions fécondes, d'applications consolantes à la vie, à la 
conscience, au cœur, aux joies et aux afflictions de Tàme. 
Autant nous professons d'antipathie contre ces grandes 
machines de l'épopée chrétienne, ces ciels^ ces enfers, 
ces purgaUrires, qui font l'effet de sermons de curés de 
village, versifiés ou coloriés par des hommes de génie, 
autant nous sommes disposés à accepter et à admirer ce 
poète choisissant parmi les chapitres de l'Évangile ceux 
qui peuvent revêtir les formes de la poésie française sans 
y rien perdre de leur mystique parfum. L'arbre de la croix, 



M. VICTOR DE LAPRADE. 277 

— c'est M. de Laprade qui nous le dit dans son beau 
langage, — plonge ses racines en des profondeurs infinies 
où l'esprit humain ne doit pas le suivre : mais ses vivaces 
rameaux ont des fleurs qu'il n'est pas défendu de con- 
templer, des fruits qu'il est permis de toucher et de 
cueillir. 

Nous sommes donc parfaitement d'accord avec H. de 
Laprade, et son volume d'ailleurs est le plus excellent 
plaidoyer en faveur de sa thèse. Qu'il nous permette seu- 
lement d'indiquer une légère nuance que nous suggèrent 
les dernières pages de sa préface, et qui, loin d'affaiblir 
]ios sympathies, nous servira à les préciser. Ici ce n'est 
peut-être entre lui et nous qu'une question de dates. 
Tacite a dit que quinze ans formaient un grand espace 
dans la vie humaine : il y a des époques où quinze mois 
peuvent rivaliser avec les quinze années de Tacite et 
amener sur certains points des modifications singulières : 
Or la préface de M. de Laprade est du mois d'août 1859, 
cl nous sommes en novembre 1860. 

La poésie chrétienne, telle que l'ont comprise et pra- 
tiquée Chateaubriand et Lamartine, a eu, au commence- 
ment de notre siècle et jusqu'au seuil de la Révolution de 
1850, des conditions heureuses. Au sortir des abattoirs 
de la Terreur et des bourbiers du Directoire, il y avait, 
d'une part, dans les âmes un tel besoin de croire, de 
l'autre, dans les intelligences une telle table rase, que 
nijil ne songea à chicaner l'auteur du Génie du diiistia- 
nisme et ses imitateurs pour des ouvrages où le senti- 
ment religieux, plus attrayant que raisonné, s'adressait 
surtout à rimagination. Chateaubriand, dans ses Mé- 
moires, nous dit que, partout où le promenait sa vie aven- 
tureuse, les curés lui arrivaient sur la foi du Génie du 
christianisme. Plus tard, lorsque les églises, après s'être 

IG 



278 CAUSERIES LITTÉRAllIES. 

relevées, s'éclairèrent, le contrôle ne fut ni plus sévère 
ni plus étroit. Le spiritualisme libéral où se ravivaient 
toutes les sources de la pensée comportait une sorte 
d'enthousiaste confiance, incompatible avec les objec- 
tions méticuleuses et rigoristes. On a beaucoup parlé 
du mal involontaire que la Restauration fit à la re- 
ligion catholique en la protégeant trop; et en efTet nous 
avons vu depuis comment les gouvernements peuvent 
être les bienfaiteurs du catholicisme par des moyeni 
contraires. Sans entrer dans le vif de la question, et 
en restant dans notre spécialité littéraire , remarquons 
du moins que cette protection même, cette sécurité, 
ce contentement et ce respect extérieurs , s'accordaient 
assez bien avec une largeur d'idées dont profitait la 
littérature chrétienne pour vivre à la fois en bonne in- 
telligence avec le monde, le succès et la stricte ortho- 
doxie. C'est la période qui va des Martyrs aux Harmonies 
en passant par les Méditations et les Odes et Ballades, 
Mais on ne tarda pas à s'apercevoir que cette philosophie 
spiritualiste et libérale n'aboutissait pas précisément au 
catéchisme, et que le romantisme avait un tout autre but 
que de s'agenouiller sous les ogives des vieilles cathé- 
drales. La lune de miel était finie; les dissentiments 
s'aggravèrent : une révolution s'accomplit, dont les carac- 
tères antichrétiens firent descendre dans les rues ce qui 
avait commencé dans les idées. En même temps, sous ces 
ilinestes influences, la religion se sentit abandonnée ou 
trahie par plusieurs de ces beaux talents dont les débuts 
l'avaient glorifiée et consolée. Une génération nouvelle, 
plus orageuse, plus hostile, plus profondément travaillée 
des ferments révolutionnaires, succéda à ces écrivains, 
à ces poètes qui s'étaient d'abord associés à la renais* 
sance chrétienne. Cette situation produisit ce qu'elle de- 



M. VICTOR DE LAPRADE. 279 

vait produire. L'air et l'espace, la puissance et le bruit 
appartenant désormais à des œuvres empreintes de l'es- 
prit de révolte et de désordre, le groupe des fidèles se 
resserra, se renferma de plus en plus dans le sanctuaire 
ou dans la maison ; il devint plus facile à alarmer, plus 
difficile à satisfaire. Le malheur a des pruderies que n'a 
pas la prospérité. Le temps était passé où l'on pouvait 
être accepté comme un défenseur de la foi, après avoir 
écrit René, l'épisode de Velléda et certaines pages des 
Études historiques. Pour ces consciences plus ombra- 
geuses, plus rigides, moins disposées à pactiser avec l'art, 
naquit, dans les derniers temps, cette littérature ohré«* 
tienne ou plutôt dévote dont se plaint, non sans raison, 
M. Victor de Laprade, et qui a, en effet, l'inconvénient de 
créer dans les lettres une petite Église, d'amoindrir Tidéal 
chrétien, de rebuter les jeunes imaginations, de faire 
tnnir dans Tétroit espace d'une sacristie ce qui est assez 
grand pour remplir la distance de la terre au ciel. Hais 
notre poète est-il aussi juste en y voyant un signe de l'a- 
mollissement des âmes jusque dans les rangs catholiques, 
en signalant ce petit art merveilleux et coquet, ces su 
creries à la Vert-Vert, comme répondant, même chez les 
plus fidèles, à un besoin de jouissances et de bien-être, à 
une sorte de sybaritisme pieux, à de serviles complai- 
sances pour tout abus du succès et de la force qui pro- 
met une trompeuse et humiliante sécurité? Nous ne le 
croyons pas, et peut-être H. de Laprade ne le croit-il plus 
lui-même : peut-être a-t-il confondu le scrupule avec la 
mollesse, les imaginations volontairement bornées avec 
les consciences énervées, de chagrines méfiances contre 
les séductions de l'art avec l'affaiblissement des Ames 
trop débiles pour vivre de la moelle des lions, du régime 
des livres saints et des Pères. Non, les ressorts énergi- 



280 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ques ne sont pas brises, les sources de l'héroïsme ne sont 
pas taries dans les cœurs catholiques. Ne leur reprochez 
plus je ne sais quelle poésie de pralines à Teàu bénite, 
je ne sais quelle littérature de sacristains confiseurs : 
ils viennent d'ajouter un chant d'Homère aux livres des 
Hachabées ! 

.Si nous avons insisté sur cette légère dissidence, c'est 
qu'elle ne conclut rien, — bien au contraire, — ni contre 
les Poèmes évangéliques de H. Victor de Laprade, ni con- 
tre ses beUes pages de poétique chrétienne. S'il est vrai, 
et je le crois, que la poésie religieuse du commencement 
de ce siècle ne fut trop souvent qu'une sorte de religiosité 
poétique destinée tôt ou tard à se perdre dans un sentimen- 
talisme vaporeux ou un romantisme agressif; s'il est prouvé, 
et je le crains, qiie les procédés et le domaine de l'art 
chrétien fussent récemment devenus trop étroits pour suf- 
fire aux imaginations, n'est-il pas temps d'inaugurer une 
poésie libre et forte, nourrie des sucs vivifiants de TËvan- 
gile, également éloignée des rêveries romantiques et des 
minuties rigoristes, telle enfin qu'elle convient à une géné- 
ration éprouvée par de cruels mécomptes, revenue d'illu- 
sions dangereuses, sadiant à ses dépens ce que la foi 
perd au contact de la servitude, et trop profondément 
frappée dans toutes les choses humaines pour ne pas re- 
monter droit aux choses de Dieu? Cette poésie, chère à la 
Uberté sans être suspecte à l'orthodoxie, c'est celle de 
H. Victor de Laprade. Je la reconnais à chaque page des 
Poèmes évangéliqties ; elle y éclate en traits d'austère 
grandeur, elle s'y épanche en flots de suave mansuétude. 
Elle me raconte, à l'ombre de la croix, la tentation du 
Sauveur, la résurrection de Lazare, la Samaritaine, le 
repentir de Madeleine. De ses yeux levés vers le ciel 
coulent ces larmes qui fécondent la terre ; des mystiques 



M. VICTOR DE LAPRADE. 281 

blessures de son beau sein jaillit ce sang dont les gouttes 
précieuses font germer la divine moisson. Si la main 
respectueuse du poète la détache un moment de son ca-; 
dre sacré, c'est pour la placer au milieu de nous, pour 
en faire le texte de ses prières, le sujet de ses méditations, 
renseignement de sa vie, le refuge de ses douleurs, la 
sainte joie de la famille et du foyer. Son âme fiére, un 
peu hautaine peut-être, s'attendrit à cette école de toute 
tendresse, s'humanise sous cette douce étreinte du Dieu 
fait homme. 

Ce que l'on a parfois remarqué d'un peu sauvage 
dans son talent, d'un peu enclin aux escarpements 
et aux solitudes, s'assouplit et s'apprivoise dans sa 
pieuse intimité avec ce livre où la suprême grandeur 
appelle à soi les humbles, les petits et les faibles, où 
Dieu, dans un miracle d'amour, se donne à l'humanité 
pour l'instruire, la régénérer et la sauver. Cet unique re- 
proche que j'adressai autrefois à H. Victor de Laprade 
sur sa tendance à s'isoler, je le rétracte aujourd'hui après 
avoir lu ses Poèmes évangéliques : eh ! qui ne le rétrac- 
terait en Usant une fois encore ces deux pièces qui com- 
mencent et terminent son recueil, Dédicace et Consécra^ 
tiorif toutes deux adressées par le poêle à sa mère, toutes 
deux pleines d'une émotion pathétique et pénétrante qui 
arracherait des larmes aux plus indifférents? 

Quand je pouvais encor vous voir et vous entendre, 
Quand, parmi vos travaux, ma mère, et vos douleurs, 
Mon cœur de fils pouvait à vos pieds se répandre, 
Et faire éclore en vous de la joie ou des pleurs; 

Avant l'heure où brisant le bonheur dom6êti(|tie. 
Dieu vous plaça plus haut que vos amours Ikumain^^ 
Lorsque ma lèvre encor s'appuyait sur vos mains^ 
Lorsque vous étie; là sur ce fauteuil antique, 



28â CAUSERIES LIT.TÉRAIRES. 

Trop souvent de mon cœur j'ai retenu la voix ; 
Je vous ai trop peu dit, c'est là ma peine amcre, 
Ces choses qu*un bon fils doit dire mille fois 
Pour payer, s'il" se peut, les peines d'une mère... 



Toute cette pièce, ainsi que la Dédicace^ est de la plus 
touchante et de la plus humaine beauté. Tous les fils, — 
et c'est là l'oftice suprême de la poésie, — tous les fils qui 
ne sont pas poètes, mais dont les cœurs ont saigné de la 
même blessure, dont les yeux ont versé les mêmes pleurs, 
doivent ici saluer et rcfmercier Victor de Laprade comme 
un frère, un frère doué de la faculté d'exprimer ce qu'ils 
ressentent, de donner à leurs sanglots une voix mélo- 
dieuse et immortelle. Pour nous, la poésie et les œuvres 
de H. de Laprade, Psyché, les Symphoniesj les IdyUes 
}iéroiqueSy les Poèmes évangéliqueSy toutes ces pages, si 
fiéres et si pures, nous apparaissent encadrées entre ces 
adorables strophes à sa mère et cette merveilleuse satire 
pro afis ac focis, qui nous le montra Thiver dernier entrant 
d'un pas si ferme au milieu de ces foules qu'on l'accusait 
de trop dédaigner, et leur parlant un langage que ne leur 
parlent ni leurs flatteurs ni leura maîtres. Ainsi le fils et 
le citoyen ont rapproché de nous le poète : le fils, ai-je 
dit? Pourrais-jc, après avoir rappelé les vers de Victor de 
Laprade à sa mère, ne rien dire de la nouvelle douleur 
qui vient de le frapper? P^urrais-je me taire auprès de 
cette tombera peine fermée, sur laquelle une voix amie 
et bien éloquente a exprimé l'admiration et les regrets 
d'une grande ville, d'une société tout entière, a redil 
les modestes grandeurs d'une belle vie, les vertus de 
M. Richard de Laprade? J'éprouve une tristesse profonde 
en songeant que ces pages consacrées à un talent, à un 
caractère que j'admire et que j'aime, ne seront pas lues 



M. VICTOR !>E LAPRADK. 285 

par celui qui fut pour Victor de Laprade le meilleur des 
amis, le plus dévoué des guides, par celui qui, humble 
pour lui-même, ne connut que Torgueil paternel. Ah! 
que ce regret ajoute, pour le noble poète, sinon au prix 
de la louange, au moins à la sincérité de Thommage ! 

2 novembre 1860, 



LE RÉALISME EN MAINS PROPRES 



XX 



MM. PAUL PERRET ET PAUL DELTUF 



Quand on songe que les premiers romans ont com- 
mencé ainsi : « Il y avait une fois un roi et une reine », 
on est tenté de redire le mot célèbre de H. Laine : c Les 
rois s*en vont. » Le roman, sous ce rapport comme sous 
bien d'autres, prend ses avances sur la politique et sur 
l'histoire. Quel chemia n'a-t-il pas parcouru depuis le 
bon temps où les aventures royales lui semblaient seules 
dignes de nous être racontées? Après les rois et les reines, 
il s'est rabattu sur les princes, les princesses et les grands 
seigneurs, et il est allé, avec mademoiselle de Scudéry , les 
chercher en Perse ou en Cappadoce, plutôt que de déroger : 
pus, avec madame de Souza, il est descendu aux simples 
gentilshommes, mais en gardant toutes les élégances et 
toutes les exquises façons de l'ancienne cour. Ensuite est 
venue cette société un peu mêlée que comportent les 
temps de révolution ; patricietmcs et courtisanes, mous- 
quetaires et rapins, nobles et bourgeois, bohèmes et 



MM. PAUL PERRET ET PAUL DELTUF. 285 

griseltes, reîtres et bandits ; le tout parlant à peu près la 
même langue et attestant mieux qu'un article de loi ou 
une page d'annuaire le déclassement social qui s'opérait 
sous nos yeux. A présent, nous voici en rase campagne, 
en présence de vrais paysans ; non plus de ces villageois 
d'opéra- comique, soufflés et habillés par Florian ou par 
Berquin, et exprimant, sous le pseudonyme de Lubin ou 
de Colette, des sentiments tout aussi raffinés que ceux 
de Gitalise ou de Dorante , mais des paysans réels , 
pris sur le fait, étudiés d'après nature, et ne ressem- 
blant pas plus à leurs devanciers florianesques que les 
paysages de Daubigny ne ressemblent à ceux de Berlin 
ou de Bidault : le roman entreprend de nous intéresser 
aux malheurs de la famille Bongenoux, aux méfaits de 
Pierre Magloire, aux coups d'État des meuniers de Précy- 
le-Sec ; et il y réussit , c'est incontestable ! Les deux 
récits de M. Paul Perret , les Bourgeois de campagne et 
V Histoire d'une jolie femme^ ont d'autant plus de droits 
aux attentions de la critique, qu'il faut s'y reprendre à 
deux fois pour en apprécier tous les mérites. Les per- 
sonnages y sont en général peu attrayants ; l'humanité ou, 
si l'on veut, la rusticité n'y est pas peinte en beau ; l'action 
marche lentement ; les incidents sont rares ; on y cher- 
cherait en vain une de ces scènes à effet, qui suffisent 
souvent au succès d'un volume; enfin, chose plus grave! 
la morale la plus sévère n'y trouverait pas deux lignes à 
retrancher. Aussi, peu s'en faut qu'après une lecture 
superficielle on ne déclare ennuyeux les deux romans de 
H. Paul Perret : mais, en y regardant de plus prés, on 
reconnaît tout ce que le jeune écrivain possède déjà de 
qualités réservées d'ordinaire à l'âge mûr : solidité, sûreté 
demain, observation pénétrante, faculté rare de poser 
d*un trait des figures qui vivent et qu'on n'oublie pas , 



28G CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

art de faire vrai^ cet art indépendant de toutes les diver- 
sités de systèmes et d'écoles ; car les brutalités réalistes 
peuvent être tout aussi fausses que les mièvreries du genre 
troubadour. En outre, M. Paul Perret est paysagiste, non 
pas à tout propos et à outrance, mais dans une juste 
mesure et en mairitenant une proportion excellente entre 
le tableau et le cadre. Ses descriptions sont sobres, 
légèrement et finement enlevées d'un pinceau délicat, qui 
indique tout et n'alourdit rien. Son style a les mêmes dons 
de justesse et d'harmonie; point de notes criardes, pas de 
ces tons éclatants qui attirent l'œil, mais qui le fatiguent ; 
çà et là des pensées s'éclairant dans une image heureuse, 
telle que celle-ci : — « La solitude est la diète de l'âme, 
qui d'abord y trouve un secours et bientôt un irritant. » 
— En un mot, Bl. Paul Perret, dans ces deux ouvrages 
publiés à quelques mois de distance, s'annonce comme 
un romancier et un écrivain de bon aloi. Ceci posé et hors 
de £ause, qu'il me permette quelques réserves et quel- 
ques remarques, inspirées par des contrastes, j'allais 
dire des disparates entre son public, sa manière, son 
talent, et les sujets qu'il affectionne. 

Lorsque la société d'avant 89 lisait Manon Lescaut ou 
Marianne, la Nouvelle Hélotse ou Paul et Virginie^ 
lorsque la génération, assombrie par de formidables ca- 
tastrophes lisait Werther ou Hené, lorsque la jeunesse 
enthousiaste d'innovations, de conquêtes littéraires et so- 
ciales, lisait Notre-Dame de Paris, Indiana ou Eugénie 
Grandet^ te succès de ces œuvres si diverses ne résultait 
pas seulement de leur mérite, mais du parfait acc(»rd où 
se confondaient, pour ainsi dire, l'auteur, son siècle, ses 
personnages et ses lecteurs. Évoquez au hasard, dans la 
longue série des romans célèbres, ceux qui ont marqué 
leur date et laissé une trace dans l'esprit des contempo- 



MM. PAUL. PERRET ET PAUL DELTIF. '287 

rains : partout vous reconnaîtrez ce caractère, cette 
alliance intime et souvent cette attraction magnétique 
entre Técrivain, ses lecteurs et ses héros. Je ne veux pas 
dire pour cela que, tant que le roman se maintint dahs les 
sphères aristocratiques, il ne fut lu et apprécié que par ses 
pairs. Non: mais quiconque lit une œuvre d'imagination, 
aspire naturellement à monter, cherche à entrevoir, fût-ce 
confusément, un idéal plus élevé et plus distingué que 
lui ; et c'est si vrai, que, quand les artisans ou les petits 
bourgeois se donnent une récréation littéraire ou théâ- 
trale, il leur arrive presque toujours de choisir de l'héroï- 
que ou du chevaleresque. Aujourd'hui la société a bien 
pu se faire démocratique, et la littérature l'a suivie en 
tournant au réalisme, c*est-âdire à la démocratie dans 
l'art : mais de pareilles évolutions ne s'achèvent pas en 
quelques jours, ni même en quelques années : le pli est 
pris, et il faudra du temps pour que la moyenne des lec- 
teurs s'intéresse à Marcel Bongenoux, au berger Choblet 
ou au meunier Goqueret, comme elle s'intéressait à 
Eugène de Rothelin, à lord Nelvil, à d'Ârtagnan ou à 
Charles de Vandenesse. En d'autres termes, dans l'ancien 
système du roman, depuis madame de la Fayette jusqu à 
H. de Balzac, les lecteurs d'éducation démocratique ou 
plébéienne avaient, pour se mettre au niveau de leur 
lecture et s'y coirtplaire, à s*imposer tant bien que mal une 
éducation nouvelle, plus élégante et plus raffinée. Mainte» 
nant, avec des récits tels que ceux de M. Paul Perret, 
nous avons, nous autres lettrés ou hommes du monde, à 
opérer un mouvement tout contraire, à reculer, à des- 
cendre, à nous faire bourgeois de campagne ou de très- 
petite ville, afin de goûter complètement tout ce qu'il y a, 
dans ces livres remarquables, de finement peint et d'exac- 
tement observé. Il en résulte des solutions de con-^ 



288 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

(inuitë et, en quelque sorte, des hiatus entre Tauteur et 
son public, et tout son talent ne suffit pas à les combler. 
Que dis-je? M. Paul Perret lui-même, qui n'est pas, j'ima- 
gine, un paysan, mais un écrivain, un artiste de très-pure 
race et de fort délicate culture, peut bien s'astreindre à 
étudier et à peindre les meuniers de Précy-le-Sec et les 
fermiers du Josas; mais il ne peut pas s'identifier avec 
eux, vivre de leur vie, les faire penser, sentir, parler avec 
lui et comme lui. Que fait«il? Comme il a très-judicieuse- 
ment rompu avec le vieux type du villageois naïf, senti- 
mental et vertueux, comme il encadre, au contraire, dans 
ses paysages rustiques d'exécrables petites passions, 
poussant d'horribles petits caractères à d'affreuses vilenies, 
il est logiquement amené à concentrer l'intérêt sur des 
personnages plus sympathiques, et alors, malgré lui, 
malgré son aptitude à faire vrai^ malgré son horreur 
pour le faux et le convenu, il a parfois recours à l'ancien 
moule; il prête à ses héros des sentiments, des délica- 
tesses, des nuances, où une critique chagrine peut trou- 
ver d'autant plus à redire, que le paysage, les figures et 
les costumes sont plus fidèlement dessinés. Je lui citerai 
deux détails : Marcelle, la riche paysanne du Josas, dans 
les Bourgeois de campagney a une armoire, et dans cette 
armoire une cassette où elle enferme a les plus chers et les 
plus vivants de ses souvenirs. » Or cette cassette contient 
« une mèche grise des cheveux de Marcel Bongenoux,» 
son père. Je ne sais pourquoi, mais cette mèche de che- 
veux gris d'un paysan normaad, cette mèche qui a passé 
soixante ans sous un bonnet de coton malpropre, produit 
sur moi un effet désagréable, une velléité d'ironie à la- 
quelle je n'aurais pas songé, si Marcelle eût été une 
paysanne classique^ vêtue comme mademoiselle Lefebvre 
dans VÉpreiive villageoise. D'autre part, Jacques Bongc- 



MM. PAUL PERRET ET PAUL DELTUF. 289 

noux, son cousin, un vigoureux et rude gaillard qui finit 
par s'adoucir et par Tépouser, est beaucoup trop préoc- 
cupé d'une légère peccadille qu'il a commise en Cali'^ 
fornie. Se faisant justice lui-môme, il a tué un homme qui 
l'avait volé, incident presque journalier au début de la 
colonie californienne, et qui ne devait pas peser beaucoup 
plus à la conscience de ces hardis aventuriers que le 
meurtre d'un chien suspect dans les états de service 
d'un garde champêtre! Eh bien! non-seulement Jacques 
Bongenoux a des remords poignants, mais ce péché véniel 
lui est reproché y comme une ignominie, par ses anciens 
compagnons d'aventures, de vils scélérats qui ont pro- 
bablement fait cent fois pis. On le voit, l'artiste le plus 
amoureux du vrai est sujet à le dépasser ou à le chercher 
à côtéy lorsqu'il Tétudie du dehors et à distance, lorsqu'il 
est obligé, pour le peindre, à un continuel effort d'obser- 
vation et de pinceau. Â cela H. Paul Perret répondra que 
les romans rustiques de George Sand sont aussi remplis 
de choses qu'on ne trouverait pas dans la réalité. Oui, 
mais ils réparent tout par un sentiment admirable et 
profondément poétique. Hier encore, dans la Ville Noire, 
madame Sand a su élever jusqu'à la grandeur un groupe 
d'ouvriers armuriers ou forgerons. Oh! quelle femme! 
quel artiste ! Et comment la critique ne rendrait-elle pas 
les armes devant cette incroyable faculté de renouvelle- 
ment et de vie! Que M. Paul Perret compare le person- 
nage de Tonine, de la Ville Noire, à celui de Marcelle, des 
Bourgeois de Campagne, qui lui fait pourtant le plus grand 
honneur. Puisque j'ai déjà emprunté une comgaraison à 
la peinture, je dirai à M*., Paul Perret, en guise de conclu- 
sion, que je préfère Daubigny à Bidault, mais que je pré- 
fère le Poussin à Daubigny. 
En se montrant plus éclectique, moins absolu dans le 



290 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

choix de ses sujets et de ses cadres, M. Paul Deltuf a évité 
les inconvénients que je signale à H. Perret, et qui n*ôtent 
rien d'ailleurs à mon estime pour son talent. Depuis ses 
débuts dans le roman, M. Paul Deltuf est constamment 
en progrés. Après avoir énergiquement jeté sa gourme 
dans des récits où Tinvention dominait trop pour que la 
vérité y eût assez de place, le jeune et ingénieux conteur 
a trouvé sa veine, et, à dater des Pigeons de la Bourse, 
chaque coup de pioche a donné son filon. Aujourd'hui, 
nous pouvons ranger dans le même rayon de bibliothè- 
que portative (ce sont les meilleures) les trois derniers 
ouvrages de H. Paul Deltuf, trois charmants volumes : 
les Aventures parisiennes, les Petits Malheurs d'une 
jeune Femme, et, finalement, cette Mademoiselle Fruclieiy 
qui, malgré la modestie de ses goûts et ses allures, a passé, 
en librairie, à Tétat de grande dame. C'est à l'auteur de 
Mademoiselle Fruchet qu'on peut redire ce que H. Royer- 
CoUard disait à M. de Rémusat, de cet air doctoral dont il 
ne pouvait se départir : « Je vous ai relu, monsieur I » Et 
j'ajouterai même que ce n*est pas connaître ces gracieuses 
créations que de se borner à les lire sous la forme, si 
défavorable aux écrivains délicats, du roman-feuilleton. Il 
n'y arien déplus pénible, en littérature, que de subir les 
conditions mauvaises d'un genre dont les bonnes n'exis<» 
tent plus. Du moment que le feuilleton-roman ne fait plus 
partie essentielle, intégrante d'un journal, qu'il n'y a plus 
sa place marquée, à jours fixes, et, jusqu'à un certain 
point , inamovible, du moment qu'il n'y est .plus que 
toléré, de loin en loin, dans les intervalles de chô- 
mage politique, le mieux serait d'y renoncer. Quoi 
qu'il en soit, nul, plus que M. Paul Deltuf, ne gagne 
à être lu de suite, dans un livre qui n'a pas besoin de nous 
dire : la suite à demain, pour que l'intérêt se soutienne 



MM. PAUL PERRET ET PAUL DELTUF. 291 

depuis la première page jusqu'à la dernière. Comme son 
mérite consiste surtout dans la finesse du trait, dans la jus- 
tesse des tons moyens , dans la vérité des caractères, dans 
ces demi-teintes où les sentiments se jouent sous une 
main légère et se noient sous une main rt|de, on ne peut 
bien Tapprécier que par une lecture attentive et d'ensem- 
ble. H. Deltuf, quoiqu'on puisse le ranger parmi les mé- 
lancoliques, a de remarquables instincts de cpmédie.Chez 
lui, comme chez les bons romanciers anglais,la raillerie est 
tempérée par ce sentiment humain qui en adoucit l'amer, 
tifme sans en atnoindrir la portée. Quelles excellentes fi- 
gures, ds^m Mademoiselle Fruchety que celles de Colombel 
et de du Yerney , ces deux martyrs de l'élégance et du paraî- 
tre,que l'on dirait avoir posé en chair et en os devant le malin 
conteur! Comme la douce et ainiable physionomie d'Hen- 
riette Fruchet se détache bien sur ce fond sombre et froid, 
cette rue de Savoie ou le soleil ne pénètre jamais, cette 
maison morne et triste où l'ennui glace de sa pluie la jeu- 
nesse et ses sourires ! Quelle jolie scène que celle où Hen- 
riette et son amie, madame Rose, égarées dans le bois de 
Heudon, demandent asile au charmant ermitage de Léon 
Ferrary, rapprochant ainsi, sans s'en douter, deux des- 
tinées qui devraient se confondre et qui ne se retrouvent 
qu'au dénoûment ! Et, dans les Petits Malheurs d'une 
jeune FemmSf avec quelle rare délicatesse l'auteur a saisi 
et rendu les gradations lentes par lesquelles passent tous 
ces cœurs blessés, Anna, Victor, Robert, ËUse, meurtris 
d'abord, prêts à la révolte, presque coupables, et finissant 
par trouver le bonheur, après une lutte courageuse, dans 
le déplacement de leurs primitives tendresses ! La donnée 
était périlleuse, et M. Paul Deltuf s'en est tiré d'une main 
leste et sûre, sans mignardise, sans marivaudage, en lais- 
sant la préséance au devoir, et en ne lui permettant de dis- 



292 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

tribuer les récompenses qu'après avoir mesuré les sacri- 
fices. Les Aventures parisiennes j moins connues de nos 
lecteurs, méritent une attention toute particulière. Nous y 
avons remarqué deux nouvelles : la Famille Percier et le 
Mariage de Caroline, qui, dans leurs petites* dimensions , 
nous semblent supérieures à beaucoup de gros romans. 
Le personnage d'Irène Perçier, la vieille fiUe sacrifiée, et 
celui de Valérie, la tante de Caroline, sont vraiment tou- 
chés de main de maître. M. Paul Deltuf excelle à peindre, 
à varier ces existences mortifiées, déshéritées, anormales, 
qu'une injustice du sort ou une infirmité naturelle prive 
de leur place au soleil, de leur part dans les joies com* 
munes. Résignées, comme Irène Percier, comme le Smith 
des Petits Malheurs d'une jeune Femme, ces figures 
sont attendrissantes, et, quand le drame les emporte 
ou les brise dans ses rouages, elles s'élèvent jusqu'au 
pathétique. Légèrement nuancées de comédie comme 
Valérie Ronncpont, elles ont la verdeur plaisante des meil- 
leures esquisses de Charles de Bernard. En somme, je 
.ne vous dirai pas comme Diderot : « Oh ! mes amis, Made- 
moiselle Fruchet, les Petits Malheurs d'une jeune Femme j 
les Aventures parisiennes sont trois grands drames. » 
M. Paul Deltuf me ferait taire avec ce sourire fin et douce- 
ment ironique qui lui va si bien; mais je vous dirai : Ce 
Sont de charmants récits, qui, lus morceau par morceau 
dans un journal décacheté par votre concierge, aux bla- 
fardes clartés d'une matinée de la rue Saint-Lazare, peu- 
vent paraître çà et là un peu ternes, un peu grisâtres, 
mais qui centuplent de valeur si on les emporte avec soi 
pour les lire à la campagne, en face d'un beau paysage, 
sous la feuillée renaissante des peupliers et des tilleuls. 
Ils s'associent parfaitement à toutes ces harmonies printa- 
nières, et la note triste qui y revient de temps à autre 



MM. PAUL PERRET ET PAUL DELTUF. 295 

n'est qu'une harmonie de plus; car le cœur de l'homme 
est ainsi fait, que, s'il manquait un coin de tristesse à ses 
sensations les plus douces, il ne s'y reconnaîtrait plus. 
J'ai choisi pour cette fois, au milieu d'autres estimables 
ouvrages, les romans de M. Paul Perret et de H. Paul 
Deltuf, parce que, portant l'étiquette et la date d'une gé- 
nération littéraire qui n'est pas la mienne, ils révèlent 
l'essai d'un art nouveau auquel manque jusqu'à présent 
la grandeur, mais non pas la vérité. Quand le réalisme 
n'est qu'un prétexte pour faire accepter d'ignobles dé- 
bauches d'imagination et de mauvais goût, il sied de le 
traiter comme un misérable charlatan dont les drogues 
n'auraient pas cours s'il ne les soutenait à grand renfort 
de grosse caisse et de chanson libertine. Hais quand le 
réalisme se prend au sérieux, quand il se propose de 
ramener au réel et au vrai l'art que nous avions égaré sur 
les vagues hauteurs du romantisme, il mérite que l'on 
compte avec lui. La critique doit désormais compter avec 
l'auteur des Bourgeois de Campagne et avec l'auteur de 
Mademoiselle Fruchet, Surtout qu'ils se gardent bien 
d'être assez humbles pour reconnaître et suivre comme 
leurs chefs les prétendus maîtres du genre! Qu'ils imitent 
plutôt nos gardes nationales du Hidi, où il n'était pas rare 
de voir les soldats commander à leurs capitaines .! 



XX( 



M. OCTAVE FEUILLET 

AUTEUR DRAMATIQUE * 



11 y a deux ans, lorsqu'un engouement excessif ac- 
cueillit le Roman d'un jeune homme pauvre^ récit très- 
attrayant sans doute, mais incapable de résister à la plus 
indulgente analyse, nous crûmes devoir indiquer ce qu'il 
y avait, selon nous, de dangereux pour H. Octave Feuillet 
dans ce succès môme, au moment où Tingénieux écrivain 
semblait disposé à exagérer sa manière. Pour ses admi- 
rateurs déplus en plus nombreux et fervents, ses qualités 
exquises, devenues presque des défauts^ ne perdaient 
rien de leur charme, bien au contraire ! Elles s'accen- 
tuaient davantage ; elles contractaient je ne sais quel 
arôme particulier, subtil et pénétrant, Todeur des tubé- 
reuses, plus enivrante, mais moins saine que celle des vio- 
lettes. Ânos yeux, cette tendance visible de son talent, 
se combinant avec sa vogue toujours croissante, amenait 

* Daliia, — Le Roman d*un jeune homme pauvre. — La Tentation, 
— Rédemption. 



M. OCTAVE FEUILLET. 295 

dans sa vie littéraire ce que lui-même, en son aimable 
langage, a appelé une Crise; car les intelligences déli- 
cates ont leurs crises comme ces âmes féminines dont il a 
si finement étudié les évolutions et les nuances. Jus- 
qu'alors, en effet, la physionomie de H. Octave Feuillet, 
volontairement voilée dans une sorte de lointain et de 
clair-obscur, offrait de réelles analogies avec ces inté- 
rieurs paisibles, ces amours honnêtes, ces poésies du 
foyer domestique, dont il décrivait avec tant de grâce les 
sécurités et les douceurs. On l'avait intitulé, avec plus de 
malice que de justesse, le Musset des familles ; il eût été 
plus exact de l'appeler le Musset de province, dans la 
meilleure acception de ce mot, qui ne sera jamais sous 
notre plume ni une injure, ni une épigramme. Plus 
d'estime que de bruit, plus de sérénité que d'éclat, 
un contentement intime, le rayonnement d'un bonheur 
égal dans une imagination apaisée, tout cela se retrou- 
vait dans le genre de succès et d'existence choisi par l'au- 
teur lui-même, comme dans les œuvres qu'il nous pré- 
sentait, comme dans les sujets où il semblait se com- 
plaire. Pour nous, au milieu de ces ardents tumultes qui 
font trop souvent ressembler la littérature actuelle à un 
marché en rumeur ou à un théâtre en plein vent, nous 
ne connaissions rien de plus salutaire et de plus charmant 
que l'exemple donné par ce poète, recueilli et abrité dans 
une vieille ville normande, rêvant et travaillant à ses 
heures, savourant ces félicités tranquilles dont il s'était 
fait le panégyriste, nous envoyant de temps à autre quel- 
que délicieux ouvrage, et heureux d'obtenir de loin le 
suffrage du petit nombre, le sourire mouillé dont parle 
Ilomére, l'hommage reconnaissant des femmes d'élite 
et des jeunes cœurs. Nous redoutions d'avance pour lui 
tout ce qui l'éloignerait de cet idéal, tout ce qui lui dé- 



296 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

roberait quelques-uns de ces discrets avantages, même 
pour lui donner en échange des ovations plus retentis^ 
santés et de plus riches couronnes : c'est pour cela qu au 
milieu de son succès le' plus éclatant, nous osâmes ex* 
primer nos affectueuses alarmes. 

Deux ans se sont écoulés, et nos prévisions n'ont été 
que trop justifiées. Voilà H. Octave Feuillet en plein Paris, 
en plein théâtre, occupant les cent bouches de la re- 
nommée, tenant Taffiche, faisant recette, héros de pre* 
miéres représentations comme H. Dumas fils ou H. Bar- 
rière. Le propice demi-jour qui lui servait d'auréole s'est 
dissipé à la corrosive clarté du gaz. Aux fuyantes perspec- 
tives, aux complaisants paysages qui s'harmoniaient si 
bien avec ces personnages un peu artificiels, avec ces seur 
timents un peu quintessenciés, ont succédé les tons crus 
des décorations, Thorizon borné de la toile de fond, les 
contours inflexibles de l'optique théâtrale. Sur ce nou- 
veau terrain, plus dangereux pour lui que pour tout autre» 
H. Octave Feuillet a cherché, non pas un renouvellement* 
une seconde manière, mais TappUcation de sa première 
manière, en y ajoutant ce verre grossissant du théâtre, 
qui ne sied pas à tous les visages. Enfin, comme pour pré- 
ciser encore plus et compléter celte défection impru- 
dente, le voilà exploitant, avec récidive, ce sujet qui traîne 
depuis dix ans sur toutes les planches dramatiques, ce 
sophisme, frotté de lieu commun, de la courtisane réha- 
bilitée par l'amour ; circonstance d'autant plus aggravante 
que ce drame de Rédempiion^ quoi qu'en ait dit une cri- 
tique amie, nous semble, à commencer par son titre, plus 
choquant, plus paradoxal, plus inadmissible, et, pour tout 
dire, plus immoral que les chefs-d'œuvre du genre, les 
Dame aux Camélias, les Diane de Lys et les Demi- 
Monde. 



M. OCTAVE FEUILLET. 297 

Telle est aujourd'hui la situation de H. Octave Feuillet. 
Qu*a-t-il gagné, qu'a-t-il perdu à cette métamorphose? 
C'est ce qu'il convient d'examiner. Mais, avant de par- 
courir les quatlre grandes pièces qu'il vient de faire jouer 
en trop peu de temps, qu'on nous permette quelques ré- 
flexions générales. 

Si l'on nous demandait quels sont les deux plus grands 
ennemis de la littérature contemporaine, nous répon- 
drions sans hésiter : le théâtre et l'argent ; non pas que 
nous songions à nous étonner ou à nous plaindre que la 
littérature dramatique, si populaire on France, si favo- 
rable au contact immédiat de Fauteur avec le public, ait 
plus de séductions que toute autre pour les imaginations 
bien douées ; non pas que nous demandions aux écri- 
vains modernes de résister à tous les courants du siècle, 
de s'accommoder du brouct noir et du grenier classique, 
de trouver bon que des intrigants et des imbéciles s'en* 
richissent en quelques jours, pendant que se continuerait 
la tradition séculaire des beaux esprits crottés et des 
poètes à l'hôpital. Non, nous ne somiVies pas aussi pu- 
ritain que cela! Ce que nous voulons dire, c'est que, 
d'une part, la question d'argent dominant partout et tou- 
jours la question d'art, de l'autre le théâtre offrant de 
plus grands bénéfices que le livre, les talents les plus 
exquis et les plus purs peuvent, à un moment donné, être 
fatalement amenés à violenter leur vocation, à mécon- 
naître leurs aptitudes, à grossoyer ou à pousser au noir 
leurs délicatesses, pour se porter de préférence du côté 
où tes applaudissements se traduisent en beaux écus son- 
nants. Ce que nous voulons dire encore, c'est que le théâtre, 
avec ses éblouissemenls et ses rumeurs, avec la vie tout 
en dehors qu'il implique et qu'il impose, avec les affinités 
qu'il crée entre l'auteur et les comédiens, finit par de- 

17. 



298 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

venir, à noire époque, non-seulement un genre littéraire, 
mais une habitude de l'existence, une sorte d*état 
normal où les sensations, les sentiments, les idées, 
les pudeurs de Tâme et du cœur, prelinent inyolon- 
tairement des formes plus accusées, mieux ajustées 
en vue du public , où la plupart de nos illustres , 
prodigues de confidences, jaloux d'attirer les regards, 
aimant à renouveler sans cesse le bruit qui s'attadie 
à leyrs pas, arrivent à être des personnages, dans le 
vieux sens latin du mot, à ressembler constamment à des 
acteurs en représentation. Des tempéraments drama- 
tiques, tels que MH. Dumas, par exemple, aguerris de 
bonne heure au feu de la rampe, nourris dans le sérail 
dont ils connaissent les détours, n'y perdent rien; ils y 
riincontrent au contraire un excitant qui double leurs forces . 
De cet accord parfait entre cette atmosphère et le jeu de 
leurs poumons peuvent résulter des œuvres, sinon très* 
délicates, au moins très-vivantes. Hais ce que doit y 
perdre une nature fine, élégante, subtile, un peu féminine, 
habituée à l'étude psychologique plutôt qu'au mouvement 
extérieur, accoutumée à s'éclairer en dedans plutôt qu*à 
éclater au dehors, voilà ce que je vous laisse à conclure, 
et ce qui me ramène à mon sujet. , 

Si les transformations que H. Octave Feuillet a fait 
subir à sa pensée pour raccommoder au théâtre s'étaient 
bornées à Dalilay nous n'aurions qu'à applaudir. Là,'mai8 
là seulement, M. Feuillet a posé en termes eiacts et vrais 
la question éternellement pendante entre Tamour chaste 
et l'amour coupable, entre les orages de la passion et 
l'azur limpide du foyer domestique. André Roswen per- 
sonnifie admirablement l'artiste à son début, à son pre- 
mier succès, à ce moment décisif où il dépend de loi 
d'être un grand homme ou un malheureux fou, suivant 



A 



}l OCTAVE FEUILLET. 299 

qu'il se décidera pour Tart vrai ou pour Tari factice, pour 
le succès sérieux ou pour la vogue passagère, pour Ta- 
mour sincère ou pour l'enivrement frelaté. Le vieux 
compositeur Sertorius et sa fiUe^arthe représentent, non 
pas la prose, encore moins le Pot-aU'feUj mais la poésie 
véritable, la sécurité dans l'amour ce bonheur suave, 
recueilli, inspirateur, que M. Octave Feuillet était si digne 
de chanter. 11 ne s'agit pas pour Roswen de couper les 
ailes de la Huse, mais de les replier doucement auprès 
d'une compagne aimée, pour s'élancer de là avec plus de 
puissance et de charme vers les pures régions de l'idéal*. 
C'est une figurC'bien heureuse que celle de ce vieux musi- 
cien qui a du génie, mais dont le génie n'a pas su trouver 
son expression mélodieuse , et qui ne demande qu'à s'incar- 
ner dans son élève préféré, à chanter par les doigts et les 
lèvres d'André les mélodies qu'il entend dans son âme, et 
à l'appeler son fils pour mieux s'absorber en lui. Bien 
qu'il y ait un grain d'exagération dans le dilettantisme 
enragé du prince Carnioli et dans la coquetterie infernale 
de la princesse Léonora, pourtant ces deux personnages 
s'accordent assez bien avec cette optique grossissante 
dont nous parlions tout à l'heure. Les situations étant 
vraies, les caractères en saillie, les incidents logiquement 
déduits, la pièce écrite avec une ampleur, un mouvement 
assez rares sous la plume de M. Octave Feuillet, il n'a eu 
qu'à transporter son œuvre sur la scène sans qu'elle y 
perdît rien ou presque rien de ses beautés : si les hommes 
du métier ont signalé quelques fautes commises contre les 
lois vulgaires de la charpente dramatique, l'émotion du 
public a traité comme non avenus ces défauts secondaire3. 
Tout s'est réduit à des détails matériels d'arrangement 
et de mise en scène. Ajoutons que le tableau final, le con- 
voi funèbre de Marthe menée par son vieux père, pendant 



500 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

qu'au loin, sur le lac, s'exhale une mélodie de Roswen, 
chantée dans les bras de Léonora par un ténor à la mode, 
appelait, pour ainsi dire, le théâtre : le lecteur avait pu 
pressentir TefTet irrésistible que ce tableau produirait sur 
le spectateur. Au point de vue dramatique comme au 
point de vue littéraire, Dalila reste et restera longtemps 
encore le chef-d œuvre de M. Octave Feuillet. 

En consentant à faire une pièce avec le Roman d'un 
jeune homme pauvre^ H. Feuillet a réellement commencé 
la série de ses torts envers cette littérature de l'élite et 
des délicats, dont il a été, dont il pourrait être encore 
l'auteur favori. Ce qu'il y avait d'exagéré et de dangereux 
dans la vogue de son livre ne nous apparut jamais plus 
clairement que lorsque nous vîmes les gens de théâtre s'a* 
battre sur cette œuvre charmante et fragile, et, au nom de 
je ne sais quels intérêts de direction ou de recette, décider 
l'heureux poète à y découper des actes et des tableaux 
absolument comme l'eussent fait HM. Dumas et Haquet. 
L'entreprise de H. Octave Feuillet était cette fois d'autant 
plus imprudente, que tout semblait^se combiner pour l'en* 
gagera maintenir son récit dans sa forme primitive.Ce qui 
avait fait surtout le succès du roman, c'était cette gageure 
hardie, continuellement perdue devant le bon sens et la 
vraisemblance, continuellement gagnée devant l'imagina- 
tion des lecteurs et la sensibilité des lectrices. Hais com- 
ment l'auteur l' avait-il gagnée? Par des moyens dont les 
uns devaient disparaître sur la scène, les autres s'y tourner 
contre lui. Ainsi l'irrécusable prestige des détails, les fi- 
nesses de l'exécution, la grâce poétique des paysages, la 
délicieuse promenade avec Marguerite sur la rivière, Tè* 
pisode du chien et du mouchoir, le morceau de pain donné 
à Maxime par sa sœur et dévoré en cachette; enfin le 
personnage absurde, mais ravissant, de la vieille demoi- 



M. OCTAVE FEUILLET. 501 

selle de Porhoêt avec sa cathédrale et son héritage, tout 
cela — et j'en oublie bien d'autres! — a été avalé d une 
bouchée par ce minotaure dramatique qui, à l'instar de 
son terrible devancier, n'aime à engloutir que des choses 
délicates, de fraîches images et des idées virginales. Toutes 
ces séductions — et c'étaient les meilleures — ont été 
nécessairement sacrifiées; les unes parce que les beautés 
descriptives n'ont pas cours au théâtre , les autres parce 
que ce qui n'était que paradoxal dans le roman eût été 
impossible dans la pièce. Quant aux parties qui demeu- 
raient intactes ou légèrement modifiées dans ce second 
travail , c'était encore pis. Sous cette clarté impi- 
toyable de la scène, qui permet bien d'être faux mais 
faux à sa manière, tous ces fils de soie sont devenus 
des ficelles, toutes ces ficelles des câbles. Acte par 
acte, on pourrait signaler ce qui avait charmé dans 
le roman , ce qui , dans le drame , paraît gauche , 
artificiel, parasite, vulgaire, embarrassé, inadmissible. 
Ainsi, dans le journal de Maxime, — bien que cette forme 
ne soit pas précisément originale, — on avait lu avec une 
vive émotion les détails qu'ils nous donne sur son adoles- 
cence, sur l'intérieur de sa maison, sur le contraste des 
angoisses de sa mère avec les prodigalités de son père, sur 
cette ruiné suprême qui termine le martyre de l'une et 
commence le ^châtiment de l'autre. Grâce à l'illusion que 
cause cette entraînante lecture, il semble à chaque lecteur 
que Maxime le prend pour son seul confident et que ses se- 
crets de famille ne seront pas déflorés . Mais au théâtre, lors- 
que M. de Ghampcey raconte toutes ces choses intimes et 
douloureuses à un ami, que dis-je? à une simple connais- 
sance de club et de boulevard, parce qu'il faut bien que 
le public les apprenne, l'effet est pénible : on en veut à 
Maxime de n'avoir pas le courage de garder pour lui ces 



302 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

images sacrées des remords paternels et des douleurs ma- 
ternelles. Dès cette première scène, on assiste à l'altéra- 
tion volontaire de cette fleur, de ce duvet, de ce velouté 
qu'avait su conserver, dans son expression primitive, la 
pensée de l'auteur : on sent se déchirer ces voiles dont elle 
pouvait d'autant moins se passer qu'elle était moins forte 
pour supporter le hâle et le soleil. Dans un autre genre, 
le saut périlleux de Maxime du haut de la tour d'Ëlven, si 
émouvant, si pittoresque dans le roman, où la scène se 
développe tout entière aux yeux du lecteur, perd presque 
tout son effet au théâtre, où le cadre forcément se resserre 
au point de ne plus laisser voir que deux personnages et 
un balcon. C'est ici que l'on peut constater tout ce que 
cette refonte dramatique a eu de défavorable à la distri- 
bution et à l'intérêt de Tensemble. Cette scène de la tour 
d'Elven, si amoindrie qu'elle soit, est encore la scène 
capitale, après laquelle les scrupules de Maxime et les 
méfiances de Marguerite ne peuvent plus être ni acceptés 
ni compris : or elle est placée à la fin du second acte, et 
nous en avons trois autres à subir, avant d'arriver au dé- 
noûment. Ce défaut existait déjà dans le récit, où, après 
la chute et la blessure de Maxime, le lecteur sent 
bien que tout est fini, que le reste n'est plus, entre 
l'auteur et ses héros, qu'affaire d'entêtement, un tour de 
force, quelque chose de pareil à ces variations brillantes 
auxquelles se croient obligés les virtuoses célèbres pour 
nous éblouir après nous avoir charmés. Hais le défaut est 
bien moindre : notre émotion n'a pas le temps de se re- 
froidir : tout se réduit à deux chapitres, l'agonie du vieux 
L^roque et l'héritage de mademoiselle de Porhoét. Cette 
agonie mélodramatique, avec son cortège de cauchemars 
et de confessions déshonorantes, ne sert pas tout à fait, 
comme dans la pièce, de deus ex machina. Ce n'est qu'un 



M. OCTAVE FEUILLET. 503 

incident, une invraisemblance de plus, à demi sauvée par 
ce qui précède, et l'auteur a eu le secret de nous intéres- 
ser si passionnément, que nous acceptons sans contrôle 
tout ce qui prépare ou accélère le dénoûment désiré et 
prévu. Dans la pièce, c^està la mort de Laroque, à ses aveux, 
à son testament, à ses remords, qu'est réservé Thonneur 
de réunir enfin les deux amants, qui, en conscience, 
n'y ont mis tant de façons que pour faire plaisir à l'auteur. 
Le vieux forban meurt sur le théâtre.: on voit, on entend 
le râle de son agonie. Ce pénible spectacle nous rejette en 
plein boulevard, et l'importance capitale qu'il acquiert 
dans l'économie du drame le fait paraître plus invraisem- 
blable encore et plus extravagant. Que serait-ce si nous 
suivions l'auteur pas à pas, si nous montrions, par exem- 
ple, comment l'épisode du dîner apporté par la femme du 
concierge, pathétique et poignant dans le livre, est écourté 
et mesquin sur la scène? En vérité, si unZoïle, un critique 
envieux ou taquin, exaspéré par la vogue du roman de 
M. Feuillet, se fût amusé à en nier les beautés, à en gros- 
sir les défauts, à montrer du moins combien ces défauts 
^ont proches parents de ces beautés, on pourrait dire que 
H. Feuillet, en transplantant son récit sur le théâtre, s'est 
étudié à justifier toutes ces injustices, à donner raison aux 
violences de ce trouble-fète. Sa pièce est la plus amère 
satire, la plus sérieuse parodie de son livre. Tous ceux 
qui, comme nous, déplorent l'influence de la question 
d'argent sur les œuvres de la pensée, tous ceux qui se 
plaignent de voir nos auteurs à la mode tirer deux mou- 
tures d'un même sac et tailler à coups de ciseaux une pièce 
dans un roman, tous ceux enfin qui contestent à M. Octave 
Feuillet les aptitudes dramatiques, ne sauraient trouver 
de meilleur argument que cette transformation si mal- 
heureuse du Roman d'imjmne homme pawore. 



304 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Dans la Tentation^ M. Octave Feuillet a eu du moins 
le mérite d'écrire directement pour le théâtre. Quoi- 
que la Tentation ne semble pas destinée à laisser 
une trace bien profonde dans le répertoire de Tau- 
leur, quoique le souvenir de la Crisôy de le Pour et 
le Contre^ etc., ait fait tort à cet ouvrage en lui don- 
nant Tair d*un tableau composé avec des miniatures» 
il serait injuste de ne pas tenir compte à M. Octave 
Feu liet de ses efforts pour modifier sa manière d'après la 
différencedes procédés. Évidemment M. Feuillet, cette fois 
s'était débarrassé de ses lunettes bleues: il avait essayé de 
regarder fixement ses personnages, découpés sur ce fond 
lumineux du théâtre, si peu semblable à ce crépuscule 
psychologique où le poête^de la Clef d'or découvre de si 
blanches lueurs et de si charmants mystères. Le rôle 
d'Achille de Kérouare, — âme d'un Bornéo avec le phy- 
sique d'un notaire, — est très-agréable et ferait honneur 
à un auteur dramatique de profession. Les silhouettes 
des deux belles-mères sont très-finement et très-gaiement 
indiquées. Hais les objections que soulève la Tentation 
pourraient servir de pendant ou plutôt d'envers aux cri- 
tiques que nous a suggérées la pièce d'I/n jeune homme 
pauvre : cette différence de procédés, sur laquelle on ne 
saurait assez insister, a dû tour à tour se révéler à M. Oc- 
tave Feuillet, là, par la nécessité de gâter après coup, 
pour les ajuster à la scène, les choses ravissantes qu'il 
avait trouvées comme romancier; ici, par l'obligation de 
se privei* à priori de ses plus sûrs moyens de succès, ceux 
qui consistent à créer le naturel dans le maniéré et le 
vrai dans l'invraisemblable, à amener, par des gradations 
savantes, par des merveilles d'analyse intérieure, une 
harmonie relative entre les sentiments de ses lecteurs, 
ceux de ses personnages et la donnée de son œuvre. Le prin- 



M. OCTAVE FEUILLET. 305 

cipal défaut delà Tentation^ ce qui Ta empêchée de s'em* 
parer du public et de prendre pied sur les planches, 
c'est le manque absolu de proportion entre les causes et 
les effets; c'est l'impossibilité, pour le spectateur, d'ad* 
mettre que telle situation ait pu se déduire de telle autre, 
qu'une si mince traînée de poudre puisse produire des 
explosions si violentes, que de si vigoureuses péripéties 
puissent s'accomplir au milieu de caractères si effacés. 
Ces solutions de continuité eussent été admirablement 
remplies ou déguisées par H. Octave Feuillet, s'il n'avait 
eu à songe{ qu'à se& lecteurs, qui consentiraient à le 
suivre à tâtons plutôt que de le laisser en chemin. Ce 
beau ténébreux^ ce Trévélyan, qui aime Camille sans Ta* 
voir vue, qui se fait aimer d'elle pour quatre mauvais vers 
laissés dans sa corbeille à ouvrage, est inacceptable, 
quasi-grotesque au théâtre, sous les traits d'un gros ac- 
teur de second ordre : il eût été mystérieux, poétique et 
charmant à la lecture, à demi baigné dans la vapeur du 
soir, perdu dans les profondes allées du parc, répondant 
de loin aux vagues soupirs, aux aspirations romanesques 
de la belle délaissée. La plume ingénieuse de H. Feuillet 
eût délicieusement étudié, expliqué, rendu probable, 
presque réel, cet amour en Vair^ aspiré en même temps, 
comme le parfum d'une même fleur, par deux âmes qu'u- 
nissent des affinités préventives, des similitudes de situa- 
tions, de tristesses et de désirs. Au théâtre, on ne se 
résigne pas à voir Contran de Yardes, sans préparation 
aucune, se changer en Othello, au moment même où il 
vient de trahir sa femme, et lorsque le public ne le con- 
naît encore que par ses allures de sportsman et de vieux 
viveur, par ces détails de meutes et de vénerie dont 
M. Feuillet, par parenthèse, a singulièrement abusé. 
L* auteur, s'il avait eu, pour peindre ce personnage, toutes 



306 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

les aises du roman ou du spectacle dans un fauteuil, au- 
rait, sans nul doute, approfondi les contrastes de ce ca- 
ractère partagé entre les habitudes de la vie mondaine et 
le sentiment ombrageux de Thonneur surexcité par une 
passion inavouée pour cette femme que Contran néglige 
et offense. Enfin on ne peut s'empêcher de trouver bien 
brusque, bien imprévu, le tendre retour d'Hélène vers 
son cousin Achille, — «le Roméo à figure de notaire, — 
qu'elle .avait traité jusque-là comme un patito sans consè- 
qu^ce et qu'elle finit par épouser. Que de jolies choses 
l'Octave Feuillet d'autrefois n'aurait-il pas im^nées pour 
attendrir peu à peu et fixer cette âme légère, pour ab- 
sorber ces étalages d'étourderie dans ces trésors de dé- 
vouement! En somme, ces deux pièces d* Un jeune homme 
pauvre et de la Tentation méritent un môme blâme sous 
un double aspect : la critique peut s'attaquer à l'une pour 
des certitudes, à l'autre par des conjectures. 

Toutefois ces deux échecs avaient, après tout, pour 
excuse, celui-ci l'enivrement du succès, celui-là la ferme 
volonté de s'accommoder aux exigences du théâtre. Rien, 
absolument rien ne justifie l'essai d'acclimatation drama- 
tique de Rédemption, A l'époque où cette œuvre parut 
dans une Revue^ cette vieille donnée de la Courtisane 
amoureuse infestait bien déjà la littérature : on avait la 
Marion Dehrme et YEsméralda de H. Victor Hugo» 
VEsiher de M. de Balzac, la Fernande de M. Dumas, la 
Goualeuse de H. Eugène Sue. Mais du moins M. Octave 
Feuillet arrivait avant que le débat fût publiquement posé 
sur la scène, avant que nos dramaturges eussent pris à 
tâche de nous émouvoir ou de nous indigner en faveur 
ou aux dépens de ces pécheresses qui méritaient bien 
cette indignité, mais non pas cet honneur. Eu outre, 
H. Octave Feuillet, dans cette première expression de sa 



M. OCTAVE FEUILLET. 507 

pensëe,traitait la question à un point de vue psychologique 
et spiritualiste, qui pouvait obtenir grâce pour le sujet 
même. Le vieux curé de Saint-Etienne, consulté par Ha- 
deleine^ qui se dénonçait à lui comme atteinte d'un mal 
inconnu et implacable, lui répondait : « Cernai, ma fille, 
est le suprême bien, et son nom est Tâme. » — L'âme! 
ce mot suffit pour donner la nuance et le ton. Pourvu que 
ce vieux curé ne fût pas un prêtre du Dieu des bonnes 
gens, pourvu qu'il fût digne de cet habit que le livre ad- 
met, mais qui choque sur le théâtre, ces paroles, dans sa 
bouche, ne pouvaient signifier que ceci : « C'est à l'âme à 
racheter le mal qu'elle a laissé faire : or l'âme malade 
ou souillée ne peut avoir qu'un consolateur, qu'un ré- 
dempteur, c'est Dieu. Ensuite, si, après l'expiation, le re- 
pentir et les larmes, vous rencontrez un honnête homme 
que n'épouvante pas votre passé, votre conscience vous 
dira si vous avez le droit de lui tendre la main. S'il vous 
donne, à vous, créature avilie, mais régénérée, son amour 
etson nom, le monde pourra vous repousser encore : la re- 
ligion ne refusera pas de vous bénir, n — L'ouvrage de 
M. Octave Feuillet s'accordait-il bien, dans son ensemble, 
avec ces conclusions évangéliques ? Pas précisément; 
mais on pouvait s'y prêter moyennant un léger effort d'in- 
dulgence; et qui l'eût refusé alors à l'aimable écrivain? 
Enfin, — car il faut tout dire, — ce litre, aujourd'hui 
impardonnable, de Rédemption, ce litre qui, sur une af- 
fiche, fait l'effet d'une profanation, était à peu près tolé- 
rable dans des pages discrètes où le gros public ne péné- 
trait pas. 

Maintenant, pour qu'il nous fût possible d'amnistier 
celte nouvelle Rédemption, dramatisée et augmentée, il 
faudrait que M. Octave Feuillet , en revenant sur ce sca- 
breux sujet, que nous avons vu, dans ces derniers temps. 



508 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

se reproduire à satiété en des variantes innombrables, en 
eût dit le mot suprême et décisif, qu'il y eût apporté l'au- 
torité d'un juge, que son œuvre ressemblât à ces résumés 
où un président de tribunal met d'accord les plaidoyei-s 
et les réquisitoires. Est-ce là ce qu'il a fait? Ses amis 
Taffirmenl ou ont l'air de le croire : nous osons, nous, 
penser exactement le contraire. On vient de voir à quelles 
conditions nous aurions reconnu dans sa pièce ces ca- 
ractères de moralité et d'équité qui seuls peuvent clore 
un débat; or, non-seulement il ne les a pas remplies, 
mais il s'en est de plus en pins écarté. Sous tous les 
rapports, nous préférons à cette comédie dé Rédemption^ 
telle qu'elle est aujourd'hui, les ouvrages où nos auteurs 
en renom se sont tristement obstinés à nous montrer ces 
ignobles héroïnes du demi-monde. Quand ils les ont 
flagellées, le scandale de ces honteux spectacles trouvait, 
en quelque sorte, sa compensation dans les flétrissures 
infligées par ces mains de connaisseurs sur ces joues far- 
dées et plâtrées. Lorsqu'ils ont plaidé la thèse contraire 
et essayé de réhabiliter le vice par l'amour, on a su du 
moins à quoi s'en tenir, et la franchise du tableau en a 
presque atténué l'immoralité. Lorsqu'un drame célèbre 
met en présence, dans un joyeux souper, une courtisane 
et un jeune étourdi, je puis m'intéresser un moment à 
leurs tendresses folles, mais sincères, et quand plus tard 
la pa'upre fille expie ses fautes par l'humiliation et par la 
mort, je ne refuse pas à ses malheurs une larme de pitié. 
Ce n'est pas moral, mais c'est presque vrai, presque naïf, 
et ainsi va ce monde de joies fugitives, de plaisirs faciles 
et d'effroyables naufrages ! Dans Rédemption, la préten- 
tion spiritualiste, nous allions dire chrétienne, nous met 
tout d'abord en méfiance, et si l'auteur, en më proposant 
la solution du problème, ne réussit qu'à me le faire pa> 



/ M. OCTAVE FEUILLET. 309 

raitre plus insolable, je lui en veux de ses efforts mêmes 
pour donner le change à la conscience et au goût. Made- 
leine, tourmentée d'un incurable ennui où Forgueil a plus 
de part que tout le reste, vient consulter, non plus le 
curé de Saint- Etienne, mais le vieux prieur des Francis- 
cains. Passons condamnation sur cette robe blanche por- 
tée par un comédien : la morale de ce prieur est celle 
d'un moine de l'abbaye de Thélème. Qu'il s'intéresse aux 
' choses de théâtre, à la pièce nouvelle que Madeleine doit 
jouer le soir, passe encore, bien que ce souvenir mon- 
dain soit quelque peu déplacé chez un aussi saint homme ! 
Mais qu'il fasse luire aux yeux de la comédienne l'espoir 
d'un amour honnête et pur comme un moyen de se 
guérir de son ennui et de se laver de ses souillures ; qu'il 
promette à Madeleine encore impénitente, au lieu d'un 
désert ou d'un cloître, les joies du cœur et de la famille, 
voilà ce qui ne se peut supporter. 

Ministre de Dieu, ce prieur sait très-bien que les dé- 
sordres de la courtisane ne peuvent se racheter que par 
le repentir, l'humiliation et la prière ; homme du monde, 
il sait que cet amour honnête, si Madeleine le rencontrait 
au bout de ses ignominies, ne pourrait être pour elle 
qu'une faute de plus ou un affreux châtiment; chrétien, 
il ne peut ignorer que Madeleine, placée en face d'un 
homme digne de lui inspirer une de ces pures tendresses 
qui devraient être réservées à Tinnocence, n'aura que le 
choix entre une nouvelle chute, moins honteuse, mais 
peut-être plus coupable que les autres, et un mariage qui 
serait un déshonneur pour lui, un supplice pour elle, un 
enfer pour tous deux. En promettant au vice ce qui ne 
doit être que la récompense de la vertu, ce prieur commet 
une énormité qui a bien pu passer inaperçue pour le 
public spécial de la première représentation, mais que la 



310 , CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

robe qu'il porte, la sainteté qu'on lui attribue, les pré- 
tentions évangéliqiies du titre et de la pièce, les tendances 
élevées et délicates du talent de Fauteur, rendent encore 
plus offensante pour la vraie morale. Comment ne serions- 
nous pas attristé en voyant M. Octave Feuillet subir toutes 
les influences de cette atmosphère, accepter toutes les 
conditions de cette littérature? En laissant paraître sur 
une affiche le mot sacré de Rédemption , il a sacriflé à cette 
horrible manie du style moderne, où les idées les plus 
profanes, quelquefois même les plus impures et les plus 
impies, s'habillent des lambeaux du vocabulaire chrétien 
et jouent hardiment avec les vases de Tautel. En faisant 
prêcher à une femme de théâtre, par un prêtre de théâtre, 
une morale de théâtre, il est tombé dans une de ces vul- 
garités paradoxales que nous tolérerions chez ses con- 
frères comme une conséquence de leurs habitudes intellec- 
tuelles, mais qui, chez lui, nous blessent comme une 
dissonance. Plus il est fm, distingué, immatériel, plus sa 
pièce révèle l'envie de considérer son sujet du côté spiri- 
tualiste et idéal, plus aussi ses conclusions sont de nature 
à froisser ceux qui croient et à égarer ceux qui doutent. 
Il a fait plus qu'une faute de goût ; il a fait presque ce que 
j'appellerai une faute de conscience. Il n'en est pas, en 
effet, de la conscience comme du goût. En matière d'art, 
on peut très-bien préférer, — et M. Octave Feuillet en a 
recueilli le bénéfice, '— une beauté de convention à une 
laideur avouée : dans les questions plus sérieuses, tou* 
chant de plus près aux forces vives de l'âme, nous pré- 
férons un matérialisme avéré à un faux spiritualisme. 

Par malheur, le dernier acte de Rédemption ne' répond 
que trop bien à la morale du prieur des Franciscains. 
Madeleine et Maurice semblent tout disposés à pratiquer 
ce que le prieur a prêché. Eh quoi ! voilà une femme qui 



M. OCTAVE FEUILLET. 311 

se dénonce elle-même comme une créature dégradée, 
avilie, endurcie, incrédule, perverse : le souffle divin se 
ranime en elle ; une étincelle de foi se rallume dans son 
âme comme ces clartés tremblotantes que l'on voit poin- 
dre au bout d'une galerie souterraine ; elle aspire à croire 
et à aimer ; elle croit et elle aime : et comment exprime- 
t-elle cette croyance? Comment se rend-elle digne de cet 
amour? Comment arrive-t-elle à ce rachat de son âme, 
qui devra lui ouvrir une vie nouvelle ? Par une tentative 
de suicide d'abord; puis, quand ce suicide a avorté, en 
tombant dans les bras d'un jeune homme très-austère et 
très-sincèrement épris, j'y consens, mais qui n'est pas son 
fiancé, et qui peut-être ne sera jamais son mari : car 
H. Octave Feuillet avait trop de tact pour essayer de 
trancher une difficulté insurmontable, pour chercher une 
issue dans une impasse, pour prononcer, même du bout 
des lèvres et derrière la toile, le mot officiel, celui que la 
vraie morale réclame, mais qui placerait réciproquement 
Maurice et Madeleine dans une situation fausse et ridicule, 
dans ces occasions-là, les rideaux de théâtre ont d'heu- 
reuses complaisances : ils tombent sur un dénoûment in- 
achevé et impossible, laissant les spectateurs maîtres 
d'arranger à leur gré les événements ultérieurs. Je dois 
avouer à M. Octave Feuillet que la plupart de mes voisins 
de stalle ne penchaient pas pour le mariage ; quelques- 
uns même affirmaient que Madeleine et Maurice, s'ils se 
mariaient, feraient un bien mauvais ménage, et j'étais, 
malgré moi, de Jeur avis» Encore une fois, est-ce là un 
résumé de magistrat, un arrêt décisif, un dernier mot, 
une solution, une Rédemption? N'est-ce pas plutôt une 
épreuve manquée d'une gravure affichée à la porte de 
toutes nos librairies et de tous nos théâtres ? Non, le ' 
rachat d'une âme ne se traite pas ainsi, entre une vie de 



312 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

désordres et une heure de réveil ; on ne se rachète pas 
des ignominies de l'amour vénal par les ivresses de 
Tamour heureux. La justice divine et la morale humaine 
mettent à un autre prix la rançon de ces belles captives 
de l'opprobre et du vice. Dire le contraire, c'est donner 
une leçon dangereuse et proposer un mauvais exemple. 

Nous n'avons jusqu'ici discuté que la moralité de Ré- 
demption : quant à l'exécution dramatique, elle est très- 
défectueuse, et la froideur du vrai public en a dit là-dessus 
à l'auteur beaucoup plus que toutes nos critiques. Le 
prologue, qui est glacial et funèbre, ne tient à l'action que 
par un fil imperceptible. Les actes ne sont pas enchaînés 
l'un à l'autre, mais juxtaposés. Rien de plus mystérieux 
et de plus saisissant, dans l'œuvre originale, que le tableau 
de l'église, la première rencontre de Maurice et de Ma- 
deleine à travers l'ombre religieuse des piliers et des ar- 
ceaux. Rien de plus banal et de plus faux, au théâtre, 
que cette cour du couvent, ces mendiants grotesques, ce 
moine qui ressemble aux figurants de l'Opéra dans le 
quatrième acte de la Favorite. La scène chez Talchimisle 
Hattéus est horriblement déplaisante. Ce vieux mécréant 
et son entourage sont trop repoussants pour être gais, 
trop malpropres pour être terribles. Le contraste entre 
les exhortations pieuses et consolantes du prieur et les 
brutales boutades de l'athée serait peut-être compris et 
apprécié à la lecture ; il est absolument perdu pour le 
spectateur, qui n'y voit qu'un prétexte à longueurs. Le 
drame ne se relève, Témolion n'arrive enfin qu'au troi- 
sième acte, dans cette scène du paravent où Madeleine 
entend, sans être vue, les invectives et les anatlièmes que 
Maurice lance contre elle. Hais d'abord c'est un succès 
d'actrice plutôt encore que d'auteur ; ensuite on ne peut 
s'empêcher de remarquer que tout le monde, dans Ré- 



M. OCTAVE FEUILLET. 513 

demptian^ écoute aux portes : le comte Jean, dans le pro- 
logue; Maurice, au second acte; Madeleine, au troisième. 
La scène du souper est froide et lugubre, comme lèvent 
du reste, dans le répertoire moderne, toutes ces orgies 
où des courtisanes spirituelles et des viveurs éblouissants 
sont censés jeter à la face du ciel et de la terre la mousse 
pétillante de leur vin de Champagne et de leurs bons 
mots. Nous ne connaissons rien de plus triste que ces 
pauvres comparses en habit râpés représentant le faste 
et les magnificences du high life de Saint-Péterâbourg, de 
Paris et de Londres, et racontant leurs folies galantes à 
raison d'un franc par soirée. Nous avons dit ce que nous 
pensions de la scène finale, celle où Madeleine vide le 
flacon de Mattéus qu'elle croit empoisonné, et où Maurice, 
désarmé par cette preuve d'amour et de spiritualisme, 
abjure ses dédams et ses rudesses pour tomber aux 
pieds de la comédienne, en murmurant ces mots que ne 
renieraient pas les plus intrépides dramaturges du bou- 
levard : « Oui, va... je te crois, je t'aime!... J'unis pour 
jamais ma main à ta main... mon âme à ton Ame... Sois 
heureuse, pauvre ange I ... » 

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée 1 

On nous permettra de trouver plus spiritualiste et même 
plus dramatique le dénoûmenl de Polyetœte. 

Peut-être aurons-nous paru sévère envers un talent que 
nous aimons, que la société polie a adopté comme sien, 
et que nous avions placé, dans notre estime, bien loin, 
bien au-dessus des célébrités bruyantes qui flattent le 
goût public pour le conquérir et acceptent le joug hon- 
teux de la Uttërature démocratique. Hais il ne s'agis- 
sait pas seulement de savoir si M. Octave Feuillet est ou 

18 



314 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

n*est pas doue des aptitudes dramatiques; — Ddila et le 
troisième acte de Rédemption plaideraient pour l'affir- 
mative. — 11 s'agissait surtout de protester contre les dan- 
gereuses tendances d'une pièce qui, tout en affectant des 
allures magistrales et des aspirations chrétiennes, ne 
vaut pas mieux, au fond, et même vaut moins que la plu- 
part de ses égales, les légendes brutales ou mielleuses 
du vice mis au ban de la société ou réhabilité par lamour. 
11 s'agissait de montrer par quelles attractions funestes 
un esprit fin, délicat, exquis, peut se laisser entraîner 
dans une voie où il perdra nécessairement presque tous 
ses avantages, où il restera inférieur à des esprits plus 
vulgaires, mais plus vigoureux, rompus de plus longue 
main à ce rude contact d'une pensée individuelle avec le 
tout Paris du premier soir et la multitude des lendemains. 
Abstraction faite de cette morale dont se moquent les 
raffinés, de ces signes de race intellectuelle et littéraire 
que M. Octave Feuillet ne perdra jamais complètement, 
au seul point de vue de Fart, du respect de l'artiste pour 
ses succès et son nom, si nous avions aujourd'hui à choisir 
entre H. Dumas fils, publiant tous les deux ans une œuvre 
patiemment et spécialement écrite pour le théâtre, et 
H. Octave Feuillet, improvisant tous les six mob une 
pièce découpée dans un livre, ce n'est pas pour M. Feuillet 
que nous nous déciderions. Ce rapprochement involon- 
taire est plus éloquent que toutes les remontrances. 

L'exempe d'Alfred de Musset ne prouve rien : les 
deux seules comédies de M. de Musset qui aient réussi 
et mérité de réussir au théâtre sont justement les 
deux dernières, le Caprice et une Porte ouverte^ celles 
où, fatigué déjà et épuisé, il était resté plus terre 
à terre et se rapprochait tout simplement des auteurs 
ordinaires : car, dût-on nous accuser de blasphème, nous 



M. OCTAVE FEUILLET. 315 

déclarons n'avoir jamais vu en quoi le Caprice et une 
Porte ouverte «étaient très-supérieurs au Scribe du bon 
temps et à Marivaux. Quant aux fantaisies shakespearien- 
nes, vraiment ravissantes, d*Alfred de Musset, elles sont 
restées, selon nous, injouables, surtout depuis que l'on 
a essayé d'en jouer quelques*unes, et c'est sur la foi de 
cette renommée tardive et cliarmaifte que le public les a 
tolérées ou applaudies. Oui, les deux genres sont distincts, 
souvent contraires, et jamais l'on ne nous persuadera 
qu'une œuvre écrite pour le lecteur puisse émigrer sur la 
scène sans que ses qualités les meilleures s'évaporent en 
chemin. C'est pourquoi les amis véritables de M. Octave 
Feuillet doivent lui poser nettement la question : Veut-il 
persister à travailler pour le théâtre, à *faire du théâtre, 
comme on dit dans cet argot? Alors qu'il renouvelle com- 
plètement sa manière ; et, certes, il est assez jeune, il a 
assez de talent pour que cette tentative ne semble pas 
désespérée. Veut-il continuer à tourner dans le même 
cercle, à surmener ses succès, à déflorer, tantôt ce qu'il 
pourrait faire, comme dans la Tentation, tantôt ce qu'il 
a fait» comme dans le Boman d'un Jeune homme pauvre? 
Alors il descendra peu à peu de ces zones éthérées et 
sereines, de ces brumes lumineuses où ses admiratrices 
aimaient tant à l'aller chercher : il cessera d'être lui- 
même sans devenir autre que ce qu'il est : il se confondra 
de plus en plus avec le groupe des habiles, des faiseurs, 
des privilégiés du tour de faveur et de la prime ; il aura 
le plaisir ou le chagrin d'être comparé à l'auteur d'un 
Père, prodigua^ ou à l'auteur des Effrontés^ jusqu'à 
ce qu'il tombe un beau soir d'inanition et de lassitude, 
entre le trépignement d'un claqueur et le gémissement 
d'un caissier; ces deux rois du théâtre contemporain. 
Puisse l'événement démentir ces prédictions importunes ! 



316 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Au milieu de tristesses plus générales et plus sérieuses 
auxquelles nous avons dû nous arracher en traitant une 
simple question littéraire, la décadence, ou, pour parler 
plus juste, la vulgarisation de H. Octave Feuillet compte- 
rait parmi nos griefs contre notre temps ; et ces griefs 
sont, hélas 1 assez nombreux pour qu'il nous semble bien 
pénible de les multiplier encore. 



20 novembre 1860. 



XXÏI 



M. LOUIS VEUILLOT ' 



Conteur, voyageur, poète, je ne veux aujourd'hui rien 
chercher de plus sous ce nom habitué à éveiller des idées 
moins pacifiques. H. Louis Veuillot nous le dit lui-même : 
I Au milieu de la guerre, souvent inquiet, ne voyant au* 
cun avantage à soutenir la conversation politique avec cer- 
tains vaillants d'écriloire, j'ai demandé refuge à la littéra- 
ture. J'ai fui en esprit vers la campagne, vers la mer. J'ai 
évoqué Mozart, et le vent, et les vagues, pour moins 
entendre les journaux. Voilà l'occasion de mon Décamé* 
ron.» — Décaméron chrétien, aussi chaste, aussi pur que 
celui de Boccace était licencieux et effronté ! Et nous, le 
laisserons-nous passer sous nos yeux sans le saluer d'un 
hommage?Tout ce qu'ily a, dans ces deux volumes, 
d'esprit, de verve, de sève puissante, de fine raillerie, de 
sensibilité profonde, de piété douce ou véhémente, de 
poésie vraie, de sel gaulois, on le sait, tout le monde le 

* Çà et là, 

18. 



318 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

dit, personne ne Tignore : quel motif auriqns-nous de le 
taire? Je suppose un étranger, un provincial, un curieux 
de bonne foi, avide de se mettre au courant de nos faits 
et gestes littéraires, et assez naïf pour me consulter : — 
11 y a, lui répondrais-je, de bons et de mauvais livres, des 
brochures bonnes et mauvaises, une bonne et une mau- 
vaise littérature : Nous avons la découverte de la Mer et 
les amours des coquillages, des turbots et des dorades, 
par H. Micbelet, professeur d'histoire naturelle et de ga- 
lanterie française; les Fleurs du Maly par M. Charles Bau- 
delaire, poésies qui ont eu des démêlés avec la justice, 
mais que les critiques attitrés du Monitetir n'en recom- 
mandent pas moins vivement à Tadmiration de leurs con- 
temporains. Nous avons la Comédie funèbre^ pièce en 
plusieurs actes, jouée par les bohèmes qui vivent sur le 
cercueil dés bohèmes qui meurent, avec accompagne- 
ment de grosse caisse, de souscriptions, de monuments 
et de réclames. Nous avons enrm Y Histoire en pantoufles 
par cet illustre Pierre de TEstoile, qui a de • Tesprit, non 
pas seulement comme Voltaire tout court, mais comme 
le roi Voltaire ; jeune et irrésistible Lindor de cinquante 
ans, dont la chevelure blonde et le style bleu exhalent des 
senteurs de pommade à la rose, et que les raffînés de la 
démocratie ont chargé de leur apprendre le genre Pom- 
padour et les belles manières ; littérateur enrichi , se 
croyant quelqu'un parce qu'il possède quelque chose ; 
poète manqué, fantaisiste pesant, chroniqueur ennuyeux» 
causeur insipide, surnuméraire de lettres passé chef de 
division et profitant de son privilège pour profaner de sa 
Drose prétentieuse et plate la place consacrée par ma- 
dame de Girardin ; courtisan révolutionnaire, se moquant 
des absolutistes dans les antichambres impériales ; capa- 
ble de tout pour plaire au prince Napoléon, même de 



M. LOUÏS VEUILLOT. 319 

tourner en ridicule la bravoure du roi de Naples. Hais 
nous avons aussi de jolis romans, de belles poésies, de 
belles histoires, d'éloquents plaidoyers pour^la vérité et la 
justice. Nous avons — car il faut être juste —Le Marquis 
de YiUemerj de George Sand, une merveille, un charme, 
le chef-d'œuvre d'un talent que l'on admire sans l'amnis- 
tier, chaque fois qu'il nous prouve combien il avait peu 
besoin, pour nous intéresser et nous émouvoh*, de plai- 
der des doctrines dangereuses et de surexciter des pas- 
sions coupables ; nous avons les Épitres rustiques^ de Jo- 
seph Âutran, une œuvre sérieuse et charmante, un livre 
de haute portée philosophique et morale, abrité dans 
un nid de verdure. Nous avons les admirables sa- 
tires de M. Victor de Laprade; les beaux discours 
de H. Guizotetdu Révérend Père Lacordaire; les livres 
de M. Villemain et de M. Cousin, de M. de Hontalem-- 
bcrtet deM. de Broglie; les pages indélébiles de mon- 
seigneur l'évéque d'Orléans ; les courageuses polémiques 
de MM. de Riancey et Laurentie; tous parfaitement en état 
de tourner une phrase française et d'écrire une page de 
prose aussi bien que M. Arthur de laGuéronnière ou même 
que M. Paulin Limayrac. Nous avons, en un mot, comme 
toujours, le bien et le mal en littérature; le bien, que 
je vous recommande de toute mon âme; le mal, que je 
voudrais pouvoir étouffer de mes anathèmes ou mieux en- 
core de mon silence. A présent, vous êtes renseigné: allez, 
choisissez, et que Dieu vous garde des mauvaises lectu- 
res ! — Est-ce là tout? — Oui... c'est-à-dire non : il y a 
bien encore un livre amusant, poétique, édifiant ; un livre 
catholique et dévot, et cependant plus agréable à lire que 
nos œuvres les mieux pourvues d'épices voltairiennes ou 
galantes ; un livre où on respire à pleins poumons l'amour 
de Dieu, du beau, de toutes les grandes perspectives de 



320 CAUSERIES LITTERAIRES. 

l'art et de la nature ; où circulent les plus suaves parfums 
de la Bretagne chrétienne, les plus salubres arômes de 
rOcéaù et de ses places ; où de beaux vers s*épanouissent, 
non pas comme une broderie ou une parure, mais comme 
les fleurs de ces plantes agrestes, fécondées par la ro- 
sée du ciel. Satire, prière, paysage, élégie, cantique, 
églogue, légende, sonnet, roman, ballade, sermon, il y a 
de tout cela dans ce Çà et /a, dans cette école buisson- 
nière où se joue, en mille frais sentiers jalonnés de croix, 
un des plus vigoureux esprits qui aient jamais flagellé le 
sophisme, Timpiété et le mensonge : maintenant mettez 
que je ne vous eh ai rien dit, et que je n*en ai pas môme 
entendu parler. Voyez-vous d*ici Tétonnement naïf de mon 
questionneur, écarquillant de grands yeux et cherchant le 
mot de celte énigme? — Mais alors, monsieur, vous avez 
'découvert dans ce livre un fond d'immoralité? — Pas le 
moindre : il est publié par M. Gaume. — Ou bien c'est 
que Tauteur est un de ces chrétiens pour rire qui vont 
achever leurs homélies dans les coulisses de l'Opéra? — 
Lui! il va tous les jours à la messe, et l'intérieur de sa 
maison a les calmes austérités d'un couvent. — Ah ! j'y 
suis : l'auteur est un de ces personnages, comme on as- 
sure qu'il en existe, qui, après s'être solennellement qua- 
lifiés de catholiques, ont déchiré le sein maternel de l'É- 
glise et grossi les rangs des spoliateurs du saint-siégc? — 
Encore moins. — Allons, décidément, je m'y perds. — 
Eh bien ! ne vous y perdez pins ; car, grâce à mon cadre 
tout littéraire, à l'oubli de certaines dissidences qui nous 
semblent aujourd'hui contemporaines de Romulus ou de 
Constantin, et, le dirai-je? à un de ces énormes orages 
qui effacent la trace légère des giboulées d'avril, je puis, 
je veux et je viens vous parler de Çà et là. 
Essayons d'étudier, non pas le talent,-— il est immense. 



M. LOUIS VEUILLOT. 521 

— mais la physionomie et la situation de H. Louis 
Veuillot dans la littérature de notre époque. La presse ir- 
réligieuse et révolutionnaire a trouvé commode de créer 
un Veuillot légendaire, une sorte d*AlcideduNord, trempé 
d'eau bénite , n'ayant d'autre arme que la massue, 
d'autre force que l'injure ; ou bien encore un Rabelais de 
sacristie, gouailleur» fort en gueuley expert aux gros mots, 
un composé de moine et d'inquisiteur, préchant, jurant, 
sacrant, vouant au fagot les hérétiques et les tiédes, met- 
tant une dévotion grivoise au service d'une dévotion fé- 
roce, parlant et écrivant l'écume à la bouche, sans qu'on 
sache bien si c'est celle d'un fanatique en colère ou d'un 
tapageur en goguettes. Or, toutes les fois que H. Veuillot 
s'est dérobé à la polémique où sa verve exubérante don- 
nait parfois un prétexte à ces grossières peintures 
toutes les fois que, cherchant une forme moins agres- 
sive et plus littéraire pour ses impressions de chrétien, 
de paysagiste, de poète, il a laissé parler son imagi- 
nation et son cœur, on a pu reconnaître, à travers 
les austérités volontaires de sa pensée et de son style, 
tout un fond de tendresse, de sentiment , d'émotion con- 
tenue, mais vivace, une primitive nature poétique M pas- 
sionnée, ayant eu à se combattre, à se dompter pour être 
plus propre à la lutte, comme le soldat s'efforce d'ou- 
blier sa fiancée, sa sœur et sa mère pour que rien ne l'a- 
mollisse sur le champ de bataille. La religion ne refroi- 
dit pas les sentiments humains qu'elle touche ; elle leur 
donne une saveur mystérieuse, particulièrement attrayante 
pour les esprits délicats, comme tout ce quis l'on de- 
vine, tout ce qui porte en soi l'empreinte du combat et 
du sacrifice. Nos modernes illustres ont tellement abusé 
du procédé contraire, tellement mis à l'étalage leurs pas- 
sions présentes ou anciennes, véritables ou chimériques, 



522 CAUSERIES LITTÉRAÏRES. 

ils se sont livrés à de tels efforts pour exprimer plus qu'ils 
n'avaient ressenti, qu'on éprouve un singulier charme à 
découvrir dans une âme apaisée et mortifiée par le chris- 
tianisme le feu conservé sous la cendre, et devenu, en se 
consacrant, plus lumineux et plus pur. C'a été une des er- 
reurs, non-seulement morales, mais littéraires» de notre 
temps, dé se figurer que la poésie, l'amour, la tendresse, 
s'agrandissaient en se désordonnant, qu'il leur suffisait, 
pour enrichir leurdomaine, d'exagérer leur langage. C'est 
au contraire une loi , supérieure même aux lois du goût, 
que, l'idéal de la beauté des sentiments humains se for- 
mant de leur lutte contre eux-mêmes en présence du de- 
voir qui les exalte et les domine, plus ce devoir part de 
haut, plus il est précis et sévère, plus aussi le spectacle 
de cette lutte et de cette victoire est grandiose et pathéti- 
que. Cette jouissance délicate que j'essaye d'indiquer, on 
la rencontre souvent dans ce que j'appellerai, faute de 
.mieux, les œuvres d'imagination de M. Louis Veuillot; 
dans ses romans, ses récits de voyage, sa Petite Philaso- 
phie.dBTïB bien des pages où le publiciste guerroyant se re* 
tire au second plan pourfaire place à l'homme; àl'homme, 
qui, en sanctifiant les sources de la douleur, de l'a- 
mour et des larmes, ne les a ni glacées ni taries. Dans 
Çà et lày cette impression est plus fréquente encore et 
plus vive. Quelle tendresse chrétienne, quelle finesse de 
sentiment et de nuance, quelle flamme intérieure dans 
Madeleine ! a Écoutez, Madeleine, écoutez ! etc. » Quoi 
de plus touchant, de plus émouvant que cette page où 
l'on devinerait, si on l'osait, le cœur brisé de l'époux, le 
cœur reconnaissant du frère? « J'esquisserai ici ton noble 
et doux visage, embelli à nos regards comme aux regards 
des anges par les soucis qui l'ont fatigué avant le temps, 
toi qui par amour de Dieu t'es refusée au service de Dieu, 



M. LOUIS VEUILLOT. 525 

et qui par charité le sèvres des joies de la charité. Tu 
n*as pleinement ni la paix du cloître, ni le soin des pau- 
vres, ni Tapostolat dans le monde, et ton grand cœur a 
sti se priver de tout ce qui était grand et parfait comme 
lui. Tu as enfermé ta vie en de petits devoirs, servante 
d'un frère, mère d'orphelins. Là tu restes comme Tépousc 
la plus attentive et la mère la plus patiente, te donnant 
tout entière et ne recevant qu'à demi. Tu as donné jeu* 
nesse, liberté, avenir. Tu n'es plus toi-même, tu es celle 
qui n'est plus, l'épouse défunte, la mère ensevelie; tu es 
une vierge veuve, une religieuse sans voile, une épouse 
sans droits, une mère sans nom. Tu sacrifies tes jours et 
tes veilles à des enfants qui qe t'appellent pas leur mère, 
et tu as ver&è des larmes de mère sur des tombeaux qui 
n'étaient pas ceux de tes enfants..; Oh ! sois bénie de Dieu 
comme tu Tes de nos cœurs. » Et, en un tout autre genre, 
quelle gracieuse malice dans ce sonnet que je choisis au 
milieu d'autres poésies bien remarquables, parce qu*il 
vaut un long poème — et qu'il est moins long ! 



A UNE éPLORés. 

Cachez vos pleurs, madame, et yotre épaule 
Si vous TOuleE; — mais là, sincèrement. — 
Que le bon Dieu calme votre tourment; 
Ne chantez plus la romance du Saule! 

C'est la cottiutne aux dames de la Gaule 

D'avoir lé cœur en plein déchirement, 

Et de rogner trop sur le vêtement : 

Leur deuil n'est triste, hélas I que de son rôle. 

Donc il faudrait qu'un ange vînt des cieux 
Pour étancher les pleurs de vos beaux yeux?... 
Et vous brillez un peu plus qu'une étoile ! 



324 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

DamCi Dieu fit les anges, s'il tous plaît, 
Pour admirer la beauté qui se voile 
Et consoler la douleur qui se tait. 



Que serait-ce, à présent, si je citais d'autres passages, 
Dans la montagne, Paysages bretons^ Miron, la Vie du 
château, presque tous les vers, et les neuf dixièmes de la 
prose? On y reconnaîtrait une rare variété d'inspirations 
et de couleurs. Dans cet homme que Ton représente 
comme n'ayant d'autre génie que celui de la haine et de 
^'insulte, on découvrirait, je le répète, une veine poétique 
et descriptive, une sensibilité (pardon du mot, vieilli, 
mais non remplacé) d'autanj; plus vraie qu'elle est plus 
sobre, quelque chose comme un trésor conservé et mis 
sous clef au milieu des orages de la polémique, mais vi- 
sité et retrouvé aux heures d'apaisement et de silence. On 
songerait alors à ces poèmes de chevalerie qui nous mon- 
trent, dans un coin de forêt ou de paysage, un guerrier à 
la sombre armure, se reposant à l'ombre près d'une source 
vive, entr' ouvrant sa visière et sa cuirasse pour laver dans 
cette eau limpide la poussière du combat' ou le sang de 
ses blessures. Est-ce une goutte de sueur, est-ce une larme 
que j'aperçois sous cette visière à demi baissée? Je 
l'ignore, mais voilà que le clairon sonne ; l'armure se ra- 
juste, et malheur aux infidèles ! On le voit, nous sommes 
loin de ce Pantagruel fanatique et enragé auquel certains 
coryphées de la révolution et de la bohème se sont obsti- 
nés à réduire le talent de H. Louis Veuillot, probablement 
pour s'indemniser de ces terribles volées de bois vert dont 
Ils portent encore et porteront longtemps les meurtrissu- 
res. Comment se fait-il pourtant que ce portrait de fan- 
taisie, ce type légendaire garde encore quelque créance, 
non-seulement auprès des intéressés, mais de bon nombre 



*M. LOUIS VEUILLOT. 5^25 

d'indifférents? Je crois pouvoir l'expliquer par un effet 
d'optique, de proportion relative entre M. Veuillot, son 
temps, ses adversaires, l'arme, le combat, l'arène ; et 
cette explication me servira fmalement à indiquer quel- 
ques réserves, à demander à l'auteur de Çà et là quel- 
ques retouches, quelques ratures pour ses éditions pro- 
chaines. 

Au dix-septiéme siècle, dans une société profondément 
aristocratique, la littérature sacrée était représentée par 
des évoques, des prédicateurs, des religieux, des solitai- 
res, dont le génie avait pour auxiliaire l'ordre social lui- 
même, et dont Tautorilé était si imposante, si inconteistée, 
que la littérature profane, parfois leur antagoniste, ja- 
mais à visage découvert, était obligée de se faire humble, 
discrète, respectueuse, pleine de précautions et de ré- 
ticences : parfois même, cédant au penchant universel des 
âmes, elle se rapprochait d'eux par la foi ou le repentir, 
et devenait leur alliée. La polémique restait dans les plus 
hautes régions de la controverse et n'avait pas besoin do 
descendre. Ce n'étaient pas des athlètes de la vérité et de 
l'erreur échangeant leurs coups et mesurant leurs forces; 
c'étaient des maîtres, des docteurs, des apôtres, accablant, 
au nom d'une vérité souveraine, des égarés et des rebel- 
les. Au siècle suivant, la scène change ; les rôles sont in- 
tervertis, mais le caractère de la lutte reste encore aris- 
tocratique. Voltaire, aristocrate des griffes aux dents, n'a 
ou du moins ne pourrait avoir d'adversaires sérieux que 
des évêques, des magistrats, des hommes investis d'une 
puissance quelconque, religieuse, sociale ou politique, si 
par malheur l'Eglise de France, lasse de produire des 
merveilles de génie, de science et dô vertu, n'était entrée 
dans une phase d'épuisement et de faiblesse, si un souffle 
d'irréligion et de ruine n'avait fait de toutes les puissances 



326 CAUSERIES LlTTÉRAIREfs. 

terrestres autant de complices de ces influences des- 
tructives qui commençaient par attaquer le cerveau 
avant de s'emparer du corps tout entier. Quant à des 
cuistres tels que Fréron ou Desfontaines, de mœurs 
presque aussi décriées que celles de leurs ennemis, on 
me permettra de ne pas les compter. Enfin, au commen- 
cement de ce siècle, après cette formidable enjambée qui 
va de 1789 au Consulat, un nouvel aspect se produisit 
dans la polémique religieuse, philosophique et littéraire. 
Le succès, le haut du pavé, le côté des rieurs appartint 
un moment aux défenseurs de la vérité, aux détracteurs 
de rimpiété philosophique et de Tesprit révolutionrlaire : 
mais à quel prix? dans quelles conditions ? entre les mains 
de quels hommes? La lutte et la victoire semblaient com- 
mandées d'avance et réglées dans les bureaux de minis- 
tères, par ordre, avec autorisation, patente et privilège : 
les apôtres, les apologistes, les chefs de cette réaction 
chrétienne contre Voltaire, Diderot et Jean-Jacques s'appe- 
laient Dussault, Geoffroy, Féletz ; des gens d'esprit qu'on 
eût aimé à croire convaincus, mais qui , fort probable- 
ment, n'en étaient pas eux-mêmes très-sûrs. Cette croisade 
d'après coup ne s'adressait pas à des convictions, mais à 
des rancunes : elle fut courte et à peu près stérile. L'esprit 
français, toujours mobile, changea encore une fois de 
courants et de pente : on sait ce qui en advint. Des révo- 
lutions nouvelles furent à la fois le châtiment et la consè- 

• 

quence de Toubli de Dieu; leur effet le plus clair^ le plus 
positif, en dehors de toutes les vicissitudes de royauté^ 
de répubUque et d'empire, fut de démocratiser la société. 
C'est donc sur une table rase, sur un terrain nivelé par 
la démocratie moderne, sans aucun caractère officiel, sans 
autre pouvoir qu'une plume, à un poste d'avant-garde 
que ne pouvaient occuper ni les évéques, ni les préIres, 



M. LOUIS VEUILLOT. 327 

ni même, — il faut savoir tout dire, — les aristocrates 
du catholicisme, c'est là que Ton a vu pour la première 
fois un laïqu^, catholique ardent, maximant ses pratiques, 
pratiquant ses maximes, combattant corps à corps, avec 
des armes plus fortes que polies, Tirréligion voltairienne ; 
mais l'irréligion descendue de plusieurs degrés, s'étant 
faite, elle aussi, bourgcoiue d'abord, puis démocratique, 
et prompte à recouvrir d'un habit noir, d'une blouse ou 
d'un oripeau les broderies et le velours de Voltaire. La 
tâche dont ce laïque s'acquittait, Tépiscopat et le sacerdoce 
ne pouvaient pas l'accomplir. Dans les occasions solen- 
nelles, en face des grands périls, sur les questions capi- 
tales, en présence d'adversaires manifestes ou cachés 
dont l'intervention a le caractère d'un événement, la 
grande voix.de l'épiscopat doit s'élever, et certes, ni 
l'éloquence ni le courage ne font défaut à l'accomplisse- 
ment de ce devoir. Mais on ne peut pas exiger d'un évèquc 
qu'il descende tous les matins dans la lice politique et 
littéraire pour dire à M. A... qu'il est un sot, à H. 6... qu'il 
est un hâbleur, à M. G... qu'il est un drôle, et cependant 
il faut que la chose se dise ; car cette hâblerie, cette drô' 
lerie, cette sottise, ont cinquante mille abonnés, cinq 
cent mille lecteurs, des millions de crédules, d^admira- 
teurs et de partisans; et c'est de cette collection de 
sottises, de hâbleries, de drôleries, d'admirations et de 
crédulités que se forment la corruption^ la dégradation et 
la ruine d un pays. 11 faut que la chose se dise, et nul ne 
l'a dite mieux, plus haut, plus fort, plus vertement que 
M. Louis Veuillot. Ces vérités, adressées à des démo- 
crates, en pleine démocratie, en plein nivellemetlt révo- 
lutionnaire, il les a parfois dites en démocrate, sinon, à 
Dieu ne plaise ! de sentiment et de principes, aii moins 
d'allures et de ton. Pouvait-il faire autremetit? Je ne le 



328 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

crois pas : mettre des manchettes, des gants jaunes ou un 
jabot de dentelles pour se battre contre une littérature en 
chemise sale, recourir aux malicieuses élégances d'aca- 
démie et de salon pour confondre les vulgarités du men- 
songe et du vice, c*eût été un métier de dupe. Il fallait, 
non pas précisément riposter aux gens dans leur langue 
(elle est trop laide!), mais raviver, regaillardir la langue 
française, débilitée par trois siècles de bel-esprit et de 
belles-lettres, remonter aux sources, se refaire Gaulois 
plutôt qu'Athénien, remplacer notre prose désossée par 
une prose plus ferme, dont les arêtes, les saillies et les 
nervures entrassent plus profondément et fissent saigner à 
la fois la chair et Tépidermc. Voilà, et bien mieux encore, 
ce qu'a été le Louis Veuillot de la polémique, et c'est celui* 
là qui a prévalu dans Topinion de ses lecteurs, abusés d'ail- 
leurs par les rancunes de ses victimes. L'autre, le poète, 
l'artiste, l'écrivain délicat et charmant de bien des chapi- 
tres de Çà et Là, est resté secondaire, reconnu seulement 
et salué par quelques esprits plus attentifs. H. Louis Veuil- 
lot s'y attendait; il s'y résignait, et c'a été là un des sacri- 
fices de cet énergique talent à sa tâche vengeresse. 

Cependant n'y a-t-il rien à dire? Pour que cette figure 
si accentuée, cette plume si vigoureuse, cette puissance 
si redoutable ne rencontrât plus devant soi et contre soi 
que ses ennemis naturels, n'y aurait-il rien à faire ? Nous 
répondrons sans sortir de nos attributions et de ce livre, 
dont le mérite et le succès ne pouvaient être passés 
sous silence. En combattant démocratiquement des pas- 
sions, des sophismes, des sottises, des ignominies dé- 
mocratiques, M. Louis Veuillot a contracté certains plis 
qui tiennent aux habitudes mêmes de la lutte, au ca- 
ractère de ses antagonistes plutôt qu'à ses propres ten- 
dances. Il oublie parfois que l'ensemble des vérités qu'il 



M. LOUIS YfiUILLOT. 329 

défend a besoin d'une notion générale de respect et d'au- 
torité dont on ne saurait ofTenser la moindre partie sans 
faire tort au reste; que toute irrévérence envers les ima- 
ges du passé, envers les grandeurs trois fois consacrées 
parla tradition, la vertu et le malheur, entr'ouvre une 
porte, et qu'il suffit d'une porte entr'ou verte pour que 
l'armée des démolisseurs y passe et ruine l'édifice. 
Cest ainsi que, dans Çà et là, je voudrais effacer une 
anecdote qui n'ajoute pas beaucoup de prix au livre, 
et où il est question du général de Coêtlosquet, de Saint- 
Cloud et de \ 830 *■ . Je voudrais aussi qu'il fit abnégation de 
jenesais quels ressentiments personnels peu dignes de 
lui et qu'il cessât de réunir, dans ses attaques meurtrières, 
des noms qui ne devraient pas se rencontrer ensemble/ 
Puisqu'il est bien convenu que nous nous réconcilions dans 

• 

une même émotion de douleur et d'angoisse, évitons dés- 
ormais tout ce qui pourrait rendre le raccommodement 
moins complet et moins durable. En lui adressant cette 
cordiale prière, j'obéis à la fois à un intérêt général et à 
une pensée égoïste : 11 y a en effet un plaisir plus vif encore 
que celui d'admirer; c'est de voir s'amoindrir et dispa- 
raître les nuances qui nous séparent de ceux que nous ad- 
mirons et que nous aimons. 

' M. Louis Veuillot, dans les éditions suivantes, a bien voulu me sa- 
crilier cette page. 



XX]II 



EUGÈNE SCRIBE 



Lorsque Ton apprit la mort si soudaine de M. Eugène 
Scribe, il fut aisé de prévoir que les agressions violentes 
qui avaient poursuivi, dans ces derniers temps, l'infati- 
gable écrivain, allaient être immédiatement réparées et 
rachetées par l'excès contraire. On le sait, l'esprit fran- 
çais, l'esprit parisien surtout, a de ces variations, de 
ces réactions subites ; mais elles ne se produisent pas 
toujours dans le même sens, et il serait peut-être assez 
triste de rechercher les causes de ces différences. C'est 
ainsi que nous avons rappelé récemment, à propos d'un 
homme de génie — il ne s'agissait pas de H. Scribe, 
— comment une vieillesse trop longue , trop solennel- 
lement imposée à l'admiration et à la louange publique, 
trop soigneusement maintenue dans une atmosphère 
factice, avait pu préparer à la gloire de M. de Chateau- 
briand, pour ses premières années (T outre-tombe^ non 
pas, grand Dieu! une déchéance, mais une sorte d'éclipsé 
passagère et de déchet. C'est que M. de Chateaubriand, 



EUGÈNE SCRIBE. 531 

pendant les quinze ans qui précédèrent sa mort, était un 
prestige, une autorité, un monument, un ancêtre : il n'était 
déjà^lus un chiffre. Les jet^nes ou soi-disant tels pouvaient 
être importunés du bruit qui s* attachait à son nom ; ils 
ne le rencontraient plus sur leur chemin ; il ne leur pre- 
nait pas leur place au soleil. Sa mort les débarrassait 
d*une admiration, mais non pas d'une concurrence. Avec 
M. Scribe c'a été tout le contraire. Jusqu'à la fin, jusqu'à 
la veille de cette mort subite, tous ceux (et le nombre 
en est grand) qui travaillent ou aspirent à travailler pour 
le théâtre avaient en M. Scribe un concurrent redou- 
table, et se figuraient volontiers que, s'il n'eût pas existé, 
ils seraient arrivés plus facilement et plus vite. La place 
qu'il occupait, et que personne très-probablement ne 
sera capable d'occuper après lui, leur semblait prise en 
détail sur l'espace qu'ils convoitaient. Son nom obstruait 
toutes les affiches ; ils se heurtaient à ses ninnuscrits sur 
le seuil de toutes les directions théâtrales, et ces portes, 
fermées pour eux, s'ouvraient pour lui. Son activité pro- 
digieuse, que l'on a tant vantée, et qui, selon nous, n'était 
plus en harmonie avec son âge, avec sa célébrité, sa for- 
tune, avec ce sérieux qui sied au déclin des carrières 
brillantes et bruyantes, cette activité désespérait tous 
ceux qui avaient plus besoin que lui de se faire jouer et 
applaudir : il n'est donc pas étonnant qu'ils aient cherché 
à la longue sa condamnation dans leur supplice. M. Scribe 
lui-même — et nous sommes loin de l'en blâmer, — en 
contribuant plus que tout autre à faire du théâtre une 
branche de revenu aussi productive que les maisons ou 
les terres, en organisant le budget et le ministère des fi- 
nances de la httéralure dramatique, aurait pu quelquefois 
reconnaître son propre ouvrage dans ces âpretés de concur- 
rence qui fontsonger aux rivahlés commerciales et ajoutent 



55^ CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

aux mobiles ordinaires de la vanité et de Fenvie la valeur 
positive et chiffrée d'une question d'argent. Delà, contre 
cet homme si inoffensif, et, dit-on, si aimable, ces atta- 
ques passionnées, ces émeutes d'étudiants en révolte 
contre leur professeur, ces colères sans cesse soulevées 
par sa persistance à produire, et à demi justifiées, il faut 
en convenir, par la faiblesse de ses dernières productions. 
Hais aussi, dès que Ton a su que M. Scribe, qui ne pou- 
vait être forcé à l'inaction que par la mort, allait se repo- 
ser pour toujours, dès qu'à la place de cet obstine 
travailleur on n'a plus vu qu'un cercueil, colères et rail- 
leries ont disparu : on s'est accusé d'injustice et d'in- 
gratitude enveVs^cet amuseur (ne disons pas cet enclian- 
teur ; réservons ce mot pour Lamartine ou pour Rossini), 
à qui nous devions tant d'heures charmantes, tant 
d'agréables soirées. Puis, l'émotioii du regret, Texagéra- 
tion de l'amitié se- mettant de la partie, sont venues les 
grandes phrases de génie et de vertu ; si bien qu'un 
étranger, un provincial, trompé par cet enthousiasme 
funèbre, aurait pu croire, en ce premier moment, que 
nous venions de perdre à la fois, dans le même grand 
homme, un Vincent de Paul et un Corneille. 

La nuance vraie — est-il besoin de le dire ? — se trouve, 
comme toujours, entre ces deux extrêmes, <et nous allons 
essayer de la chercher. Nous ne prétendons pas, bien 
entendu, offrir à nos lecteurs la biographie de M. Scribe, 
ni l'exacte appréciation de son talent et de son genre, ni 
le dénombrement de ses ouvrages ; un volume ne suffi- 
rait pas à la plus sèche nomenclature! Nous voudrions 
plutôt, dans cette vie si pleine, dans ce répertoire si im- 
mense, dans cette physionomie si populaire, saisir quel- 
ques traits dislinctifs qui pourraient Servir un jour à re- 
composer l'ensemble de la figure. Nous voudrions sur- 



EUGÈNE SCRIBE. . 335 

tout, même en face de ce regain de populariië et de gloire, 
sauvegarder les droits de l'idéal, de la poésie, de l'art 
vrai, de la vraie littérature, de la vraie morale, de celle 
qui ne s'occupe pas d'empêcher la fille d'un boutiquier 
de se faire enlever par un commis de magasin, et qui dé- 
daigne de combattre de petites passions par de petits 
calculs mis au service de petits intérêts et de, petites 
causes. 

Pour rendre notre tâche plus facile et plus brève , nous 
grouperons par masses cette vie et ces œuvres; nous les 
suivrons parallèlement aux trois époques que H. Scribe a 
traversées : la Restauration, où il eut le théâtre de 
Madame pour centre et point culminant de ses succès; 
le régime de J830, où il s'étudia à suivre le courant de 
l'esprit public, où il chercha à agrandir ses cadres et 
s'essaya dans la comédie historique et politique ; enfin 
les années qui ont suivi la Révolution de février, et où il 
multiplia, éparpilla à droite et à gauche les produits d'un 
talent, tout aussi vivace peut>étre, mais désormais moins 
puissant sur le public, que l'heureux auteur avait trop mis 
dans la confidence de ses procédés, de ses surprises, des 
fils de soie de ses marionnettes, des merveilles de ses 
prestidigitations dramatiques. 

C'est dans ses jolies pièces du Gymnase, dont un gra- 
cieux patronage avait fait le Théâtre de Madamey que 
M. Scribe s'est révélé dès l'abord tout entier; c'est ii 
qu'il a ététoutàfait lui-même, presque original, presque 
créateur, et c'est cette partie de son répertoire que nous 
n'hésitons pas à préférer aux autres, en y ajoutant cepen- 
dant, comme chefs d'œuvre du genre, quelques poèmes 
d'opéra et d'opéra-comique. On a beaucoup parlé, et sou- 
vent en fort bons termes, de la politique de la Restauration: 
peut-^être resterait-il quelque chose à dire de la société 

19. 



554 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

d*alors. Composée d'éléments bien divers, parfois même 
bien contraires, resserrée entre un passé de la veille 
qu'elle ne pouvait ni aimer ni oublier, et un avenir 
imminent qu'elle pressentait sans pouvoir le conjurer, 
cette société brillante et éphémère n'eut pas le temps de 
se fondre en un tout homogène : elle naquit, régna, lutta 
et mourut, sans que ses traits fugitifs et mobiles eussent 
pu se former, s accentuer, se fixer en physionomies, en 
caractères, en personnages saisissables pour l'observateur 
et le poète comique. Nous aurions défié Molière et Lesage 
eux-mêmes, s'ils étaient venus à ce moment, de s'y re- 
connaître, d'opérer le triage, de faire passer dans l'im- 
mortelle galerie humaine ces frêles tableaux de lanterne 
magique. Aussi, tandis que, dans cette période féconde, 
les autres branches de l'art se ravivaient tout à coup et 
se couvraient d'éclatante verdure, pendant que la rêverie 
et l'histoire, la poésie et le romaa, la philosophie et l'élo- 
quence, se retrempaient à des sources nouvelles et y pui- 
saient de nouvelles magnificences, la comédie contempo- 
raine étaitd'unepauvretéincroyable: la comédie des Duval, 
des Etienne, des Andrieux, des Picard, des Casimir Bon- 
jour, échappe à l'analyse. Ses personnages, ses Dupré, 
ses Dermont, ses Derville, ses Saint-Phar, ses Saint-Clair, 
ne sont plus les Clitandre et les Célimène, les Dorante et 
les Araminte, ces types prêtés à l'observation par la fan- 
taisie, ces souples et vivantes personnifications de nos ri- 
dicules et de nos vices; ils ne sont pas encore les hommes 
et les femmes de notre temps; ils n'appartiennent à aucune 
époque, à aucune société, à aucune classification possible. 
Ce sont des mannequins habillés de costumes de transition 
et chargés de réciter des dialogues et des tirades pour le 
plaisir de spectateurs bénévoles et assoupis. L'art et le 
bonheur de M. Scribe furent de comprendre que la co- 



^ EUGÈNE SCRIBE. 5^5 

médie de son temps n'était pas là ; il ne se sentit pas de 
force à la créer, à la porter tout entière : il en détacha 
un fragment et seTappropria avec une adresse incompa- 
rable ; il devina qu'elle devait procéder par réductions, 
que, pour plaire également à tous au milieu de ces partis 
irrités, de ces plaies vives, de ces vanités saignantes, de 
ces dépits, de ces rancunes, de ces castes en méfiance 
ou en colère l^une contre Tautre, il fallait émousser les 
aspérités, arrondir les angles, adoucir les .saillies, rape- 
tisser les tailles et les figures de façon à les rendre réci- 
proquement supportables, installer en un mot des minia- 
tures dans une bonbonnière. Tout ce petit monde coquet 
et charmant, vu en diminutif sous un verre rose, ces 
généraux, ces banquiers, ces colonels, ces grognards, ces 
notaires, ces élégants, ces amoureux, ces ingénues, ces 
grandes dames, ces veuves, ces diplomates, tous d'une 
vérité très-contestable à les regarder séparément, deve- 
naient, en se rassemblant dans cet étroit espace, d'une 
vérité relative : ils s'expliquaient, s'éclairaient, s'en- 
jolivaient, s'harmonisaient, se rendaient probables les 
uns par les autres. Les originaux se seraient querellés 
ou tout au moins se fussent tourné le dos dans un salon 
ou dans la rue; ils se réconciliaient, se trouvaient mu- 
tuellement agréables et de bonne humeur dans ces por- 
traits sur ivoire, assez flattés pour leur paraître ressem- 
blants. Le conflit, un moment ravivé, entre la noblesse et 
la bourgeoisie, s'oubliait dans ces attrayants marivau> 
dages, dsins les gracieux méandres de ces intrigues fine- 
ment arrangées, où la gaieté se contentait de sourire, 
où la sensibilité s'arrêtait à sa première larme. Une part 
convenable était faite au sentiment national, surexcité et 
attristé par nos récentes défaites. On a dit, avec beaucoup 
trop d'emphase, que M. Scribe avait consolé et vengé par 



536 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

ses couplets et ses refrains la France vaincue. Dieu merci ! 
la France eut, à cette époque,, des consolations plus sé- 
rieuses et meilleures. Les lauriers, les guerriers, les succès^ 
les Français de M. Scribe, tels que les lui rappela mali* 
cieusemenl H. Villemain dans une circonstance solennelle, 
ne prétendaient venger ni consoler personne : ils amu- 
saient innocemment cette petite manie patriotique et mi- 
litaire que nous conservons même en temps'depaix, et qui 
. se rallume machinalement au feu de la rampe : ils étaient 
aux chansons de Béranger ce qu*un fleuret moucheté est 
à une lame d*acier poli. Les jeunes oificiers de la garde 
royale pouvaient parfaitement fraterniser avec les bri- 
gands de la Loire en présence de ces militaires de fan- 
taisie qui n'avaient à changer ni d'uniforme, ni de co- 
carde, ni de langage, pour passer de la Bérésina au Tro- 
cadéro. Le grain de libéralisme et de partialité bourgeoise 
répandu çà et là sur ces amusantes esquisses comme pour 
donner le ton et la date, {"aisait t(At au plus l'efTet Je ces 
contradictions légères qui ajoutent à la conversation plus 
de piquant et d'entrain : nous ne pensons pas que l'au- 
guste protectrice du théâtre où régnait H. Scribe se soit 
jamais préoccupée de ces velléités sans amertume et sans 
conséquence. Somme toute, il y eut là, pour H. Scribe et 
son pubUc, une dizaine d'années charmantes, une gerbe 
(le fleurs, un peu fanées aujourd'hui, mais qui eurent 
leurs saisons de fraîcheur, d'éclat et de parfum; une 
riche et nombreuse famille de petits prodiges d'ingénio- 
sité, de souplesse, de curiosité, d'enjouement, de finesse 
et de grâce : citons au hasard le Mariage de RaisoUy la 
Demoiselle à marier, VHéritière, la Marraine, Michel et 
Christine, le Charlatanisme, les Premières Amours, le 
Nouveau Pourceaugnac, le Menteur véndique, le Diplo- 
mate, Simple Histoire, la Mansarde des Artistes, la Qtia- 



EUGÈNE SCRIBE. 337 

rantaine, et beaucoup que je ne sais ou que j*oubIie. Ce fut 
le printemps de M. Scribe, et nous serions tenté d ajou* 
ter que c'était aussi le nôtre. Plusieurs de ces jolies pièces, 
chauffées par les beaux yeux de mademoiselle Léontine 
Fây, jouées à ravir par des acteurs qui semblaient faits 
exprès pour elles, comptent encore, dans nos lointains sou- 
venirs, entre un chapitredeWalter Scott, une ode de Victor 
Hugo et une cavatine de madame Malibran. Qu'y avait-il, 
dans ce printemps, d'artificiel ou de vrai? de quoi étaient 
faites ces fleurs et ces charmilles? n'était-ce pas, dans 
une feuillée de toile peinte que gazouillaient ces oiseaux 
jaseurs? Et ces oiseaux eux-mêmes n'avaient-ils pas des 
gosiers à ressorts et des ailes de carton? Nous l'igno- 
rons, et nous n'avons pas envie de nous en assurer : celui 
qui chicane trop les doux mensonges de sa jeunesse ne 
mérite pas d'avoir été jeune. 

Dans ce répertoire si varié, M. Scribe déployait déjà 
cette précieuse faculté d'assimilation qui ne lui fit jamais 
défaut. 11 profitait de l'esprit d'autrui comme du sien ; 
il imprimait à la collaboration son empreinte person* 
nelle, la vivifiait de son contact et lui ôtait, en la 
faisant sienne, la plupart de ses inconvénients. Il était 
sans cesse aux écoutes, attentif à la nouvelle du jour, 
à Fanecdote de la matinée, au ridicule ou à la mode du 
moment. U récoltait et engrangeait, pour ses provisions 
d'automne ou d'hiver, les bons mots ensemencés dans 
les journaux, les Hémoires et les recueils d'anas. Comme 
Molière, et ce fut le seul point de ressemblance, il prenait 
d'avance son bien où il le trouvait. Surtout il tirait 
parti des excès grotesques du faux lyrisme, du faux ro- 
mantisme d'alors, qui préludait à ses luttes et à ses vic- 
toires par des fohes d'adolescent. Fidèle représentant 
de l'esprit français dans ce qu'il a de sensé, de moqueur 



^ 



338 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

et parfois d'un peu vulgaire, M. Scribe rencontra dès 
lors une sorte d'originalité approximatiYe en traitant 
au rebours et par les contraires certaines exagérations 
sentimentales et romanesques, bon nombre d'idées 
reçues, de données toutes faites et passées, au théâtre 
ou dans les livres, à Tétat de lieu commun et de dogme 
à l'usage des âmes sensibles. Cette poétique à Ten- 
vers eut un grand succès, et l'heureux auteur, sans pé- 
dantisme aucun et sans rigorisme, faillit y gagner la ré- 
putation d'un moraliste. L'insurmontable empire d'une 
première tendresse, les mariages d'inclination, le rêve 
d*une chanmiêi^e et son cœur^ la raison battue par le sen- 
timent, l'exaltation d'un jeune cœur prenant ses premiers 
battements pour le dernier mot de sa destinée, le héros 
fascinateur, l'héroïne en quête de son idéal, le beau té- 
nébreux, la passion échevelée menaçant d'un suicide la 
pauvre fille d'Eve qu'elle épouvante et subjugue, tout 
cela était contredit, sapé, démoli, mais d'une façon si 
adroite et d'une main si légère, que les intéressés eux- 
mêmes applaudissaient à cette ruine charmante de leurs 
songes et de leurs chimères. Avocat du bon sens contre 
le roman, H. Scribe trouvait moyen d'avoir pour lui les 
accusés, les plaideurs, le public et les juges. Jusqu'à quel 
point fallait-il prendre au sérieux cet essai de moralisa- 
tion par le couplet, cette école de sagesse par le vaude- 
ville? On a rappelé récemment, pour notre édification, 
I histoire de cette jeune fille qui, sortant d'une représen- 
tation de Malvina, se jeta en pleurant dans les bras de sa 
mère, lui avoua qu'elle devait s'enfuir, le soir même, 
avec un Lovelace inédit, et ajouta que, grâce à M. Scribe, 
elle était à jamais guérie des enlèvements et des coups 
de tète; si bien que, le lendemain, la mère et la fille 
allèrent faire une visite de reinerciment au prédira- 






EUGÈNE SCRIBE 359 

teur vaudevilliste. — « Sauvée, mon Dieu! sauvée! » 
durent-ils s'écrier en chœur sur un air de Boïeldieu ou 
d'Adolphe Adam. C*est très-attendrissant, mais peut-être 
ne faudrait-il pas, en thèse générale, trop se fier à ce 
moyen de conversion : un peu de catéchisme n'y aurait 
probablement rien gâté. Pour épuiser ce chapitre et en 
finir avec cette partie désagréable de notre étude, c'est 
ici le lieu d'apprécier la moralité du théâtre de M. Scribe, 
ou plutôt ce que nous appellerions son immoralité, si ce 
gros mot ne nous répugnait horriblement à propos d'un 
si aimable esprit, si la crainte d'appuyer trop fort ne de- 
vait toujours se mêler à l'envie de frapper juste. Hais 
enfin il faut être conséquent, en morale plus que dans 
tout le reste ; trop d'indulgence sur un point ne pourrait 
que discréditer trop de sévérité suv un autre. Que George 
Sand, par exemple, et Balzac soient immoraux, nous le 
savons, et nous croyons l'avoir assez dit; pourtant la 
grandeur de l'œuvre, la splendeur du talent,* sont là comme 
des préservatifs, insuffisants sans doute, mais réels ; 
le danger en est, sinon conjuré, au moins ennobli : invo- 
lontaire ou prémédité, le travail du corrupteur disparaît 
ou peut disparaître dans l'admirable travail de l'artiste. 
A cette immoralité grandiose, s'exhalant dans un vaste 
espace, en face de larges horizons qui en allègent les 
miasmes, je ne préférerai jamais celle qui vit terre à 
terre, se compose de ménagements et de transactions , 
s'accommode à la faiblesse, ou, qui pis est, à la sagesse 
humaine, et règle elle-même ses bienséances, ses euphé- 
mismes, ses supercheries et ses limites. Chute pour chute, 
j'aime mieux tomber du haut d'une montagne dans un 
abîme que d'un troisième étage sur un pavé. Du moins, 
avant de périr, j'aurai respiré l'air des Alpes, la saveur 
des neiges et l'arôme des plantes sauvages. 



340 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

L* immoralité, chez H. Scribe, n*est pas, à Dieu ne 
plaise ! un désir réfléchi d'égarer ou de corrompre : elle 
est plutôt le fait d'une organisation particulière^ excep- 
tionnelle, pour qui rien n'existait qu'au théâtre, pour le 
théâtre et par le théâtre. Dès le début, M. Scribe se mit 
en contact intime et continuel avec son public, ne songea 
plus qu'à lui, non pas pour le dominer, le combattre, le 
précéder dans la bonne voie, l'arrêter dans la mauvaise, 
mais pour lui plaire, pour se tenir au courant de ses 
goûts, de ses idées, de ses caprices, et l'amener à s'ap* 
plaudir lui-même en l'applaudissant. Le succès et le pu- 
blic, deux mots magiques qui furent tout le vocabulaire, 
toute la grammaire, toute la philosophie, toute la poli- 
tique, tout le credo de M. Scribe. Pour séduire l'un et 
obtenir l'autre, tout lui était bon, dût-il pencher un peu 
trop du côté que lui désignaient les préjugés et les erreurs 
de ce puissant souverain, qu'il flattait, comme tous les 
courtisans, pour en faire son esclave. Sa vie, son œuvre» 
son système dramatique, ne furent qu une joute con- 
stante avec le parterre ; joute courtoise, amusante, cu- 
rieuse, fertile en évolutions de toutes sortes, en tours de 
force et surtout d'adresse, mais dont le secret consistait 
dans la connivence du vainqueur avec les vaincus. Dès 
lors, que lui importait-il? d'éclairer ce public, de le ren- 
dre meilleur, d'nssainir ses instincts, de l'intéresser aux 
nobles causes, de lui donner d'utiles leçons? Hélas! non, 
mais de lui tâter constamment le pouls, afin de savoir 
jusqu'où on pouvait aller sans l'effaroucher. M. Scribe 
traita la morale comme l'histoire, les consciences comme 
les événements et les personnages. L'immora/ttd fut pour 
lui quelque chose de pareil à l'invraisemblance : une dif- 
ficulté à créer pour le plaisir de la résoudre^ une gageure 
à proposer pour le plaisir de la gagner. Les données les 



EUGÈNE SCRIBE. 341 

plus scabreuses, les mots les plus risqués, les situations 
les plus hasardées, devenaient entre ses doigts agiles, 
non pas des moyens de corruption ou de vulgaires 
amorces, mais des écheveaux un peu plus embrouillés que 
les autres et qu'il y avait plus de mérite à, dévider, des 
cartes nouvelles à introduire dans un jeu connu afin d'en 
varier les combinaisons et d'en rendre les péripéties plus 
piquantes. Imperturbable dans cette partie qui a duré près 
de cinquante ans, et qu'il a si rarement perdue, très-peu 
soucieux, exqepté dans leurs rapports avec le théâtre, des 
événements et des catastrophes du dehors, M. Scribe aura 
offert ce singulier phénomène : un homme trés-popù- 
laire, très-actif, assez influent, très-riche, très-charila- 
ble, ayant traversé un demi-siècle tout rempli de révolu- 
tions et d*orages, ayant eu entre ses mains un instrument 
d'une portée universelle et ne paraissant pas se douter 
que le théâtre, à certains moments de péril, de crise et de 
folies, pût avoir à remplir une tâche, à prendre une ini- 
tiative de conseils et de remontrances. Ses amis ont ra- 
conté à sa louange, et comme preuves de cette vocation 
souveraine, deux détails qui peuvent trouver place ici. 
Dans un voyage en Suisse, entrepris pour sa santé et 
pour se remettre de ses premières fatigues, M. Scribe, 
surveillé de près par un camarade ou un médecin spé* 
cialement chargé de IVmpècher de travailler, n'avait 
emporté qu'un petit agenda de poche, sur lequel il écri- 
vait çà et là quelques notes au crayon, dictées, semblait- 
il, par ses inspirations du moment et les magnificences 
du paysage. Au retour ces notes furent rassemblées: 
c'étaient les deux charmants actes du Mariage de raison. 
Vingt-quatre ans après, pendant les journées de Février, 
au plus fort de cette fusillade et de ces barricades où la 
démocratie, semblable à l'ours de la fable, écrasa la 



348 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

liberté sous ses pavés, M. Scribe, dans son cabinet de 
travail, tissait paisiblement un librelto d'opéra, qui fut 
joué plus tard avec un grand succès sur un de nos 
théâtres lyriques. Archimède, dit-on, en avait fait autant, 
mais Archimède n'écrivait pas de vaudevilles. Sans cher- 
cher là un, sujet d'admiration ni de blâme, on peut dire 
que de pareils traits expliquent et précisent cette physio- 
nomie, telle que nous croyons la connaître et que nous 
essayons de Tesquisser. Peut-on s'étonner ou se plaindre 
que rhomme qui, en face delà Tung-Frau ou du Righi, 
se détachait assez complètement de ses émotions pitto- 
resques pour ne songer qu'aux amours de Bertrand et 
de Suzette, Thomme qui, au milieu des hurlements de 
l'insurrection triomphante, savait assez bien s'abstraire 
de ses angoisses politiques pour filer une scène de ténor 
et de première chanteuse, en ait agi avec les vérités mo- 
rales comme avec les montagnes de l'Qberland et les bar- 
ricades de Paris ? 

Quels que fussent les événements, les écarts de la 
conscience publique, les dangers de cette société qui 
avait prodigué à M. Scribe, en échange de ses plaisirs, 
lu célébrité et la gloire, il suivit constamment le courant 
au lieu d'essayer parfois de le remonter. On peut même 
rappeler que ce fut aux approches et à la suite de la Ré- 
volution de 1830, dans cette phase si critique qui va de 
la fin du ministère Martignac à la mort de Casimir Pèrier, 
que H. Scribe se fit plus particulièrement le complaisant 
de ces préventions, de ces idées hostiles qui renversèrent 
le roi des Tuileries et ébranlèrent le roi du Gymnase. Le 
théâtre de H. Scribe a tellement couvert de son éclat le 
reste de ses œuvres, que personne, malgré la popularité 
de son nom, n'a prêté la moindre attention à ses romans, 
et c'était assucément le plus grand service à rendre à sa 



EUGÈNE SGRIBË. 345 

gloire ; car nous ne connaissons rien de plus insignifiant 
et de plus misérable que Piquillo Alliaga, Maurice, Fleur 
rettey Noëlie, et autres productions ensevelies dans le feuil- 
leton du Siècle et du Constitutionnel. Il y a pourtant un 
petit volume, édité par Charles Gosselin en \ 840» qui mérite 
une mention, ne fût-ce qu'à titre de renseignement. Ce 
volume est intiluié Proverbes et Nouvellesy et se compose 
de morceaux publiés, pour la plupart, dans la Revue de 
Paris, Au printemps de 1829, H. Véron fonda, on le sait, 
cette première Revue de Paris, qui popularisa les noms 
de MM. Mérimée, Saint-Marc Girardin , Sainte-Beuve, 
Jules Janin, Philarète Chastes, Loève-Weimar, etc. 11 
appela à lui tous les- talents à la mode, et M. Scribe, en- 
tre autres, répondit à son appel. Seulement, les pièces 
injouables (c'est le mot) qu'il publia dans ce recueil ne 
semblaient écrites que pour faire accepter par le lecteur, 
à l'aide des mêmes stratagèmes et des mêmes équivoques, 
ce que les spectateurs n'auraient pas pu supporter. Les 
bienséances, alors plus respectées, eussent assurément 
fait bannir de la scène des gravdures telles que Un Mi- 
nistre sous Louis XV , le Jeune Docteur, Potemkin, la 
Conversion, le Tête-à-tête, et Ton eût dit queH. Scribe ne 
les imprimait que faute de pouvoir les représenter. Il y 
avait quelque chose de triste à voir un auteur, déjà cé- 
lèbre et populaire, arrivé à sa seconde jeunesse, dé- 
penser à ce libertinage la menue monnaie de son esprit, 
et essayer, à plus forte dose, sur le public des livres, ces 
escamotages qu'il appliqua si souvent au public des 
théâtres. Dans ces esquisses où la gaze était plu^ indécente 
que le nu, M. Scribe se faisait, en outre, le complice ou 
l'écho de fausses rumeurs, d'opinions fâcheuses qui 
allaient bientôt se traduire en désordres et en violences. 
Bans h Conversion j il attaquait la confession et le célibat 



1 



344 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

des prêtres ; dans le Tête-à-tête^ je retrouve ces lignes, 
qui donneront une idée de Tesprit du moment et de la 
façon dont H. Scribe le courtisait : 

Un postillon : — a Voilà la maison de campagne de 
(( Tarchevêque (Gonflans , à Mgr de Quélen), et à côté 
(( le séminaire : ils sont là une bande de malins qui 
(( s*en donnent joliment... Des séminaristes, il y en a 
(( partout, et heureusement, car toutes les routes qui 
« conduisent chez eux sont toujours soignées et ré- 
(( parées )» (nous le croyons bien : une route royale, à la 
porte de Paris! « Tenez, voilà les corbeaux qui sor- 
<( tenl... ôtez donc votre chapeau, not' bourgeois... 
(( Hein ! En vlà-t-il? sont-ils gros et gras ! tous jeunes 
« gens ! quels beaux soldats ça aurait fait pour Alger ! • 
(Juin 1850!) 

Quelques années après, H. Scribe publia dans le feuil- 
leton de la Presse une nouvelle intitulée Jxiiith ou une loge 
d'Opéra, qui se trouve aussi dans ce petit volume, et 
dont il fit plus tard, sous le titre de la Figurante (1858), 
un opéra-comique, mis en musique par M. Clapisson. Ce 
récit, dont Tauteur avait eu cependant assez de temps et 
de révolution pour réfléchir, nous montrait un jeune 
homme de haute naissance, neveu d*un prélat tout puis- 
sant à la cour, et que son oncle, en dépit d'une vocation 
militaire très-prononcée, voulait forcer à entrer au sé- 
minaire, sous prétexte qu'en 1829 TÉglise menait à tout 
et que Tépaulette ne menait à rien : comme si un jeune 
gentilhomme, un brillant ofQcier, plein d*esprit, de feu 
et, de bravoure, n*eût pas fait son chemin sous un régime 
qui combla de dignités et d'honneurs même les anciens 
généraux de l'Empire, et dont les homme d'État s'appli- 
quèrent avant tout et réussirent à se refaire une armée! 
On le voit, H. Scribe continuait, même aprè» coup, ces 



EUGÈNE SCRIBE. 315 

petites adulations au profit des lieux communs et des 
préjugés populaires : ce ne fut pas précisément héroïque, 
mais ce fut habile, et, encore une fois, cela se traduisait 
dans une langue qui n'avait que deux mots, deux syno- 
nymes : le public et le succès. 

Ce succès pourtant eut une ou deux années d'inter- 
règne et de lassitude après 1830. Le romantisme, qui 
ne s^appelait plus Ipsiboé ni Jean Sbogar, mais Gromwell 
et Hernani, menaçait d'envahir et de saccager des ses 
.rudes mains ce joli parc, éclairé au gaz, planté d'acajou 
et de palissandre, où une comédie musquée promenait en 
souriant ses amoureux en souliers vernis et ses ingénues 
à tablier de soie. La révolution politique hâtait et enve- 
nimait la révolution littéraire. Les grosses voix d'Ântony 
et de Buridan, mises au diapason de l'émeute, étouffaient 
les gazouillements légers de Frédéric et d'Henriette, de 
Gustave et d'Ernesline, de Halvina et de madame Pin- 
chon. Toujours docile au fait accompli, toujours prêt à 
suivre le goût public, parfaitement dégagé de toute doc- 
trine personnelle, aimant mieux tirer parti des événe- 
ments qu'en gémir ou leur résister, M. Scribe essaya 
quelques concessions, quelques échappées romantiques, 
ou, comme on dirait aujourd'hui, réalistes. Les vieux 
archivistes de théâtre se souviennent d'un certain drame 
de Dix Ans ou la vie d'une Femme, où l'auteur du 
Mariage de raison avait aventuré le talent de madame 
Dorval en des lieux où le marivaudage n'a rien à faire. 
Cette équipée lui réussit peu, et H. Scribe, averti par cet 
échec, trop ' spirituel pour récidiver, comprenant d'ail- 
leurs que les excès allaient mal à son tempérament, 
chercha et trouva une nouvelle issue. Il se dit, cette fois 
avec raison, que la fièvre romantique, comme la fièvre 
démagogique, n'aurait qu'un temps ; qu'il ne pouvait pas, 



346 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

en définitive» lui, le créateur, le représentant le plus 
exquis de la comédie bourgeoise, être détrôné par une 
révolution qui inaugurait ou précisait le règne de la 
bourgeoisie ; que ce n'était pas logique, et que la lo- 
gique, bien qu'elle n*eût pas toujours gourverné ses 
vaudevilles, devait gouverner le monde. Il ne s'agissait que 
d*imaginer d'autres cadres, de les élargir au besoin, 
d'appliquer les mêmes instruments d'optique à d'autres 
points de vue mis en relief par cette révolution, d'ajuster 
à la politique et à l'histoire ces procédés de réduction- 
ingénieuse et de contradiction piquante qui s'étaient 
primitivement exercés sur les illusions et les exagéra- 
tions du sentiment. Par respect pour ces nouveaux sujets, 
H. Scribe crut devoir monter en grade et passer au 
Théâtre-Français, où il n'avait fait jusque-là que de très- 
courtes haltes ; car Valérie n'existait que par la douce 
voix de mademoiselle Mars, etle jlfam^e d'argent (i828) 
n'avait obtenu qu'un médiocre succès. Dans Bertrand et 
Raton, YAmbitietiXy le Verre d*eau^ la Camaraderiey le 
FUs de Cromwellj la Calomnie, le Puff, H . Scribe crut peut- 
être s'être renouvelé, avoir changé et agrandi sa ma- 
nière : par le fait, il resta le même. Ses personnages, au 
lieu de se vêtir en banquiers, en militaires, en jeunes 
veuves, en pensionnaires, en tuteurs, en marraines, s'ha- 
billèrent en princes, en princesses, en hommes d'État, 
en ministres, en ambassadeurs. Us furent conduits par 
les mêmes ressorts pour arriver aux mêmes effets. Le 
roman, ou, pour parler plus juste, Vidéal politique et 
historique, joua ce même rôle sacrifié qu'avait précé- 
demment joué ridéal lomariesque. Ce n'étaient plus les 
songes radieux de la vingtième année, la poésie juvénile, 
l'exaltation du cœur, les élans de l'imagination, les mys- 
térieuses ardeurs de la passion ^ toutes ces belles et 



EUGÈNE SCRIBE. 347 

chères folies, que le spirituel auteur immolait sous forme 
d'un traité de paix entre le sentiment et le bon sens; 
c'était un mélange de crédulités et de croyances, d'er- 
reurs généreuses et de vérités générales, un ensemble 
d'aspirations, de doctrines, de souvenirs, assez vivace, 
assez absolu pour résister ou survivre à la défaite, que l'on 
offrait en sacrifice à un traité d'stlliance entre l'intérêt et 
le succès. École de sagesse, si l'on veut, mais aussi 
école de scepticisme, et, au fond, enseignement triste, 
spectacle pénible contre lequel protestent la conscience 
et l'âme pendant que l'esprit y adhère et s'y aniuse. Ces 
grandes, comédies (sans couplets) de M. Scribe ne sont 
pas très -vivantes ; elles sont encore moins gaies : le 
sourire y pince les lèvres, jamais ce bon rire épanoui 
et confiant que font éclater la comédie vraie et même 
— qu'on nous le pardonne ! — la bouffonnerie réussie. Il 
arrive toujours dans -ces pièces un moment, vers le 
troisième ou le quatrième acte, où une sorte de contra*' 
riété, sinon d'ennui, s'empare du spectateur, où l'on 
sent que le souffle manque, que toute l'habileté de l'au- 
teur échoue contre la sécheresse de son système et ne 
suffit plus à combler les vides qu'il a creusés. Ses bons 
mots, pris un peu partout, fatiguent à la longue comme 
des redites. Quant au style, nous n'en parlerons pas, de 
peur d'abuser du proverbe : les absents ont tort. En 
somme, malgré leurs ingénieuses allures, ces comédies 
n'ont pas plus de valeur littéraire que les vaudevilles de 
la première manière ; elles ont l'inconvénient d'être plus 
longues, et l'on n'y rencontre plus cette fraîcheur de 
ton, cet air de jeunesse, que, même en un genre faux, 
le talent sait toujours donner à sa première expansion, 
à ses floraisons printanières. Et cependant telle est la 
sûreté de main de M; Scribe, tel est le pouvoir du bon 



318 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

sens mis an senrice de l'esprit, telle est anssi la pauvreté 
du théâtre contemporain, que la plupart de ces ouvrages 
sont restés au i^pertoîre : l'on y revient, après avoir 
épuisé des programmes plus fastueux, subi des indivi- 
dualités plus superbes. Là encore, et pour la seconde fois, 
rheureuse étoile de H. Scribe Ta fait triompher par 
comparaison. Lors de ses débuts, il avait dû à Tinanité de 
la comédie dite de la Restauration de voir ses vaudevilles 
accueillis avec enthousiasme par les gens du monde et 
même par les lettrés, et salués comme la seule comédie 
du moment. Sous le régime suivant et jusqu'à la veille de 
la* Révolution de février, les défaillances, les apostasies 
ou les excès des romantiques le maintinrent ou le rame- 
nèrent au premier plan, sur cette scène où Ton nous 
avait promis des Shakspeare et où Ton nous donnait des 
Bur graves. Ce ne fut pas une des moindres singularités 
de notre époque féconde en surprises, que cet immense 
déploiement de forces conjurées pour révolutionner de 
fond en comble l'art dramatique, aboutissant aux triom- 
phes d'une jeune fille dans les tragédies de Corneille et 
de Racine et aux succès d'un auteur dont le genre pour- 
rait se définir l'antipode du romantisme. Puisque M. Scribe 
a réalisé, à son profit et à son honneur, le type long- 
temps fabuleux de Técrivain propriétaire, qu'on nous 
permette une comparaison qui ne nous éloignera pas 
trop de notre sujet et surtout de notre temps. Dans la 
littérature moderne, il nous fait l'effet d'un homme riche 
sans excès, sage sans génie, ne livrant rien au hasard, 
possédant une fortune bien nette en immeubles ou en 
rentes sur l'État, ne dépensant que son revenu, ayant 
un train de maison plus coni[ortable que magnifique, 
mais qui sera tel, dans un an, qu'il l'est aujourd'hui : ses 
équipages sont parfois un peu fanés, ses chevaux un peu 



EUGÈNE SCRIBE. 349 

vieux, son cuisinier se répète, les tenturcç de son appar- 
tement datent de la saison dernière ; ses habitués savent 
par cœur ses collections, ses tableaux et ses potiches : 
oui, mais tout cela dure et fait bonne contenance ; on est 
sûr, si Ton va lui demander à diner demain, de retrouver 
sa maison, ses gens, son argenterie et sa table à la même 
place. Pendant ce temps, les millionnaires poussent à la 
Bourse comme les champignons au soleil ; ces insolents 
favoris de la prime et de l'agiotage traitent notre homme 
de pauvre et de routinier : ils l'étourdissent de leur cli- 
quetis et l'éclaboussent de leur luxe : où est-il? on ne le 
voit plus, on ne le connaît plus; il a disparu dans ces 
tourbillons de poudre d'or : patience! un nuage crève, 
petite pluie abat grand vent : le tourbillon se dissipe : 
notre propriétaire est toujours là, souriant et paisible, 
et ceux qui se moquaient de lui sont à Clichy, à Hazas ou 
en Belgique : voilà l'histoire de H. Scribe : elle fait l'é- 
loge de son talent et de sa sagesse : elle fait surtout la sa- 
tire de ses contemporains. 

Parmi ces comédies en cinq actes pour lesquelles on 
m'aura peut-être trouvé trop sévère, il en est une pour- 
tant qui m'a toujours paru très-supérieure aux autres et 
qui n'a rien à démêler avec la politique et l'histoire : 
c'est Une Chaîne. Le sujet de cette pièce, pris au cœur 
même de la société et de ses misères, a été traité par 
M. Scribe avec une adresse inouïe, avec un remarquable 
mélange de hardiesse et de convenance : à tout moment, 
il semble que la comédie va tomber dans le drame, 
que le drame va se briser contre les récifs dont se 
hérissent ces dangereux parages. C'est là qu'excelle 
M. Scribe, et il faut même lui pardonner de s'exagérer un 
peu du côté où il excelle. Un coup de rame ou de gou- 
vernail donné à propos relève la barque au moment 

20 



350 CAUSERIES LITTÉRAIRES. . 

même où elle penchait sur le gouffre, sauve les passagers 
et épargne aux spectateurs la vue d'un naufrage. Si la 
pièce révélait quelque souci d'écrivain, si Thorizon s'ou- 
vrait et se rehaussait de temps à autre, si un semblant 
de poésie se mêlait parfois à ces réalités de la vie mon* 
daine, Une Cliaîne occuperait le premier rang dans le 
répertoire moderne. L'autre soir, en assistant à une re- 
présentation des Effrontés, de M. Emile Augier, joués, 
pour la cinquantième fois, devant une salle pleine, en 
retrouvant dans la partie dramatique et romanesque de 
' cette œuvre des points de ressemblance avec Une 
Chaîney]e me sentais, je l'avoue, fort disposée amnistier, 
que dis-je? à admirer cet ancien que nos nouveaux-venus 
les plus vantés imitent sans l'égaler, et je me demandais 
si la nouvelle école du bon sens ne fournirait pas, par ha- 
sard, après la comédie de la Restauration et la faillite du 
romantisme , un troisième sujet de parallèle tout à la 
gloire de M. Scribe. 

Après la Révolution de février, cette gloire eut encore 
une éclipse, et celle-là fut plus décisive. Celte fois, 
l'alliée, l'amie, la muse de M. Scribe, la bourgeoisie était 
vaincue, et de la plus sotte des défaites, celle que l'on 
s'attire par imprévoyance et que Ton subit par surprise. 
La démocratie entrait en scène, et, avec elle, un monde 
nouveau, très-peu sensible à Tart délicat qui débrouille 
les pelotons de fil, aimant autant les voir casser, prêt à 
demander aux auteurs plus de couleur que de nuances, 
plus de saillie que de souplesse^ des tons plus crus, des 
types plus accentués, une lutte plus brutale avec le réel, 
qui est au vrai ce que le corps est à l'âme. A dater de ce 
moment, M. Scribe nous échappe, non pas , hélas! qu'il 
ait cessé de produire, mais parce que ses productions 
n'ofBrent plus aucun trait, aucun caractère où puisse se 



EUGÈNE SCRIBE. 351 

rattacher une étude d'ensemble. Il persiste, il se prodi- 
gue, il écrit des rAles pouf mademoiselle Rachel, des 
comédies pour^ le Théâtre-Français, des pièces pour les 
théâtres de genre, des opéras pour Heyerbeer et pour 
Auber. Son nom se multiplie sur les affiches et au bas 
des feuilletons ; mais le charme est rompu ; les attractions 
magnétiques qui ont si longtemps existé entre le public 
et lui n'agissent plus qu'à de rares intervalles : on dirait 
un magicien, un Robert-Houdin dramatique, ayant vidé 
son sac à mali^ces et répétant ses tours, de mémoire, 
pendant que les 'curieux gagnent la porte et que la salle 
se vide. M. Scribe aurait pu peut-être retarder cette dé- 
cadence, ranimer sa verve, donner du moins, en guise 
de succès, plus de^ignité à cette phase de sa carrière s'il 
était enfin sorti de son indifférence, sf, prenant parti pour 
la société menacée, il avait flagellé de ses bons mots les 
mensonges et les ridicules révolutionnaires. Il ne parut pas 
y songer, et il eût souri sans doute si on y avait songé pour 
lui. Au plus fort des tempêtes socialistes, il fit jouer 
Adrienne Lecouvreui\ un drame où l'actrice domine la 
duchesse, où la noblesse de France, personnifiée dans 
une anecdote apocryphe, est livrée à l'indignation et aux 
risées de la foule. Plus tard, il écrit les Doigts de Fée^ 
une comédie qui apprend aux duchesses pauvres à se faire 
couturières riches afin d'épouser leurs cousins, et qui 
sollicite aux dépens de la noblesse de province les mêmes 
éclats de rire qu* Adrienne Lecouvreur aux dépens de 
la noblesse de cour et d'ancien régime. Bientôt M. Scribe 
expie ces derniers succès, d'assez mauvais aloi. La C%arine^ 
la Fille de trente ans^ les Trois Maupin^ Feu Lionel^ 
Manon Lescaut, sont les Pertharite et les Agésilas de 
cette liste qui ne compte pas de Cinna ni de Polyencte, 
mais ((ui se rattrape de la qualité sur la quantité. Le 



352 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

dirons-nous ? les bravos prodigués, comme par pressen- 
timent, huit jours avant sa mort, à sa dernière pièce, à 
la Circassienne, ne diminuent pas, bien au contraire, le 
sentiment pénible que nous inspire le déclin de cette 
carrière. Nous ne partageons point l'opinion de ceux qui 
signalent comme un suprême bonheur de cette heureuse 
existence cette mort soudaine, repentinam inapinatam- 
que y cette gloire d*être mort debout, un manuscrit de 
théfttre dans une main, un laurier de théâtre dans Tautre. 
11 ne s'agit pas d'invoquer ici ces vérités chrétiennes, 
auxquelles l'incrédulité elle-même rend un hommage 
involontaire, en désirant mourir sans avoir le temps 
de s'en effrayer. A tous les points de vue, ne fût-ce 
que par respect pour cette intelligence, pour cette 
ftme, émanation divine de l'être divin, par égard pour 
cette gravité de la vieillesse et de la mort, qui n*admet 
pas le vaudeville en cheveux blancs , il est triste de 
s'être amusé à habiller M. Hontaubry en femme et à 
exhiber le personnel d*un sérail peu d'heures avant celle 
où tout finit, où tout commence. N'insistons pas : 
M. Scribe, si bon, si obligeant, si serviable, menant 
une vie si honorable et si bien réglée, intéressé dans 
toutes les bonnes œuvres par une douce et charmante 
influence, méritait mieux que cela : il méritait d'avoir 
quelques années, quelques mois du moins de recueil- 
lement et de repos entre la vie et la mort, entre la co- 
médie et dénoùment. 

Cette pensée mélancolique ne doit pas nous rendre in- 
juste envers une partie du répertoire de Scribe, que nous 
avouons placer très-haut dans Tensemlile de ses ouvrages. 
Puisqu'il est bien convenu qu'en parlant de lui on ne 
parle pas tout à fait littérature, qu'aucune de ses œuvres 
n'a de valeur littéraire dans la complète acception du 



EUGÈNE SCRIBE. 353 

mot, pourquoi nous interdirait-on, un peu au-dessous des 
vaudevilles de son bon temps, une préférence pour ses 
poèmes d*opéra et d'opéra-coraique? Ils renferment, nous 
le savons bien et il le savait aussi, d'incroyables li- 
cences de versification et de grammaire, dont il riait tout 
le premier ; ils s'accordent assez mal avec un idéal d'aca- 
démicien. Académicien! M. Scribe aurait pu dire en va- 
riant le mot de M. Michaud marié : a Je le suis si peu ! » 
En revanche, ils sont admirablement conçus, distribués 
et coupés, non-seulement pour éveiller la verve du com- 
positeur, mais pour soutenir ou exciter l'intérêt du pu- 
blic. Robert'le-Diable, les Huguenots^ la Juive, la Muette, 
le Prophète, et, dans un genre plus badin, la Dame-' 
Blanche, Fra-Diavolo, la Fiancée, le Domino noir, les 
Diamants de la Couronne, intéressent ou amusent par 
eux-mêmes, et pourraient presque se jouer sans musique, 
s'il le fallait absolument. Je n'ose pas dire à quel point 
Robert'le-Diable, entre autres, me semble un chef-d'œu- 
vre, tout en reconnaissant que Heyerbeer n'y a pas nui. 
Là H. Scribe est sans rival, et, pour apprécier sa supé- 
riorité, il suffit de lui comparer tout ce qui s'est écrit 
d'insipide dans ce genre avapt, pendant et après lui. Dans 
ces pièces, outre le mouvement, Tintrigue, les incidents, 
les situations, l'art de tenir sans cesse la curiosité en 
éveil, de s'embarrasser à plaisir pour se débrouiller à 
souhait, on sent, pour ainsi dire, une vitalité musicale si 
puissante, que même les profanes, comme nous, com- 
prennent le parti qu'a dû en tirer le compositeur, et ne 
pourraient plus se figurer cette musique séparée de ces 
paroles. Nous serait-il possible d'indiquer cette impres- 
sion souvent ressentie, sans saluer d*un hommage la fra- 
ternelle alliance, si profitable à nos plaisirs, la collabo- 
ration presque toujours heureuse de MM. Scribe et 

M. 



554 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

Auber? Pendant trente-huit ans, de la Neige à la Circas- 
sienne, ces deux inspirations ont été presque insépara- 
bles et elles se sont constamment porté bonheur. Ces deux 
esprits sont si bien acclimatés Tun àTautre, qu'on les dis- 
tingue à peine dans l'œuvre commune, et que Ton se de- 
mande si ce n'est pas le musicien qui a écrit et Técrivain 
qui a chanté : même absence de passion et de poésie, 
même note railleuse, se mêlant à tout propos aux senti- 
ments tendres ou aux émotions dramatiques; même 
haine des formules pédantes, des Tannhauser de la litté- 
rature et de la musique ; même bonhomie spirituelle et 
narquoise; même talent d'amuser sans éblouir, de plaire 
sans agiter, de donner de bonnes soirées sans mauvaises 
nuits; chez tous les deux, un je ne sais quoi de sveHe, 
d'ingénieux, de leste, de pimpant, aussi éloigné du violent 
que du sublime, aussi à l'aise avec les cavernes de bri- 
gands qu'avec les caquetages de salons, et prêt, s'il le 
faut, à faire un salon d'une caverne, à faire chanter et 
danser un bandit comme un homme du monde ; qualités 
toutes françaises, exclusivement françaises, et par cela 
même universelles, puisque le génie français, par sa grâce 
cxpansive, accommodante etéamilière, a le don de pénétrer 
et de séduire ceux qui s'en éloignent le plus et qui sem- 
bleraient devoir lui être le plus antipathiques; témoin les 
Allemands, passionnés pour la musique de M. Auber et 
même pour les pièces de M. Scribe, que le grave et savant 
Sdilegel préférait germaniquement à Tartuffe et au Jtfî- 
santrope. Ne terminons pas ce chapitre sans exprimer le 
regret que M. Scrihp n'ait pas été le librettiste de Rossîni. 
S'il avait écrit les paroles de Guillaume Tell^ le succès de 
cette partition merveilleuse n'eût pas été entravé et re- 
tardé par un poème idiot, et peut-être le' maître immortel 
ne fât-il pas rentré sous sa tente, avant quarante ans, dans 



EUGÈNE SCRIBE. 355 

toute la force de l'âge et du génie, le lendemain de son 
chef-d'œuvre. 

Maintenant, que peut-on, que doit-on conclure de cette 
rapide esquisse? Une conclusion serait difficile, une ap- 
préciation ne pourrait être qu'incomplète. M. Scribe n'a 
été ni un poète ni un écrivain que Ton puisse juger d'a- 
près les conditions ordinaires. On a classé, subdivisé de 
bien des manières les hommes dont la pensée se mêle 
avec plus ou moins d*autorité, de séduction et d'influence, 
à la pensée de leur temps ou de tous les temps, de leur 
pays ou de tous les pays. Il y aurait lieu peut-être de les 
partager en trois ôlasses ; ceux qui s'isolent et se renfer- 
ment dans leur œuvre, l'élaborent lentement, s*y incarnent 
à force de patience et de génie, lui donnent une immense 
valeur intrinsèque^ en font un monument de l'intelligence 
et forcent le public à venir les y chercher ; travail long, 
chanceux, difficile, mais qui, lorsqu'il s'accomplit, réa- 
lise, dans son idéal le plus élevé, le type de l'écrivain, 
l'action d'une âme sur toutes les âmes . Il y a ensuite 
l'homme qui, sans complaisance comme sans dédain pour 
la foule, fidèle aux grandes lois de l'art, aux vraies no- 
tions du beau, aux r.echerc);ies patientes du détail et du 
style, jaloux de donner à son ouvrage le degré de correc- 
tion ou de perfection qu'il croit pouvoir atteindre, n'ab- 
diquant jamais sa physionomie personnelle, se soumet 
pourtant à un contrôle, à un contact fréquent avec ses au- 
ditoires ou ses lecteurs*, étudie, consulte le goût public 
pour le dompter, le guider ou l'assouplir, et, imposant à 
la foule plus de concessions qu'il ne lui en fait, trouve 
dans cette espèce de royauté représentative l'élément d'un 
succès légitime et durable. Il y a enfin l'homme qui, peu 
soucieux de la ciselure, médiocrement épris de Tidèal et 
du beau, admirablement organisé pour le travail expédi- 



356 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

tif et la production facile, merveilleusement doué de qua* 
lités secondaires, mais innombrables, dont Fensemble 
forme la collection ou le miroir de milliers d'esprits prêts 
à se reconnaître et à se complaire dans le sien, s'infuse 
dans la pensée générale, s'identifie avec la société de 
son époque, avec les goûts de ses contemporains au 
point d'y perdre sa valeur précise, de ne plus offrir 
aux regards de contours bien arrêtés, d'œuvre bien 
distincte, mais de regagner on revanche tous les avan* 
tages que cette assimilation assure au chef de la com- 
munauté. Il cesse d'être un écrivain sui generis pour de- 
venir quelque chose de moins et de plus; une force, une 
puissance, un instrument de propagande populaire, vi- 
vant de la vie collective et imprimant à cette vie ses pro- 
pres trésors de fécondité, d'activité, d'impulsion. Tel est 
M. Scribe. Jugé isolément, aucun de ses ouvrages n'a 
d'importance et ne mérite d'être placé haut dans la hié- 
rarchie littéraire : réunis, ils s'appellent le théâtre de 
Scribe, c'est-à-dire un œuvre et un plaisir qui ont pris les 
proportions d'une gloire et d'une richesse nationales. 
C'est un régiment démocratique^ dont le colonel n'est pas 
mieux vêtu que ses soldats, mais qui n'en a pas moins 
fait le tour du monde comme les drapeaux d'Aréole et 
d'Aboukir. A Paris, dans certains centres de bel esprit et 
de littérature, tel critique méticuleux ou profond a pu 
faire en masse le procès des œuvres de H. Scribe, réduire 
à néant son talent et son répertoire, se moquer agréable- 
ment de son style, signaler ses <?et;ue5 historiques et gram- 
maticales ; mais faites un voyage à' Saint-Pétersbourg ou 
à Philadelphie, à Stockolm ou à Calcutta : partout ou vous 
rencontrerez un théâtre, fût-ce une masure avec deux pa- 
ravents pour décor et un flageolet pour orchestre, vous 
trouverez le nom, les pièces, les couplets de H. Scribe. A 



EUGÈNE SCRIBE. 357 

Télranger, on lui attribue les ouvrages mêmes qu'il n'a 
pas écrits, comme on attribuait à H. de Talleyrand les 
bons mots qu'il n'avait'pas dits: usurpation légitime et ca- 
ractéristique, qui prouve que, dans l'opinion universelle, 
H. Scribe, comme les vieux types de l'ancienne comédie, 
n'était plus un individu, mais un symbole, la personnifia 
cation de Tesprit français dans ses rapports avec le théâ- 
tre, le vaudeville fait homme et parcourant d'un pied 
léger le monde moderne pour le distraire de ses affaires 
et de ses ennuis. Le domaine de tout auteur célèbre a sa 
surface et sa profondeur, et souvent la surface est d'au- 
tant plus petite, que la profondeur est plus grande. Chez 
H. Scribe c'est le contraire : la profondeur est impercep- 
tible ; la surface est immense. 

C'est surtout de H. Scribe que l'on a pu dire que sa 
vie était tout entière dans ses ouvrages : il y aurait de 
l'injustice à ne pas faire remarquer tout ce que cette dis- 
crétion, cette réserve, ces habitudes d'ordre et de régula- 
rité ont ajouté de valeur et presque de sérieux y cette 
vie, enfermée, semblait-il, dans les choses de théâtre, 
absorbée dans ces futilités brillantes. Là encore et par 
l'effet des contrastes et du voisinage, la juste considéra- 
tion obtenue par M. Scribe s'accroissait de tout ce que 
perdaient des célébrités plus ambitieuses, des génies plus, 
grandioses, tombés du haut de leurs rêves superbes dans 
toutes les misères d'une existence déréglée, discrédités 
par leurs efforts mêmes pour rester populaires, pour ra- 
mener sans cesse et réveiller l'attention publique autour 
de leur nom, pour nous mettre dans. le secret, non-seule- 
ment de leurs œuvres et de leur talent, mais de tous les 
détails de leur intérieur, de tous leurs portraits de fa- 
mille, de tous les souvenirs de leur enfance, de tous les 
faits et gestes de leur vie privée. Chose remarquable ! 



358 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

H. Scribe, homme de théâtre, c* est-à-dire ayant demandé 
ses succès à un genfe qui n'existe que par son contact 
avec le public; qui constitue forcement une sorte d'exhi- 
bition et d*estrade permanente, a su se maintenir dans 
cette pénombre discrète, aussi favorable à la dignité de la 
vie qu'à la fécondité du travail, aussi propice à la coquet- 
terie qu'à la pudeur : il a su garder sa personne et ne se 
livrer que dans ses ouvrages : et, pendant ce temps, des 
renommées acquises dans un ordre de littérature plus 
élevée, plus méditative, mieux accoutumée aux silencieux 
hommages de la lecture, s'éparpillaient en plein vent et 
contractaient ce je ne sais quoi de théâtral qui met un 
personnage à la merci de la curiosité banale des indiffé- 
rents et des badauds. H. Scribe n'a jamais publié, que 
nous sachions, ni manifeste, ni mémoires, ni confidences, 
ni préface. 11 n'a jamais pris la plume pour formuler ses 
théories ou pour expliquer ses œuvres. Dans l'intérêt de 
son amour-propre comme de tout le reste, il fit du public 
son clîargé d'affaires. Longtemps même, il' s'abstint de 
lire les innombrables articles où Ton parlait de lui, et, s'il 
finit, dit-on j par déroger à cette excellente habitude, ce 
fut dans ces dernières années, pendant cette phase cri- 
tique où les vaudevillistes de Paris peuvent ressembler 
aux archevêques de Grenade. Ce n'est pas tout, et il man- 
querait un trait essentiel à cette physionomie , si nous 
n'ajoutions à cet essai d'étude littéraire et morale un mot 
d*arithmétique. Tandis que l'argent se fondait dans d'au- 
tres mains tout aussi productives, tout aussi largement 
payées que les siennes, H. Scribe comprenait et prati- 
quait, avec honneur et bonheur, ces conditions nouvelles 
de la société moderne, qui, isolant chaque classe dans 
Tétat et chaque individu dans sa classe, délivrant Thomme 
de lettres de tonte dépendance, mais le privant de lout 



EUGÈNE SCKIBE. 559 

patronage, lui défendent de se conduire désormais avec la 
prodigalité ou l'imprévoyance d'un pupille surveillé par 
ses tuteurs et rengagent à s'occuper lui-même de ses in- 
térêts et de sa fortune. 11 sut s'appliquer et appliquer aux 
autres la loi du travail conduisant à la richesse, l'emploi 
delà richesse acquise par le travail, et se déversant, à son 
tour, sur les pauvres, sur les naufragés, sur ceux qui, 
plus malheureux ou plus faibles, ont défailli et sont tom* 
bés en chemin, La bienfaisance, toujours si douce à exer- 
cer, l'est mille fois plus encore lorsqu'elle opère sur l'ar- 
gent que l'on a vaillamment gagné , qui représente pour 
nous notre pensée, notre œuvre, les peines et les joies de 
la création intellectuelle : cet argent est iriieux à nous ; 
nous l'aimons davantage, et nous avons, par conséquent, 
plus de plaisir à le donner. Il nous semble qu'en l'offrant 
à ceux qui souffrent nous leur offrons quelque chose de 
nous-mêmes, un peu de notre esprit et de notre âme, et 
que cette intime union qui s'établit entre le bienfaiteur et 
l'obligé en devient plus étroite et plus tendre. Ce n'est 
plus une aumône, c'est un partage, admirablement con- 
forme à la laborieuse destinée de l'homme en ce monde 
et à l'égahté chrétienne du riche et du pauvre devant 
Dieu. Pour M. Scribe surtout, si fécond et si constamment 
applaudi, ce plaisir de donner greffé sur la joie de réussir, 
cette consécration du succès répondant tout ensemble 
aux satisfactions légitimes, de l'amour-propre et aux élans 
chaleureux de la charité, ces contributions volontaires 
levées chaque soir sur l'oisiveté par le travail au bénéfice - 
de l'indigence, durent être la source de jouissances ex- 
quises. Non-seulement il fît le bien, mais il l'organisa : 
transportant dans cette sphère cet esprit vif et délié qui 
avait si bien prospéré ailleurs, il créa, entre autres, cette 
Société des auteurs dramatiques, qui est, dit-on, le mo- 



360 CAUSERIES LITTÉRAIRES. 

dèle du genre, le triomphe du théâtre dans ses rapports 
avec les affaires. Grâce à lui, les auteurs seront désormais 
obligés de le faire exprès pour finir à lliôpital, et, ce qui 
vaut mieux encore, ils échapperont à ces humiliations qui 
abaissaient autrefois le poète devant Tacteur et rendent si 
comiques éi si tristes certaines pages de Gil Bios. Pour- 
quoi faut-il que les meilleures choses humaines, quand 
elles ne sont qu'humaines, aient leur côté vulnérable ? 
Cette organisation administrative et commerciale de Fart 
dramatique, avec règlements, patentes et conseil judi- 
ciaire, donne parfois à cette partie de la littérature, et, 
par contagion, à la littérature tout entière, un air de res- 
semblance avec la Bourse ou le tribunal de commerce. 
La propriété d une idée, le revenu d'une scène, l'usufruit 
d'un couplet étant traduisibles en bons écus sonnants, 
deviennent aussi matière à des débats, à des calculs où 
l'art et l'idéal sont nécessairement un peu sacrifiés. On 
se demande alors si le Parnasse (vieux style) est une mon- 
tagne de la basse Normandie, et Ton s'étonne de la quan- 
tité de procès que peut renfermer un vaudeville. Ces 
mœurs de comptoir et de basoche alourdissent l'inspira- 
tion, gênent l'essor de la Muse, ôt^nt an métier des let- 
tfes cette liberté d'allures, cette insouciance des intérêts 
matériels, qui figuraient autrefois parmi les attributions 
du talent; mais que voulez- vous? H. Scribe est de son 
temps : il en a connu et flatté les instincts : il a voulu 
qu'un art bourgeois, destiné à une société bourgeoise, fât 
bourgeoisement enrichi par elle, et il a fait faire à la lit- 
térature un mariage de raison. C'est le complément natu- 
rel d'un théâtre fondé sur l'alliance de l'utile et de l'agréa- 
ble : Utile duki. 

Nous nous sommes efforcé, dans tout le cours de cette 
étude, de rester impartial, et, l'avouerons-nous? de lutter 



. EUGÈNE SCUIBE. 5GI 

contre un sentiment qui n'est pas de l'antipathie, mais de 
l'indifférence. On peut rendre justice à une vie honorable 
et active, à une série d'œuvres .ingénieuses et amusantes, 
à un talent remarquable par l'heureux équilibre et l'ha- 
bile emploi denses facultés, sans se croire obligé, pour 
cela, de brûler ce que l'on a adoré, d*adorer ce que Ton 
a brûlé, d'oublier que Ton a aimé, admiré, espéré tout 
autre chose que ce que ce talent a pratiqué et servi. Les 
années décisives de not|re jeunesse se sont passées à pour- 
suivre un idéal, à croire aux promesses d'un art diamé- 
tralement contraire à celui du Bertrand et Raton ou du 
Verre d'eau, et dont le naufrage a fait la place si large au 
théâtre de M. Scribe. D'un côté, l'enthousiasme poétique, 
le lyrisme passionné, l'aspiration ardente vers les espaces 
infinis, vers les cimes inconnues, le goût des aventures 
et des sentiers difficiles, la confiance en des forces nou- 
velles qui allaient, pensions-nous, régénérer et retrem- 
per, dans toutes leurs profondeurs, la vie intellectuelle 
et sociale, la philosophie et l'histoire, la poésie et la cri- 
tique, la littérature et le monde ; de l'autre, le chemin 
battu, l'ironie enjouée, le sourire sceptique aux dépens 
de tous les efforts de l'homme vers quelque chose de plus 
grand que lui , une main légère accrochant les grands 
effets aux petites causes , un dissolvant imperceptible, 
*mais actif, appliqué à toutes les facultés admiratives, à 
tout ce qui console du mal et du vulgaire par le pressen- 
timent de l'idéal et du mieux ; la poésie métamorphosée 
en un songe de pensionnaire, la passion tournant dans 
un cercle étroit, soulevant et apaisant ses tempêtes dans 
une pièce d'eau ; le culte du succès, du fait accompli ; le 
soin d'ajuster aux nécessités de la vie, aux laideurs de la 
réalité l'intelligence et le cœur. Entre ces deux inspira- 
tions opposées notre choix est fait et nous y persistons : 

11 



562 CAUSERIES LITTÉKAIRES. 

l'une a réussi, Tautre s'est égarée, peu importe : le procès 
n'est pas vidé, parce que l'une des deux parties a com- 
promis sa cause par ses égarements et ses folies. Nous 
avions rêvé, soit; mieux valait le rêve que le réveil. 
Était-ce un rêve d'ailleurs? Etait-ce un mensonge? De ce 
que la société moderne n'a pas été plus capable de porter 
le romantisme que le libéralisme, de ce qu'elle a laissé 
sombrer Tun dans le matérialisme réaliste et l'autre dans 
la démocratie servile, doit-on en, conclure que le roman- 
tisme vrai, que le libéralisme sincère, étaient des erreurs 
et des chimères ? Parce qu'il ne nous est resté que le 
corps, doit-on dédaigner et insulter l'âme? Doit-on sur- 
tout s'incliner à jamais devant ce que l'on nous a donné 
à la place de ces chers et nobles objets de nos premières 
amours, de nos jeunes espérances? Non : il faudrait 
désespérer de toute croyance, étouffer la voix intérieure 
qui nous pousse vers le beau et vers le bien, anéantir en 
nous cette mystérieuse inquiétude qui est notre supplice 
et notre force, s'il suffisait du fait pour détruire l'idée, 
s'il suffisait des extravagances et des fautes de quelques 
esprits superbes, prêtres apostats de leur propre culte, 
pour renverser le temple ou l'ouvrir aux débitants d'ima- 
ginations au rabais, d'inventions réglées d'après l'ordon- 
nance d'une société qui ne sait plus ni aimer, ni rêver, ni 
croire, ni même se tromper noblement. C'est pourquoi 
soyons sans rancune envers la mémoire d'un homme ai- 
mable ; lenons-lui compte des bons moments que nous 
devons à son infatigable esprit : applaudissons même, de 
temps à autre et sans trop de conséquence, ses agréables 
pastels, avant que les variations du goût public aient 
achevé de les effacer ; mais relisons Corneille et Shak- 
speare, Polyeucte elle tioiLeur; n'oublions pas, n'oublions 
jamais que celui-là seul satisfait aux grandes et vraies 



EUGE.NE SCRIBE. 365 

conditions de l'art, qui, au lieu de l'abaisser à notre ni- 
veau et de le rendre notre complice, nous prend dans 
notre petitesse et dans notre misère pour nous élever vers 
lui au nom de la beauté suprême, de la vérité immor- 
telle. 



FIN 



TABLE 



I. — llippolyte Rigault. — M. Cuvillier-Fleury i 

II. — Madame Swetchine et M. de Failoux 51 

III. — M. Victor Cousin ; 55 

IV. _ M. Guizot 65 

V. — MM. L. de Gaillard et Cli. de Mazadc 75 

VI. — M. Edmond About % 

VII. — MM. de Larcy et P. Mesnard 105 

VIII. — Royer-Collard 116 

- IX. — M. L. Vitet 127 

X. — Le marquis d'Argenson 137 

XI. — MM. Saint-Marc Girard in et Prévost-Paradol 148 

XII. — M. Paul de Molènes 159 

XIII. — Le général Moline de Saint-Yon 170 

XIV. — M. Alfred Nettement 181 

XV. — Le R. P. Xiivicr de Rjivipiuiii 200 

XVI. — Chateaubriand et M. Sainle-Reuve 223 

XVII. — M. Edgar Quinet 255 

XVIIl. — MM. Taine et Louis Ratisboime 265 

XIX. — M. Victor de Laprude 274 

XX. — MM. Paul Perret et Paul DeltuC 2«i 

XXI. -— M. Octave Feuillet, auteur dramatique 204 

XXII. — M. Louis Veuillot 317 

XXIII. - Eugène Scribe 3*0 



1- I \ U i: LA r A U 1. K